Écœurés par les méthodes de Vincent Laarman, businessman français à la tête d’un empire de lettres d’information installé en Suisse, ses employés dénoncent à Blast les procédés utilisés par ses sociétés : techniques de manipulation, tunnels de vente et infolettres écrites par des amateurs permettent de réaliser des profits astronomiques.
Bienvenue à Vivara ! Pour fêter ses 103 millions d’euros de chiffre d’affaires, Publishing Factory a convié à l’été 2022 ses employés à un team building sur cette micro-île posée dans la baie de Naples. Un clin d’œil à leur maison-mère, elle-même nommée Vivara, spécialisée dans la production de lettres d’information qui mêlent complotisme, médecines alternatives et cryptomonnaies
Preuve du franc succès de l’entreprise qui les emploie, les salariés sont choyés : ils se sont envolés vers Naples dans un Airbus A320 affrété spécialement pour l’occasion et passent leurs nuits dans des hôtels 4 ou 5 étoiles, selon qu’ils soient employés ou chefs d’équipe. Pendant 4 jours, les heureux collaborateurs de Vivara ont pu grimper au sommet du mont Solaro à Capri, se baigner face aux Faraglioni, arpenter le village de pêcheurs de Procida… Et, bouquet final de ce séjour de rêve, savourer un gala « soirée blanche » dans les jardins de la villa Domi, à Naples.
Capri, c’est fini
Quelques mois plus tard, c’est la douche froide : les licenciements « économiques » se multiplient chez Publishing Factory. Des employés sont virés du jour au lendemain, d’autres fuient l’entreprise. Tous dénoncent un « climat de peur », des pratiques de management « brutales » et des techniques de ventes « immorales ». Sollicitée pour réagir à ces témoignages, la direction de Vivara nie en bloc, se disant « stupéfait[e] par ces questions qui dénotent une totale méconnaissance des valeurs de notre groupe et une profonde incompréhension de notre fonctionnement. »
Dans une première enquête parue en janvier 2023 , Blast avait détaillé l’histoire et les stratégies employées par Publishing Factory. Un réseau d’entreprises liées établies en Suisse et fondé par le Français Vincent Laarman, qui surfent sur les tendances alternatives pour vendre des formations ou des produits naturels dans tous les domaines (santé, cryptomonnaies, compléments alimentaires, immobilier, cosmétique, survivalisme… ), souvent en exploitant les peurs, voire en instrumentalisant les maladies (cancer, Parkinson, Alzheimer) pour vendre aux malades en détresse des remèdes indolores mais coûteux. Dans ce nouveau volet, voici, vu de l’intérieur, comment les sociétés de cette galaxie se sont enrichies au détriment parfois de leurs clients et de leurs employés.
Un business juteux
Entre eux, les dirigeants nomment ce réseau d’entreprises « L’Alliance ». Le trio à sa tête est composé de Vincent Laarman, Aymeric Puech et Pierre Castella. Officiellement, Vincent Laarman n’est plus à la manœuvre des entités qui composent son empire. Il a laissé sa place à son bras droit Aymerich Puech. Officieusement, le Français a toujours la maîtrise du gouvernail : la société anonyme JMD Editions (auparavant VL Management ), propriété de Vincent Laarman, est selon nos informations actionnaire majoritaire de toutes les sociétés de l’Alliance. Derrière les acronymes « JMD » et « VL » se devinent les initiales de Vincent Laarman et de son nom de plume : Jean-Marc Dupuis.
JMD Éditions a donc la main sur les entreprises de l’Alliance : Totale Santé Publications, PureSanté, Nouvelles Pages Santé, Vauban Éditions, Saine Abondance… En interne, ces sociétés sont nommées des « business unit », ou « BU ». Elles sont juridiquement séparées les unes des autres et leur responsabilité devant la loi est assumée par leurs directeurs de publication respectifs. Ce montage leur permet de fermer rapidement la boutique, en cas d’ennuis judiciaires ou d’absence de rentabilité. Elles travaillent quasiment toutes depuis le même lieu, en Suisse : la Cité du marketing digital, à Lausanne. Ainsi, chaque BU se fait facturer par Publishing Factory la détention et l’exploitation du système inventé par Vincent Laarman et verse des commissions ainsi qu’un loyer à Vivara.
