Posted on5 octobre 2023
Le projet de loi visant à sécuriser et réguler l’espace numérique (« SREN », parfois appelé projet de loi « Espace numérique »), qui est actuellement débattu en hémicycle à l’Assemblée nationale, comporte un article 6 qui crée une nouvelle excuse pour imposer un mécanisme de censure administrative : la protection contre les « arnaques » en ligne. Cet article ne se contente pas de créer un nouveau prétexte pour faire retirer un contenu : pour la première fois, il exige également que les fournisseurs de navigateurs Internet participent activement à cette censure.
L’article 6 du projet de loi SREN prévoit en effet d’obliger les navigateurs Internet à censurer les sites qui proposeraient des « arnaques ». Cette censure administrative se ferait sur demande de la police (c’est-à-dire sans passer par un juge) si celle-ci estime qu’un contenu en ligne constitue une « arnaque ». Il faut entendre par « arnaque » les contenus qui usurperaient l’identité d’une personne, collecteraient de manière illicite des données personnelles, exploiteraient des failles de sécurité pour s’introduire dans le terminal de l’internaute ou tenteraient de tromper l’internaute par une fausse page de paiement ou de connexion (phishing, ou hameçonnage). Pour comprendre ce texte, présentons d’abord comment la censure se passe aujourd’hui en France.
La faible efficacité de la censure par DNS
Aujourd’hui, lorsqu’une censure d’un site est demandée, soit par un juge, soit par la police, elle passe par un blocage DNS. Pour simplifier, le DNS est le système qui traduit un nom de domaine en une adresse IP (par exemple www.laquadrature.net
correspond à l’adresse IP 185.34.33.4
). Quand un internaute veut consulter un site Internet, son périphérique interroge un service appelé « serveur DNS » qui effectue cette traduction. Chaque fournisseur d’accès Internet (FAI) fournit des serveurs DNS, de manière transparente pour l’abonné·e, qui n’a pas besoin de configurer quoi que ce soit : les serveurs DNS du FAI sont paramétrés par défaut.
Les injonctions de censure jouent aujourd’hui sur ce paramétrage par défaut : les FAI soumis à une obligation de censurer un site font mentir leur service DNS. Ainsi, au lieu de retourner à l’internaute la bonne adresse IP, le serveur DNS du FAI répondra qu’il ne connaît pas l’adresse IP du site censuré demandé, ou répondra par une adresse IP autre que celle du site censuré (par exemple pour rediriger l’internaute vers les serveurs du ministère de l’intérieur, comme c’est le cas avec la censure des sites terroristes ou des sites pédopornographiques).
La censure par DNS menteur a deux problèmes majeurs. Premièrement, elle est facilement contournable : il suffit à l’internaute de changer de serveur DNS. L’internaute peut même, lorsque sa box Internet le permet, paramétrer des serveurs DNS différents de ceux de son FAI, pour ne pas avoir à faire ce changement sur chaque périphérique connecté à son réseau. Deuxièmement, cette censure n’est pas précise : c’est tout le nom de domaine qui est bloqué. Il n’est ainsi pas possible de bloquer une page web seule. Si un FAI voulait bloquer avec un DNS menteur l’article que vous êtes en train de lire, il bloquerait aussi tous les autres articles sur www.laquadrature.net
.
Lorsque le principe de la censure sur Internet a été introduit en droit, les législateurs dans le monde ont tâtonné pour trouver un moyen de la rendre effective. Différentes techniques ont été expérimentées avec la censure par DNS, et toutes posaient de sérieux problèmes (voir notamment l’article de Benjamin Bayart sur le site du FAI associatif French Data Network). Finalement, la censure par DNS menteur, lorsqu’elle ne consiste pas à renvoyer vers les serveurs d’un ministère1, a l’avantage de ne poser que peu de restrictions aux libertés fondamentales. Et le status quo aujourd’hui est de préférer cette technique de censure peu efficace à d’autres qui poseraient des problèmes techniques ou conduiraient à devoir surveiller tout le trafic.
