Palestine, entre terreur et propagande
L’information en temps de guerre est un champ de bataille au milieu duquel l’Agence Media Palestine tente de nous relier au terrain. Entretien.
Dans son précédent numéro, CQFD tentait de ne pas céder à la sidération face aux horreurs de la guerre en Palestine en se dotant de quelques clés pour comprendre la situation. Le collectif juif décolonial Tsedek ! rappelait que « l’attaque des factions palestiniennes [n’était] pas un coup de tonnerre dans un ciel bleu » et que la situation ne pouvait se comprendre « à chaud ». Mais à l’heure de donner de l’écho aux voix palestiniennes, comment s’informer quand l’État d’Israël envoie son armée pour encadrer les journalistes sur place, impose un blocus à Gaza et sert sa soupe à des « professionnels de l’info » peu soucieux de leur travail ?
C’est face à ce manque chronique d’information de terrain à Gaza, dans les territoires occupés et en Israël, que l’Agence media Palestine (AMP) est créée en 2011 par des personnalités issues des milieux associatifs et des journalistes. Se définissant comme un média engagé, AMP a fait le choix de donner la parole aux personnes concernées en Israël et en Palestine, notamment à travers un réseau de correspondant·es sur place (journalistes, militant·es, universitaires, juristes ou expert·es internationaux). Reste que malgré leur mission, les journalistes sur le terrain n’échappent ni aux bombardements massifs ni aux pénuries d’électricité, d’eau et de nourriture. Et depuis plus d’un mois, la propagande de guerre a su profiter d’un climat polarisé et électrique pour répandre sa désinformation sur les réseaux et dans les médias, tandis que des journalistes étaient tués par dizaines en tentant de faire leur métier – sûrement la pire hécatombe dans les métiers de la presse de l’histoire des conflits. On fait le point avec Imen Habib, coordinatrice d’AMP à Paris.
Quelle est la situation des journalistes dans la bande de Gaza depuis le début des attaques israéliennes ?
« À l’heure actuelle [18/11/2023], selon le Comité pour la protection des journalistes1, près d’une cinquantaine de journalistes palestiniens ont été assassinés dans la bande de Gaza, victimes de bombardements massifs ou d’offensives terrestres, alors qu’ils étaient parfaitement identifiables.
« RSF parle de frappes aériennes visant directement les journalistes »
Depuis longtemps Reporters sans frontières (RSF) dénonce le fait que les journalistes sont pris pour cible par l’armée israélienne, visés par des tirs de balles en caoutchouc, des tirs de gaz lacrymogènes ou par des agressions physiques, mais là RSF parle de frappes aériennes visant directement les journalistes2. Plus de 50 bâtiments abritant des rédactions à Gaza ont été également ciblés et bombardés, comme le bureau de l’AFP le 3 novembre dernier. Il y a une réelle volonté de la part des autorités israéliennes d’étouffer les médias. Sans parler des menaces de censure, de l’encadrement des journalistes par l’armée lors de “visites guidées” et du storytelling tout fait qu’ils servent aux médias.
Ces journalistes, comme le reste de la population à Gaza, sont abandonnés par la communauté internationale. Ils font face à de nombreuses difficultés, à la fois sécuritaires et matérielles (coupures d’internet, d’électricité, pénuries d’essence pour se déplacer, et maintenant manque de nourriture et d’eau). Des dizaines d’entre eux ont dû quitter précipitamment leurs maisons à cause des bombardements, voire évacuer leur région. L’ONU alerte maintenant depuis quelques jours sur les risques de famine. Il faut aussi prendre en compte les difficultés psychologiques lorsque ces journalistes sont amenés à informer sur la mort de membres de leur famille ou de leurs voisins, comme ce fut le cas pour le journaliste d’Al Jazeera Wael Al Dahdouh qui a appris en direct la mort de sa femme et de ses deux enfants, lors du bombardement de sa maison par l’armée. »
Comment cela se passe-t-il en Cisjordanie ?