Et l’argent des lecteurs coule à flots. Les BU spécialisées dans la finance génèrent rapidement d’importants gains, grâce au lancement de nouveaux produits. « Un succès, c’est trois millions (d’euros, ndlr) en une semaine », décrit l’ex-salarié d’une business unit de cette catégorie. Un joli rendement obtenu par des tarifs d’abonnement qui s’échelonnent de 300 à 4 000 euros annuels – respectivement pour une infolettre destinée aux débutants boursiers et pour une autre consacrée à la cryptomonnaie.
Les BU santé rapportent davantage, sur la durée. En 2021, PureSanté aurait généré 10 millions d’euros net. Ces résultats enviables agrègent des lancements de produits particulièrement rentables, aux coûts de production très bas.
C’est de la folie
Le « programme stratégie dents saines », lancé par PureSanté à l’été 2020, n’aurait par exemple coûté que « 30 000 à 40 000 euros » à produire, estime un ex-salarié. Et il aurait engrangé « près de 450 000 euros entre juillet et septembre 2020 », soit plus de dix fois sa mise… « C’est de la folie, on vend des PDF », souligne-t-il. Autre exemple, le programme Stopsucre avec le Dr Coester aurait réalisé à lui seul 2,5 millions d’euros de chiffre d’affaires, « alors que c’est quatre bandes audio d’hypnose ! »
Interrogé sur ces chiffres, Aymerich Puech les nie catégoriquement : « Les éléments financiers que vous évoquez sont erronés et, en tout état de cause, n’appellent pas de réponses de notre part compte tenu du fait que ces sujets relèvent du secret des affaires. » Pourtant, dans un mail envoyé le 1 er juin 2023 à l’ensemble de ses employés par Vincent Laarman, après qu’il ait pris connaissance de nos questions, le roi de la newsletter écrit ceci : « Comme chacun sait, un nombre incroyable d’informations sur Vivara sont disponibles sur nos systèmes internes. » Elles fournissent selon lui « un degré d’information des plus élevés sur les investissements, les contrats, les budgets, les dépenses. »
Selon les informations de Blast, sur l’ensemble des business units, Vivara a enregistré en 2021 103 millions d’euros de chiffre d’affaires brut. En tenant compte du taux d’annulation des commandes, élément clé dans ce commerce, ses gains se sont finalement fixés à 79,8 millions nets. En 2022, son chiffre d’affaires a plafonné à 92 millions d’euros brut, pour un taux d’annulation ramenant le bénéfice net à environ 69,5 millions. « Ils s’attendaient à plus », observe un œil averti au sein de l’Alliance. Le début de la fin ?
C’est ce que tente de faire croire la direction à ses troupes.
Dumping à tous les étages
« L’Alliance s’écroule. Enfin, c’est ce qu’ils disent », rapporte Alix*, une ancienne salariée. Auprès des employés, la direction laisse entendre qu’elle subit des difficultés financières provoquées par le taux de change, déficitaire entre l’euro et le franc suisse. Si les ventes des productions des BU se règlent en euros, le paiement des charges et de leurs coûts de fabrication se fait en francs. D’où un dégraissage nécessaire des effectifs et des salariés dispensables.
Sur les 250 employés que revendique l’entreprise, plus de 50 auraient ainsi pris la porte depuis l’été 2022. Forcément, beaucoup portent un regard acerbe sur les quatre jours de dolce vita passés à Naples : « C’est une dépense faramineuse qui aurait pu éviter de virer des employés », fulmine un ex-employé des services techniques, qui souligne que l’entreprise, entre ses coûts de production et ses gains, reste largement gagnante. D’ailleurs, en dépit de ses « licenciements économiques », elle continue de recruter à tour de bras.