En France, on n’a pas de pétrole, mais on a des idées
C’est là que le gouvernement français innove avec son idée de censure par les navigateurs Internet. L’article 6 du projet de loi SREN vise à obliger les navigateurs à censurer des sites qui auraient été notifiés par la police parce qu’ils proposeraient des « arnaques ». Pour cela, le gouvernement compte sur une technologie déjà présente dans les principaux navigateurs : les filtres anti-phishing.
Aujourd’hui, les principaux navigateurs protègent leurs internautes en comparant les URL des sites visités avec une liste d’URL connues pour être dangereuses (par exemple, si le site héberge des applications malveillantes ou un faux formulaire de connexion pour tenter de voler des identifiants). Il existe différentes listes d’URL dangereuses, notamment Google Safe Browsing (notamment utilisée par Firefox) ou Microsoft Defender SmartScreen (utilisée par Edge) : le navigateur, à partir d’une copie locale de cette liste, va vérifier que l’internaute n’est pas en train de naviguer vers une URL marquée comme dangereuse. Et si c’est le cas, un message d’avertissement est affiché2.
Mais cette censure n’est pas obligatoire : l’internaute peut passer outre l’avertissement pour un site et il peut désactiver totalement cette censure dans les paramètres de son navigateur. Celle-ci est également transparente : les listes d’URL bloquées sont téléchargées localement, c’est-à-dire qu’elle sont intégralement connues par l’ensemble des internautes (voir, pour Firefox, l’explication du fonctionnement sur le site de Mozilla).
Or, avec ce projet de loi SREN, le législateur entend s’inspirer de ces filtres, mais en changeant leur esprit. Les navigateurs devront obligatoirement intégrer un mécanisme de censure des sites d’« arnaques » et, même si l’internaute pourra passer outre un avertissement, ce mécanisme ne pourra pas être désactivé dans son ensemble.
Certes, le gouvernement voulait initialement aller plus loin : dans la version du texte présentée en juillet au Sénat, il n’était pas question de laisser la possibilité à l’internaute de contourner un blocage. Exit le bouton « J’ai compris » : si la police avait décidé qu’une URL était dangereuse, il n’était pas envisagé que vous puissiez accéder à cette adresse. En commission spéciale à l’Assemblée nationale, des député·es ont modifié le texte issu des travaux du Sénat pour ajouter la possibilité de contourner un blocage exigé d’un navigateur. Leur élément de langage était tout trouvé : ne parlez plus de « censure », il ne s’agit désormais que de « filtrage ». Bon, peut-être n’avaient-ils pas ouvert un dictionnaire : « Filtrage, n.m. […] Censure des informations jugées non conformes à la loi ou aux bonnes mœurs » nous rappelle le Wiktionnaire.
Malgré cette maigre atténuation des dangers de cette censure par rapport à la version du Sénat, le principe de cet article 6 n’a pas été remis en cause par les député·es en commission spéciale : les navigateurs devront toujours, en l’état actuel du projet de loi, censurer les URL notifiées par la police.
Un texte flou qui sapera la confiance dans les navigateurs
Ce nouveau mécanisme de blocage comporte énormément de parts d’ombre. Par exemple, le texte ne précise pas comment les navigateurs devront l’intégrer. Le décret d’application que devra adopter le gouvernement pour préciser la loi pourrait très bien, en raison du flou de la rédaction actuelle, exiger l’utilisation d’une sorte de boîte noire non-libre pour faire cette censure. Cela aurait comme conséquence que les navigateurs Internet aujourd’hui libres, comme Firefox, ne le seraient plus réellement puisqu’ils intégreraient cette brique non-libre du gouvernement.