« En Cisjordanie, les journalistes sont aussi pris pour cibles. Selon le Syndicat des journalistes palestiniens, Israël a arrêté 24 journalistes depuis le 7 octobre – portant le nombre de journalistes détenus à 39 – sans compter les insultes, les menaces ou les intimidations armées3. Mais ce n’est pas nouveau. On se souvient notamment de la journaliste américano-palestinienne Shirin Abu Akleh, assassinée en mai 2022, alors qu’elle couvrait une incursion militaire israélienne à Jénine. Comme souvent, Israël avait affirmé que c’était des tirs palestiniens qui étaient à l’origine de sa mort, mais plusieurs enquêtes indépendantes, dont celle du Washington Post, ont fini par conclure que c’était bien l’armée israélienne qui portait la responsabilité de sa mort. »
En temps de guerre, la désinformation est une arme parmi d’autres. Comment est-ce que vous luttez contre ?
« Effectivement, il y a une vraie guerre de propagande, qui est aussi alimentée par le fait qu’aucun journaliste international n’est autorisé par Israël à entrer dans la bande de Gaza. En réalité la presse mondiale utilise principalement les images et les commentaires de l’armée israélienne sur ses propres opérations. Nous essayons de lutter contre la désinformation en apportant des éléments factuels et sourcés, en croisant et recoupant les informations. Et ce, notamment grâce aux journalistes restés sur place, qui sont de véritables héros. Nous essayons à notre échelle de faire connaître ce qu’ils publient, en particulier sur les réseaux sociaux. Au niveau des sources, nous nous appuyons aussi sur les données de l’ONU, qu’il s’agisse de l’OCHA (Bureau de la coordination des affaires humanitaires) ou de l’UNRWA (Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient), mais aussi celles des principales ONG locales de défense des droits humains comme Al-Haq, B’tselem, ou encore Addameer. »
Que pensez-vous du traitement médiatique des principaux médias TV français depuis le 7 octobre ?
« Il est problématique à plusieurs niveaux. La source principale d’information sur l’offensive militaire israélienne étant généralement l’armée israélienne, c’est de son point de vue qu’étaient analysés les événements et les causes. Il n’y a que très peu d’effort pour chercher à confronter les sources comme le font des télévisions étrangères, comme la BBC par exemple. Trente-six experts indépendants de l’ONU dans une déclaration commune appellent à empêcher “un génocide en devenir” mais ça n’est toujours pas un sujet pour la presse française4. Ces rédactions françaises qui invisibilisent la situation réelle sur place portent également une lourde part de responsabilité. »
Comment appréhendez-vous les semaines à venir ?
« Plus le temps passe, plus nous avons des difficultés à joindre les journalistes avec qui nous sommes en contact sur place »
« Plus le temps passe, plus nous avons des difficultés à joindre les journalistes avec qui nous sommes en contact sur place. Nous allons continuer et leur parler, ne serait-ce que pour les soutenir, ils en ont besoin et la solidarité de leurs collègues français et européens ne se manifeste pas assez. Nous allons aussi développer nos contacts en Cisjordanie et à Jérusalem. Pour nous, l’urgence est de continuer d’informer le plus précisément possible sur ce qui est en cours à Gaza, de soutenir la solidarité avec la population palestinienne sous les bombes, et d’exiger un cessez-le-feu à Gaza. »
Pour plus d’informations : agencemediapalestine.fr
« On ne peut pas faire correctement notre métier, c’est trop dangereux »
Sami Abu Salem, 52 ans, journaliste palestinien vivant à Gaza et travaillant pour différents médias, dont l’Agence palestinienne de presse et d’informations (WAFA).