Au centime près tout le temps
Le bruit de la prétendue « ruine » de l’Alliance est d’autant plus surprenant que ses dirigeants font des économies sur leurs salariés. « Laarman est multimillionnaire mais ils sont au centime près, tout le temps », observe Alix*.
Plusieurs employés confient à Blast être payés entre 3 500 et 4 500 euros brut par mois. Si ce salaire peut paraître honorable pour un porte-monnaie français, il est décevant pour le niveau de vie suisse. Un ancien copywriter, pourtant rouage essentiel car chargé d’écrire les infolettres, confirme avoir été rémunéré « 3 500 euros bruts alors que, en Suisse, le salaire minimum pour quelqu’un qui travaille en caisse c’est 4 000 euros ». « Tous ceux qui arrivent de France sont payés au lance-pierre, avec des écarts de 20 000 francs par an avec une Suisse », abonde une Française qui a tenté l’aventure.
Un ex-employé helvète de Vivara a pu réfléchir au sujet. « C’est du dumping salarial, analyse-t-il, avec des chefs d’équipe qui vont chercher leurs employés uniquement en France. Ils sont clairement chez nous pour la fiscalité, avantageuse, et la flexibilité du marché du travail. Ici, il ne faut pas des motifs très étayés pour mettre fin à un contrat de travail, et c’est aussi la paix du travail : il y a moins de grèves et moins de syndicats qu’en France. »
La bibliothèque de la manipulation
Majoritairement composées de recrues venues de France, derrière les murs de la Cité du marketing, les équipes cogitent pour créer des produits attractifs, qu’ils soient efficaces ou non. Pour vendre les conférences, soins ou produits de Vincent Laarman, les rédacteurs jouent sur les ressorts affectifs de leurs lecteurs.
On m’a dit de susciter la peur et la colère
« On m’a dit de susciter la peur et la colère, c’est ce qui marche le mieux », se souvient Noa*, un ancien rédacteur. Une méthode éprouvée. Les formules pour convaincre sont puisées dans des livres qui allient vente et manipulation : dans cette bibliothèque parfaite, on trouve des ouvrages tels que Prêt, Feu, Visez – De zéro à 100 millions de dollars en 0 secondes chrono de Michael Masterson, le Big Black Livre de la maison d’édition The Bottom Line, ou encore Influence et manipulation de Robert Cialdini.
Les infolettres produites par la galaxie Vivara sont rarement rédigées par des experts. Jade*, elle aussi une ex-cheville ouvrière, en témoigne : « Les newsletters ne sont pas écrites par des connaisseurs, juste des gens qui surfent sur les sources et leur interprétation. On évite de tomber dans le mensonge mais ça reste borderline : c’est une interprétation excessive des sources. » Pour cacher ce manque d’expertise, les rédacteurs usent de prêtes-noms : Sébastien Duparc chez Alternatives bien être, Florent Cavaler chez Pure Santé, Philippe Rivière chez Cell’innov… « Derrière chacun de ces noms, ce sont plusieurs personnes qui écrivent », confie Jade.
Tout est bon à vendre. Une ancienne plume se souvient d’une question posée en réunion : « Est-ce qu’on sort une formation sur la sexualité des vieux ? » Une autre se rappelle, avec un sourire, des tentatives pour « rebrander » – c’est-à-dire renouveler – l’identité d’un produit phare. Ici la couleur du curcuma, une épice aux propriétés thérapeutiques (sur)vendues à toutes les sauces : « De quoi va-t-on parler cette année ? Du curcuma rouge ? De l’orange curcuma ? »
Médecines alternatives, cryptomonnaies, survivalisme… Les BU tentent d’exploiter les niches qui répondent à des publics spécifiques. Parfois sans succès, comme le prouve l’essai avorté d’une business unit dédiée aux thèses masculinistes.
Le public âgé est la cible préférée des BU santé. « Les personnes de plus de 50 ou de 60 ans qui cherchent à se soigner avec des méthodes alternatives », précise Arthur*, un ancien rédacteur. Pour les trouver, « il faut des bases de données avec des leads de qualité ».