Par ailleurs, le projet de loi est également flou sur la question de la transparence des URL bloquées. En l’état actuel du texte, les URL censurées ne doivent être rendues publiques que 72h après une injonction de censure. Autrement dit, la police pourrait exiger des navigateurs qu’ils ne dévoilent pas aux internautes quelles URL sont censurées. Dès lors, à défaut de ne pouvoir embarquer la liste complète des URL bloquées, les navigateurs devraient interroger la police (ou un tiers agissant pour son compte) à chaque fois qu’une page web serait demandée par l’internaute pour vérifier si celle-ci n’est pas soumise à une injonction de blocage. Ce faisant, la police (ou ce tiers) connaîtrait l’intégralité de la navigation Internet de tout internaute.
Au-delà du flou entretenu sur cet article 6, les navigateurs deviendront, avec ce texte, des auxiliaires de police. Ils devront opérer pour le compte de la police cette censure. Ils devront assumer à la place de l’État les cas de surcensure qui, vu la quantité de contenus à traiter, arriveront nécessairement3. Ils devront engager leur crédibilité lorsque des abus seront commis par la police. Alors que ce filtre anti-arnaque voulait redonner confiance aux internautes lorsqu’ils ou elles naviguent en ligne, c’est bien l’inverse qui se produira : le gouvernement retourne les navigateurs contre leurs utilisateur·rices, en imposant à ces dernier·es des censures possiblement injustifiées et potentiellement arbitraires. Comment, dans ce cas, faire confiance à un navigateur dont le comportement est en partie dicté par la police ?
Et c’est sans parler de cet effet cliquet qui se met en place à chaque nouvelle mesure sécuritaire. Il est impossible de revenir sur de nouvelles formes de contrôle par l’État : initialement présentées comme limitées, elles finissent inévitablement par être étendues. Avec son texte, le gouvernement envoie un signal fort à sa police et aux autres administrations : une fois l’État capable de faire bloquer sans juge les « arnaques » par les navigateurs, tout le monde pourra avoir sa part du gâteau de la censure par navigateur. Demain, la police voudra-t-elle faire censurer les discours politiques ou d’actions écologistes sous prétexte de lutte contre le terrorisme ? Les parlementaires voudront-ils faire bloquer des contenus haineux comme au temps de la loi Avia ? L’Arcom, qui a récupéré les pouvoirs de l’Hadopi en matière de droit d’auteur, voudra-telle bloquer les sites de streaming ?
Prendre les internautes pour des enfants incapables
Une fois encore, la CNIL est brandie en garde-fou qui permettrait de neutraliser et faire oublier tous les dangers de ce texte. Le projet de loi prévoit ainsi qu’une « personnalité qualifiée » de la CNIL sera notifiée des URL censurées et pourra enjoindre à la police de cesser un blocage abusif.
Or, ce « garde-fou » n’est pas sans rappeler celui, similaire et totalement défaillant, que l’on retrouve en matière de censure des sites terroristes ou pédopornographiques : lorsque la police veut faire censurer un contenu à caractère terroriste ou pédopornographique, une personnalité qualifiée de l’Arcom est chargée de vérifier que la demande est bien légitime. Avant l’Arcom, c’était à une personnalité qualifiée de la CNIL, Alexandre Linden, que revenait cette tâche. En 2018, il dénonçait le manque de moyens humains à sa disposition, ce qui a conduit à l’impossibilité de contrôler l’ensemble des demandes de censure. En 2019, il réitérait son appel et rappelait que les moyens nécessaires à son contrôle n’étaient toujours pas là. En 2020, il alertait sur les obstacles techniques mis en place par le ministère de l’intérieur.
Avec la censure des contenus terroristes ou pédopornographiques, ce sont déjà près de 160 000 contenus qui ont été vérifiés en 2022. Or, ce filtre « anti-arnaque » opèrerait un changement d’échelle : avec environ 1000 nouvelles menaces quotidiennes, il faudrait deux à trois fois plus de vérifications. Autant dire qu’il est illusoire de compter sur un tel garde-fou. Pire ! La police n’aura pas à motiver ses décisions de blocage lorsqu’une « mesure conservatoire » est prise, c’est-à-dire dans les cinq jours suivants la détection de l’arnaque, lorsque la police attend l’explication du site concerné. La personnalité qualifiée devra donc vérifier la véracité des « mesures conservatoires » sans connaître la raison pour laquelle la police a ordonné la censure.