« En temps normal, j’habite dans le nord de Gaza. Au début des attaques israéliennes, je n’avais pas envie de partir, je ne voulais pas reproduire ce que ma famille a vécu en 1948 pendant la Nakba5 [catastrophe en arabe]. Ils ont quitté leur village à cause des bombardements et espéraient revenir après quelques semaines. C’était il y a 75 ans, et ils ne sont jamais revenus. Mais entre les bombardements massifs qui visent des habitations civiles et tuent des familles entières, le fait que j’ai une femme et des enfants et qu’on se soit retrouvés à court d’eau potable, on a finalement quitté notre maison et changé quatre fois d’endroits avant de nous retrouver dans le sud de la bande de Gaza. Là-bas, on a fait face aux mêmes bombardements, mais avec au moins un peu d’eau, d’électricité et de connexion internet – quoique de manière irrégulière et pour combien de temps ? Je ne suis même pas sûr que mes messages vocaux vous parviennent…
En tant que journaliste, on ne peut pas faire correctement notre métier, c’est trop dangereux. La nuit dernière, j’entendais les bombardements sans savoir où c’était, ce qu’ils visaient, ni combien de personnes étaient tuées. Se déplacer est très dangereux, et à cause des coupures d’électricité, la nuit c’est le noir total… Les communications ne fonctionnent pas toujours, et on a des fois plusieurs jours de black-out. Tout cela rend très compliquée la diffusion d’informations sur ce qu’il se passe, et surtout les témoignages de ce que les gens vivent ici – au lieu de faire du “breaking news”. Il y a 11 000 victimes, plus de 25 000 blessés, plus d’un million de personnes déplacées, chacune a sa propre histoire et nous raconte quelque chose de la Palestine. On ne sait pas ce qu’il va se passer, si l’on pourra retourner au nord, ou si ça ne sera plus possible. Ce qui est sûr, c’est qu’on a besoin d’eau et de nourriture, et qu’il faut surtout arrêter de bombarder les habitations… s’il vous plaît, il faut arrêter de tuer les familles. »
« En tant que Palestinienne ayant la citoyenneté israélienne, je ne peux pas m’exprimer librement sans prendre de grands risques »
Rahaf Mansour, 19 ans, étudiante en architecture d’intérieur, a grandi et vit à Majd al-Kurum, un village arabo-musulman dans le nord de l’État d’Israël.
« Je suis étudiante à la Bir Zeit University, dans le centre de la Cisjordanie. Mon père a été emprisonné “par sécurité” pendant 24 ans dans les prisons israéliennes. En tant que Palestinienne arabo-musulmane ayant la citoyenneté israélienne [voir encadré], je ne peux pas m’exprimer librement sans prendre de grands risques. De manière générale, les Palestiniens qui étudient dans les universités israéliennes sont confrontés au racisme, à des violences, à des décisions arbitraires (suspensions ou expulsions), voire à des arrestations brutales et des interrogatoires. Des fois uniquement à cause de publications personnelles sur leurs propres réseaux sociaux en solidarité avec les Palestiniens à Gaza, ou parce qu’ils ont pris position contre les crimes de guerre israéliens, les massacres et le génocide en cours.6
Depuis les attaques du 7 octobre, la tension est vraiment montée et toutes les violences se sont aggravées dans les territoires occupés ainsi qu’en Cisjordanie. Il y a des campagnes – illégales – de dénonciation, de menace contre les Palestiniens d’Israël. Ce matin, quatre personnes de mon village ont été arrêtées à cause de tracts exigeant simplement un cessez-le-feu dans la bande de Gaza. Des bombardements ont récemment eu lieu dans quelques zones de Cisjordanie7. Des dizaines de citoyens palestiniens ont été abattus par l’armée ou des colons lors d’affrontements et de raids contre des villages. En plus des arrestations, de l’oppression et des violences, nous souffrons du silence. Il faut que les organisations internationales et les États exigent un cessez-le-feu et réagissent, car nous ne pouvons pas prédire ce qu’Israël va faire de nous. »
« Je ne me suis jamais réveillé le matin sans entendre aux infos qu’un Palestinien avait été arrêté, tué, ou sa maison démolie »
Akram Abu Mazer, 24 ans, diplômé en ingénierie civile, vit à Hébron, au sud de la Cisjordanie, lieu de tensions et de violences particulièrement aiguës.