Ces « leads », des adresses mails de clients potentiels couplés à leurs centres d’intérêts, sont principalement collectés via l’achat d’espaces publicitaires à des plateformes comme Google et Facebook. D’autres sont récupérés par l’implication de sites de pétitions en ligne (comme Leslignesbougent.org, qui appartient à la galaxie Laarman) ou de prestataires extérieurs (par exemple MesOpinions.com). Enfin, des publicités natives sont également diffusées sur des médias de référence, comme Le Monde.
19 euros, prix du harponnage
Une fois l’adresse mail récupérée, reste à faire entrer son propriétaire dans un « tunnel de vente ». Le client/prospect reçoit d’abord des infolettres qui lui proposent des dossiers gratuits, selon ses centres d’intérêts. L’ancien administrateur d’une BU détaille le dessous des cartes : « Il faut fidéliser le lecteur à nos lettres pour le convertir le plus rapidement possible. On le travaille pour lui faire acheter une revue à 19 euros par an et, quand il a sorti la carte bleue, sur l’envoie vers des vidéos à 100 euros. »
Une fois accroché, le client est informé d’une « campagne » qui va présenter un sujet précis : une formation à la permaculture, une méthode de soin contre Alzheimer, des conseils sur des investissements dans la cryptomonnaie… Une plume passée par plusieurs BU livre quelques-uns des secrets maison : « Le client est matraqué de mails répartis sur trois à dix jours de campagne. Il y a un « bouton d’appel à l’action, ndrl) qui va l’amener à une lettre de vente de 48 pages. Nos clients attendent et lisent nos mails de bout en bout car ils attendent la solution à leur problème, qui sera seulement dans la formation. »
Preuve de la redoutable efficacité de la méthode, « beaucoup de gens ne se désabonnent pas, constatez ce témoin. Pire : ils sont inscrits à plein de listes de diffusion de l’Alliance sans savoir que c’est le même groupe. »
Les mauvaises pratiques ne sont pas systématiques. Plusieurs copywriters certifient à Blast la bonne foi de leurs collègues : « Certaines BU sont plus bienveillantes que d’autres, elles croient en leurs conseils et n’essaient pas d’arnaquer. Ils ont l’impression d’apporter des conseils pertinents aux lecteurs. »
L’écueil de la DGCCRF
Avant parution, une équipe de juristes relit chaque texte dédié à la vente. Il est soigneusement filtré au tamis avec l’objectif de « passer entre les mailles de la DGCCRF », selon Zoé*, une ancienne employée. Car le gendarme français chargé de la protection des consommateurs et de la répression des fraudes inquiète l’Alliance. « Il faut être conforme, ndlr), développe Alix. Il ne faut pas dire « ça soigne le cancer », mais les textes sont tournés pour insinuer ce propos sans qu’il ne soit dit. »
Pour Arthur*, le risque n’est pas tant financier que de « mettre en danger l’image de l’Alliance toute entière ». En clair, l’exposer à la lumière judiciaire ou médiatique. Ces précautions sont parfois insuffisantes. Ce fut le cas l’été dernier : la DGCCRF a épinglé les BU Cell’innov et Olliscience pour « pratiques commerciales trompeuses » et pour avoir présenté des compléments alimentaires comme étant « de nature à guérir des maladies, des dysfonctionnements ou des malformations ».
Selon les services de la répression des fraudes, les deux sociétés se présentaient « comme des laboratoires », « donnant ainsi une prudence scientifique à leurs activités alors qu’il ne s’agit que de simples sociétés commerciales ». Sur ces constats et avec l’accord du procureur de la République du tribunal judiciaire de Paris, Cell’innov et Olliscience ont finalement accepté de régler des amendes transactionnelles. Respectivement de 300 000 et 100 000 euros.
Bienvenue à Vivara.
Crédits photo/illustration en haut de page :
Morgane Sabouret
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