Barge débarque au Chien rouge !
C’est la fête ! Les éditions du Chien rouge rééditent Barge, petit bouquin déjà culte, intime et percutant, autour de la santé mentale et de la psychiatrie. Entretien avec l’autrice, suivi de morceaux volés.
Barge, c’est le récit de H.K, qui, dans sa vingtaine, a traversé trois épisodes de bouffées délirantes. Nouveau Messie, elle est chargée de répandre l’anarchie sur terre, de manière douce et non violente. Pour ce livre, elle puise dans ses carnets, son dossier médical et des lettres de proches pour raconter sa folie, ses rechutes et son rétablissement. Et dire comment, grâce aux rencontres et aux collectifs, elle politise son histoire personnelle et le rapport à l’institution psychiatrique. D’abord auto-édité par l’autrice en 2019, Barge a connu un succès impressionnant. Aux éditions du Chien rouge, on est très heureux·ses de lui permettre de vivre une nouvelle vie en le rééditant à l’identique. Le livre, en prévente à prix réduit en nous écrivant (abonnement@cqfd-journal.org), sort le 26 janvier en librairie ! Mais en attendant, la parole est à l’autrice !
Tu as sorti la première édition de Barge en 2019. Peux-tu revenir sur ce qui a déclenché l’écriture du bouquin ?
« Cela faisait une dizaine d’années que je racontais des bouts de mon histoire, dans des brochures ou lors de rencontres autour de la psy organisées avec le collectif Crazy Horde1 à Toulouse. Le fait que mon amoureux se lance dans un film sur son histoire à lui2 m’a donné de l’élan pour assumer un récit de moi un peu plus complet. Comme lui, je ne visais pas tant l’autobiographie que de donner à comprendre et ressentir les états aigus qu’on peut traverser lors de bouffées délirantes. Depuis ma place, avec mes mots et mes convictions. »
Ces dernières années, les questions de santé mentale et les témoignages de personnes concernées par des troubles psy se multiplient dans les médias. Est-ce que tu y vois une forme de déstigmatisation de la folie ?
« Les témoignages à la première personne se multiplient et reçoivent plutôt un bon accueil, et c’est tant mieux. On peut trouver plein d’explications à cela : le champ ouvert par les réseaux sociaux pour l’expression de soi et la reconnaissance d’un vécu commun, l’impact des crises liées au Covid sur la santé mentale de la population générale, la présence croissante de personnes concernées dans les instances de la démocratie sanitaire3 (au sein des conseils locaux de santé mentale, des commissions de représentants des usager·es, lors de colloques, etc.). Mais il me semble important de pointer un travers de ces avancées dans la déstigmatisation : le propos y est souvent formaté pour correspondre aux besoins des plateformes (contenu catchy et parfois stéréotypé, montage ultra cut, peu de place pour l’analyse longue,etc.). »
Ce qui dépolitise la question de la santé mentale ?
« On met surtout en avant les individus et leur diagnostic, rarement les collectifs et leurs dynamiques, alors que la solidarité et l’entraide sont primordiales pour aller mieux. On passe souvent sous silence les paramètres économiques, politiques et sociaux qui font qu’on va mal, et les inégalités sociales de santé qui obèrent aussi nos parcours de rétablissement. Comme si la santé mentale était avant tout une question individuelle, et qu’avec le bon parcours de réhabilitation, de la méthode et un peu de bonne volonté, c’était à la portée de chacun·e de se rétablir… C’est pour ça que découvrir le collectif britannique Recovery in the Bin [Le Rétablissement à la poubelle], pour qui il n’y a pas de rétablissement sans justice sociale, m’a mise en joie. Ça me semble aussi important de rappeler que tout le monde n’a pas les moyens de raconter son histoire : il faut de l’assurance et de la confiance en soi pour se sentir légitime de prendre de la place avec sa propre histoire – ça peut être plus compliqué si l’on appartient à une catégorie de population minorisée ; il faut un capital financier, un accès aux moyens de production et de diffusion… Heureusement que des dispositifs comme les bibliothèques vivantes4 tentent de remédier à cela. »
Tu as déjà autodiffusé près de 4 000 bouquins, mazette ! Est-ce que tu peux revenir sur les moments forts des présentations ?