« Avec plusieurs amis, on possède un hôtel à Hébron. Au début, l’objectif était financier, mais on s’est rapidement rendu compte que c’était aussi un moyen de rencontrer des étrangers et de leur parler de la réalité des Palestiniens. C’est devenu un outil de résistance politique. L’hôtel se trouve dans une zone palestinienne contrôlée par l’armée israélienne.8 Dans ma rue, il y a 20 ans, nous étions plus de 40 familles palestiniennes, et aujourd’hui nous ne sommes plus que trois. Presque tout est vide.
En Palestine, la solidarité est très présente, c’est quelque chose d’important, davantage encore dans les périodes difficiles. L’état d’esprit c’est toujours : “Je n’ai pas grand-chose, mais au moins je vais aider avec ce que j’ai”, et non pas “Comment je vais m’en sortir tout seul”. J’ai en tête des centaines d’exemples de ce genre de situation, tout comme j’ai en mémoire des centaines d’histoires de violences qui, elles, sont quotidiennes. Je ne me suis jamais réveillé le matin sans entendre aux infos qu’un Palestinien avait été arrêté, tué, ou sa maison démolie.
Hébron est une poudrière en temps normal9, mais depuis les attaques du 7 octobre, c’est pire. Même s’il y en a aussi eu dans d’autres villes de Cisjordanie, ici les raids militaires et les campagnes d’arrestations se sont multipliées. L’armée boucle aussi régulièrement certaines parties de la ville et instaure le couvre-feu quasi permanent, ce qui crée un climat de terreur, pèse sur la vie locale, l’école et les commerces et, tout simplement, a fait perdre leur emploi à plein de gens, dans la mesure où certaines entreprises n’ont plus de travail10. Sans parler des violences des colons armés qui profitent de l’occasion pour multiplier les humiliations, les agressions et nous pousser à partir. Combien faudra‑t‑il de morts palestiniens pour que l’Occident réagisse sérieusement en mettant en place des sanctions ? Sans pressions internationales, Israël ne va pas s’arrêter. »
Témoignages recueillis par Jonas Schnyder
illustrations Vincent Croguennec
1 « Journalist casualties in the Israel-Gaza war », site internet du CPJ (20/11/2023).
2 Voir notammentla vidéo enquête de RSF à propos de la mort du reporter de Reuters Issam Abdallah au Liban, sur le site internet (rsf.org, 29/10/2023), qui explique que « le véhicule des journalistes était bel et bien ciblé ».
3 « Comment Israël étouffe le journalisme à Gaza », site de Reporters sans frontières (20/10/2023).
4 « Gaza : des experts de l’ONU appellent la communauté internationale à empêcher un génocide contre le peuple palestinien », site de l’Agence media Palestine (17/11/2023).
5 En 1948, plus de 700 000 Palestiniens sont chassés de leurs terres par les forces israéliennes lors de la guerre entre Israël (fraîchement auto-déclaré État indépendant) et les pays arabes voisins.
6 Selon Maître Gilles Devers, avocat à l’initiative d’une plainte collective contre Israël pour crimes de guerre et génocide devant la Cour pénale internationale (CPI), les conditions du génocide sont réunies et correspondent à une des définitions de sa base légale : non pas celle de l’extermination, mais celle « d’une action déterminée pour détruire une société, un groupe social ». « La CPI peut-elle juger Israël ? Une armée d’avocats porte plainte pour “génocide” », Le Média (17/11/2023).
7 Courant octobre, l’armée israélienne a bombardé la mosquée al-Ansar à Jénine, faisant deux morts.
8 La ville d’Hébron, en Cisjordanie, est divisée en deux zones : la H1, sous contrôle palestinien, et la H2, sous contrôle de l’armée israélienne, où a été implantée une colonie de peuplement israélienne près du centre-ville.
9 Voir le documentaire Hébron, Palestine, la fabrique de l’occupation(2023).
10 « En Cisjordanie occupée, les forces israéliennes assiègent depuis plus d’un mois 750 familles d’Hébron », Middle East Eye (12/11/2023).
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