En quoi la protection des internautes justifie-t-elle d’imposer une censure qu’ils ou elles ne pourront que contourner au cas par cas avec un message dont l’objectif est de dissuader de continuer ? Le gouvernement adopte une nouvelle fois une posture paternaliste auprès des internautes qui, pour leur bien, devraient accepter d’être pris·es par la main et de se voir imposer des mesures coercitives.
Reconnaissons un point : ce filtre « anti-arnaques » part d’une bonne intention. Mais l’imposer comme le fait l’article 6 du projet de loi SREN est un non-sens. Ce filtre aurait sa place dans un ensemble de mesures facultatives, mais qui ne relèvent pas de la loi : si le gouvernement est persuadé qu’il peut proposer un filtre « anti-arnaques » complet, fiable et à jour, pourquoi ne confie-t-il pas à la police le soin de maintenir une liste anti-phishing concurrente à celles de Google ou Microsoft ? Si ce filtre est de qualité, les navigateurs seront incités à l’intégrer, de leur plein gré et en laissant la liberté à l’internaute de le désactiver. Non, au contraire, le législateur préfère imposer sa solution, persuadé d’avoir raison et que forcer la main des navigateurs et des internautes serait une bonne chose. Et tant pis si cette censure ne sert à rien puisque, comme pour la censure des sites pornographique, les origines du problème ne sont pas abordées : rien n’est prévu dans ce projet de loi pour éduquer les citoyen·nes aux risques sur Internet, aucun nouveau moyen pour la CNIL ou l’ANSSI et son service cybermalveillance.gouv.fr n’est envisagé.
La vision paternaliste qui se dégage de ce filtre « anti-arnaque » montre bien la philosophie de l’ensemble de ce projet de loi : réguler Internet par l’excès d’autorité. Taper du poing sur la table, montrer que le gouvernement agit même si cela est parfaitement inefficace, et finalement sacrifier les libertés fondamentales sur l’autel du marketing politique en se ménageant de nouveaux moyens de surveillance et de censure. Le législateur ne doit pas tomber dans le piège, tendu par la commission spéciale, d’un « filtrage » qui serait acceptable : ce texte prévoit bel et bien une censure administrative par les navigateurs inacceptable en elle-même. Il est donc fondamental que cet article 6 et, au-delà, l’ensemble du projet de loi soient rejetés. Alors pour nous aider à continuer à défendre un Internet libre, vous pouvez nous faire un don !
References
↑1 | Lorsque les serveurs DNS d’un FAI répondent par une adresse IP qui n’appartient pas au site demandé mais à un tiers, ce tiers, qui recevra le trafic ainsi redirigé, sera capable de savoir quels sites censurés un·e abonné·e a voulu consulter. Ainsi, lorsqu’un serveur DNS répond par une adresse IP du ministère de l’intérieur lorsqu’on lui demande un site terroriste ou pédopornographique censuré (dans le but d’afficher le message d’avertissement du gouvernement), le ministère de l’intérieur sait que tel·le abonné·e a voulu accéder à tel site censuré. Qu’un gouvernement puisse connaître les détails d’une partie de la navigation d’un·e internaute pose d’évidents problèmes de vie privée. |
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↑2 | Vous pouvez tester vous-même dans Firefox avec cette adresse de test de Mozilla. Rassurez-vous, le site en question n’est pas dangereux, il ne s’agit que d’une démonstration. |
↑3 | Cette surcensure arrive déjà aujourd’hui avec les filtres anti-phishing intégrés par défaut. Cela s’est par exemple produit avec des instances Mastodon. |
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