« J’ai moi-même été surprise par le succès du livre. J’y vois la puissance du bouche-à-oreille, la force du réseau construit au fil des ans, ainsi que le soutien de certaines librairies (Terra Nova à Toulouse, Terre des Livres à Lyon, L’Hydre à Marseille : big up !). J’avais écrit Barge pour ouvrir des espaces de discussion autour de la folie et de son accompagnement, et j’ai fait une trentaine de dates depuis la sortie du livre, dans plein de lieux différents. À chaque fois, c’était riche et intense. Le moment le plus fort pour moi reste certainement la présentation aux Tanneries à Dijon, parce qu’il y avait mes parents mais aussi des habitant·es qui m’avaient connue bien délirante à l’époque. »
Tu es aujourd’hui paire-aidante dans un hôpital psychiatrique (HP). Est-ce que tu peux nous en dire plus ?
« C’est à la suite d’une lecture de Barge que j’ai été embauchée par une nouvelle équipe de psychiatres du petit HP de Lavaur (Tarn). Elle tente de changer les pratiques de soin en s’inspirant de la psychothérapie institutionnelle, de la psychiatrie communautaire et de la phénoménologie. Il y a de la place pour inventer, ouvrir des espaces moins conventionnels. Je tiens la bibliothèque et l’infokiosque, je facilite un groupe de parole sans soignants, je coanime l’atelier journal et le groupe de travail sur les directives anticipées, je participe à un projet de recherche sur le rétablissement dans la schizophrénie, j’accompagne des personnes en individuel aussi… c’est vraiment très riche. Y compris dans les questions politiques que ça me pose, des compromis que j’accepte de faire et pourquoi. Ce boulot d’intervenante-paire est encore en cours de définition au niveau national, et c’est très stimulant de le construire au quotidien. En ce moment je travaille sur la question de la sexualité des personnes pendant leur hospitalisation, qui a évidemment été un enjeu important pour moi à l’époque. Je me sens portée par cette continuité de sens, même si c’est loin d’être reposant ! »
Propos recueillis par Cécile Kiefer
Morceaux volés « 19 décembre 2000. Centre hospitalier universitaire de Dijon – Consultation de psychiatrie. Jeune fille de 21 ans venue aux urgences accompagnée par son père après une fugue. – contact difficile – regard fixe – défaut d’hygiène Dit être hospitalisée « pour faire une pause ». « Je suis un peu nymphomane, c’est-à-dire attirée par les relations humaines ». Ne se sent pas angoissée, n’a pas conscience de présenter un comportement anormal. À la fin de l’entretien, le contact est un peu meilleur. Elle me dit « entendre des voix qui lui parlent, des paroles d’amour ou des injures ». Cela a débuté cet été.
— – Le Zyprexa, il m’a bourré du coton dans le cerveau et de la mollesse dans le corps. Il a assez vite étouffé, telle une couverture humide, les flammes rugissantes de mon délire. Il a soufflé sur mon élan vital comme on éteint une chandelle.
— –
2002, c’est l’année des manifs contre Le Pen au deuxième tour, Dijon qui grouille, des assemblées sur les places publiques. Le chaos semble possible, c’est terrifiant et excitant à la fois. Je suis souvent au squat des Tanneries et au local libertaire, à zoner, à me taper l’incruste. Mes phrases sont tordues, mais pas plus que les messages des militants qui me semblent codés. Je crains les trahir en les regardant en face : les flics pourraient, via mes yeux-caméras, photographier leurs iris et les ficher. Lors d’une manif de nuit, sur les grands boulevards, ma tête est envahie par des injures racistes, et dans mon champ de vision apparaissent des surimpressions de croix gammées, de flammes du Front National. C’est la panique. Sans doute a-t-on vendu l’accès de mon cerveau à l’ennemi, qui profite ainsi d’un émetteur surpuissant, universel, puisque tout le monde, et j’entends bel et bien par là tous les habitants et habitantes de la planète, voient ce que je vois et entendent ce que je pense. »
1 Le collectif Crazy Horde a mené de nombreuses actions autour du soin et de la psychiatrie : ateliers, infokiosque, projections, théâtre de l’opprimé·e, et animé l’émission Crio Cuervos sur Canal Sud.
2 Le Grand Ordinaire (2019) de Mathieu Kiefer. Pour voir le film, rendez-vous sur legrandordinaire.com.
3 Participation des patients et des citoyens aux politiques de santé et à leurs institutions.
4 Dispositif permettant à une personne du grand public de découvrir l’histoire d’une personne minorisée, dont le récit est incarné par un·e lecteur·ice. Lire « Les bibliothèques vivantes : provoquer la rencontre pour lutter contre la stigmatisation en santé mentale », site du Centre ressource réhabilitation et remédiation cognitive (30/07/2021).
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