● Jeux olympiques● Manifestation● Politique
Grève, occupation, manifestation… Pour obtenir leur régularisation, les travailleurs sans papiers des chantiers des Jeux Olympiques pointent la responsabilité des donneurs d’ordres, géants du BTP, qui « se lavent les mains » des pratiques de travail illégal de leurs sous-traitants et de leurs conditions de travail. Jeudi 1er décembre, une douzaine d’entre eux occupaient le chantier de l’Arena 2, au nord de Paris, dont la livraison ne cesse de prendre du retard.
Tic-tac, tic-tac… Plus que 235 jours avant le coup d’envoi des Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris 2024. Le calendrier des chantiers est serré, et les pouvoirs publics, comme les mastodontes du BTP, ont tout intérêt à éviter le moindre accroc pour les livrer dans les temps. Cinquante-trois chantiers sont toujours en cours en Île-de-France pour accueillir les athlètes internationaux, visiteurs et journalistes.
C’est le cas du seul site construit dans Paris : l’Arena 2, porte de la Chapelle (XVIIIe arrondissement). La future salle multisports pourra recevoir près de 8 000 spectateurs des épreuves olympiques de badminton et de gymnastique rythmique. Un chantier à 137 millions d’euros qui se veut « exemplaire » en tous points, ayant à cœur « l’ambition sociale et écologique », selon les promoteurs du projet. Une promesse difficile à croire pour la dizaine de travailleurs sans papier, le syndicat CNT-SO (Confédération Nationale des Travailleurs-Solidarité Ouvrière) et des collectifs de défense des droits des sans-papiers (Gilets Noirs, CSP75, CSP20, CSP Montreuil Droits Devant et la Marche des Solidarités) qui se sont introduits sur le chantier vendredi 1er décembre.
Un protocole d’accord
Il y a un mois et demi déjà, des travailleurs sans papiers et leurs soutiens occupaient déjà ce même chantier. Après 10 heures de négociations, les trois entreprises sous-traitantes qui les emploient ont signé un protocole d’accord, sous l’égide de la mairie de Paris et du donneur d’ordres, Bouygues Construction.
« L’accord prévoyait que les sous-traitants transmettent les documents nécessaires à la régularisation des grévistes, mais aussi de tous les sans-papiers connus au 17 octobre, ceux licenciés dans les trois mois précédents en raison de leur situation administrative, et tous ceux qui se déclareront d’ici le 17 janvier 2024 », explique à Blast Etienne Deschamps, syndicaliste du CNT-SO. A ce jour, le syndicaliste indique qu’une douzaine de dossiers ont été transmis à la préfecture, après l’obtention des documents nécessaires par les entreprises sous-traitantes qui les ont employés sur le chantier de Bouygues.
Mais Bouygues n’a pas respecté les termes de l’accord qu’il a sponsorisé. A. B. (il ne souhaite pas apparaitre publiquement) fait partie de ces travailleurs sans papiers victimes de l’entreprise de BTP. Depuis le 17 octobre dernier et la première journée de mobilisation, il n’a pas pu rentrer sur le chantier. Bouygues, le donneur d’ordres, lui refuserait désormais l’entrée sur simple présentation de son badge d’accès. « C’est pareil pour les autres camarades dans la même situation, dont Bouygues a découvert l’identité », nous dit-il.
Le motif : un récépissé de la préfecture aux dossiers de régularisation transmis par les ouvriers. « Ce courrier n’a pas valeur de titre de séjour », est-il indiqué. « Bouygues et la mairie se défaussent sur la préfecture, sur la base de cette phrase. Mais ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas maintenir dans l’emploi ou qu’il doit y avoir une expulsion du territoire français ! », explique Léna des Gilets Noirs.
« La négociation du protocole exigeait que les camarades soient maintenus dans leur emploi, sous leur nom en CDI, jusqu’à la fin de la procédure », explique Valérie, une autre membre du collectif Gilets Noirs. « On voit bien leur petit jeu, ajoute Doums des Gilets Noirs. Quand le chantier sera fini, ils n’auront plus besoin d’eux. Or, pour être régularisés, il leur faut un travail stable ou une promesse d’embauche. » En refusant l’accès aux chantiers aux ouvriers, Bouygues compromettrait leur régularisation.
Une nouvelle négociation
Les barrières franchies, le ton monte. « Vous n’avez pas le droit de rentrer ! », leur crie un agent de sécurité. « Vous mentez, on a fait tout ce qu’il faut, c’est la préfecture qui n’autorise pas leur entrée », affirme le responsable de projet de Bouygues Bâtiment Île-de-France.
Après une heure d’occupation à peine, un fonctionnaire de la Ville de Paris, souhaitant rester anonyme, vient à leur rencontre. « Je ne suis qu’un fidèle fonctionnaire qui essaye de livrer cet Arena », confie-t-il à Blast. Le temps presse, car les travaux ont déjà pris du retard : la livraison initialement prévue à l’été 2023 a été reportée à décembre 2023, puis au printemps 2024.
L’échange est tendu. « Moi je travaille tous les jours à faire en sorte que ces gens-là fassent leur travail comme il faut, dans les règles de sécurité pour leur santé, et qu’ils soient payés pour qu’ils puissent manger à la fin du mois, donc ne me faites pas la leçon là-dessus », s’emporte le fonctionnaire. « Vous ne pouvez pas faire porter aux sous-traitants toute la responsabilité », s’agace Valérie, membre du collectif des Gilets Noirs. « Ce n’est pas moi qui écris le récépissé de la préfecture de police », rétorque le fonctionnaire de la Ville de la Paris.
Le fonctionnaire propose une réunion à la mairie du 18ème avec Emmanuel Grégoire, 1er adjoint à la mairie de Paris en charge de l’urbanisme et « des gens hauts placés chez Bouygues », dont il ne dévoilera pas l’identité. A condition que les travailleurs et militants quittent les lieux. Deal accepté. Mais « si le rendez-vous n’aboutit pas, on reviendra ! », prévient Etienne Deschamps syndicaliste à la CNT-SO.
A l’intérieur, les discussions s’engagent, et s’éternisent pendant deux heures et demie. Autour de la table, une délégation de grévistes et collectifs de soutien, un représentant de Bouygues Construction et le 1er adjoint, Emmanuel Grégoire. A la sortie, les mines sont apaisées, mais combatives : « On a l’appui de la mairie pour l’accompagnement des dossiers en préfecture des camarades grévistes de l’Arena du 17 octobre, et sur l’exigence du maintien en emploi pendant le traitement et l’instruction des dossiers de tous les camarades qui rentrent dans les protocoles. La mairie a bien compris qu’on n’allait pas les lâcher », annonce le syndicat CNT-SO et le collectif Gilets Noirs.
Embarras olympique
Contacté par Blast, Emmanuel Grégoire affirme en effet son plein soutien aux ouvriers mobilisés : « Je soutiens totalement leur combat et je vais les aider pour qu’ils obtiennent au moins leurs titres de séjour ». Il n’en dira pas plus. A la mairie, c’est « motus et bouche cousue » sur ce dossier, glisse-t-il à Blast.
Il faut dire que le dossier est sulfureux, en particulier pour la Ville de Paris, principal financeur de l’ouvrage Arena. Si le travail illégal est un secret de polichinelle dans le secteur de la construction, ce n’est pas sans conséquences pour les travailleurs qui font office de « main d’œuvre peu chère et corvéable », constate Valérie, des Gilets Noirs.
Profitant d’un « mille-feuilles » de filiales, sous-traitants et boîtes d’intérim, les entreprises donneuses d’ordre « se lavent les mains du droit et des conditions de travail des ouvriers sans papiers sur leurs chantiers, et font mine de ne pas savoir ». Pourtant, Bouygues ne pourrait ignorer leur présence sur ses chantiers : « On nous prévient quand l’inspection du travail se rend sur le chantier. On nous dit de rentrer à la maison et de revenir quelques jours plus tard », rapporte Dama. « J’ai travaillé ici pendant un an et demi, c’est nous qui avons tout fait ici », s’indigne-t-il, en pointant le bâtiment de l’Arena.
« Parfois, on n’a ni gant, ni masque, ni lunettes de protection, on n’est pas sécurisés », témoigne un autre gréviste. On est loin des engagements de la charte sociale ratifiée en 2018 par Paris 2024. Elle stipule que « Paris 2024 s’engage à lutter contre le travail illégal, les pratiques anticoncurrentielles, les discriminations, de veiller à la qualité des conditions de travail et de limiter le travail précaire ». Les ouvriers, syndicats et collectifs demandent des comptes.
Du côté des entreprises, qui ont fait de ces chantiers leur vitrine, et des pouvoirs publics, qui les financent, c’est l’embarras. Sollicité, Bouygues nous a répondu qu’il ne souhaitait « pas apporter de commentaire ». Paris 2024 nous renvoie vers la Solideo, qui n’a pas répondu à notre demande. Les travailleurs sans papiers mobilisés, eux, entendent bien s’engouffrer dans la « brèche » de ces chantiers emblématiques : « On est prêts à aller jusqu’au bout et bloquer les chantiers de ces sites, jusqu’à ce qu’on obtienne la régularisation. Pas de JO sans papiers », déclare Doums, des Gilets Noirs. Le CNT-SO annonce qu’elle entend « s’occuper d’autres chantiers des JO dans les jours à venir ».
Dix autres travailleurs des chantiers des Jeux Olympiques, régularisés ou en voie de l’être, ont déposé des requêtes aux prud’hommes à l’encontre de trois donneurs d’ordres de chantiers des Jeux Olympiques (Eiffage, Spie Batignolles et CGC), ainsi que huit sociétés sous-traitantes. Ils dénoncent un « travail non déclaré, l’absence de feuille de paye, de congés payés, de présentation à la médecine du travail et de complémentaire santé, ainsi que le non-respect des salaires conventionnels ». Leur audience a été renvoyée au 6 décembre.
Crédits photo/illustration en haut de page :
Morgane Sabouret
Commentaires récents