« Jacques Julliard est-il de droite ? »

Réponse à la question

par Sebastien Fontenelle
22 septembre 2023

« Figure emblématique de la deuxième gauche ». Pour en finir avec cet inusable et pourtant extravagant qualificatif régulièrement utilisé à propos de Jacques Julliard, nous publions un des chapitres de l’ouvrage Les éditocrates 2, Le cauchemar continue, dont nous recommandons plus que jamais la lecture. Il est justement consacré à cette figure emblématique de l’éditocratie réactionnaire.

Dans sa première et lointaine vie, le normalien et agrégé d’Histoire Jacques Julliard était un historien crédible du mouvement ouvrier, grand admirateur du syndicaliste révolutionnaire Fernand Pelloutier (1867-1901) – lequel souhaitait ardemment « annihiler la résistance du capitalisme et de ses moyens de coercition ». Julliard lui-même pratiquait alors le syndicalisme – à la CFDT, certes, mais après tout, cette centrale, en ce temps-là, n’était pas encore tout à fait la cellule d’accompagnement psychologique des gouvernements libéraux qu’elle est devenue par la suite.

« Un capitalisme assumé »

Puis, Jacques Julliard devient éditorialiste. Au Nouvel Observateur, d’abord, où il entre en 1978. Il va y rester trente-deux ans, qu’il consacrera pour l’essentiel, à la sainte mission d’installer ses lecteurs dans l’adoration, relativement éloignée des idéaux d’un Pelloutier, d’un « capitalisme réel, assumé, mais régulé et moralisé par des gens de gauche [1] ». Il confessera en 2004 : « Notre créneau, que voulez-vous, c’est la gauche socialiste, c’est la gauche modérée. À ceci près, n’oubliez pas, que 40 % de nos lecteurs votent à droite. C’est considérable. »

Par égard, peut-être, pour ce si conséquent segment de sa clientèle, Julliard entrecoupe parfois ses odes à l’ordo-capitalisme de prêches dans lesquels pointe déjà le publiciste reconverti dans l’imprécation vénéneuse qui, vingt-cinq ans plus tard, fera se pâmer la droite dure. En 1995, par exemple, il établit posément « un lien évident entre l’immigration et une délinquance vécue comme insupportable ». Deux ans plus tard, il donne, toujours dans Le Nouvel Observateur, cet avis, d’une rare puissance émétique, sur le « féminisme à l’américaine », qualifié par lui de « solution finale » – nous verrons plus loin qu’il a le goût des amalgames et raccourcis renvoyant au IIIe Reich : les étudiantes américaines sont, assure-t-il, « si bien parvenues à dissimuler leurs caractères sexuels secondaires » que « perpétrer dans ces conditions les agressions dont elles se prétendent menacées relève, non de la transgression, mais de l’héroïsme [2] »…

Puis il cosigne, en 1998, avec d’autres vigilants gardiens des bienséances hexagonales, comme l’historien Max Gallo et le médiologue Régis Debray, une tribune, publiée par Le Monde, exhortant les « républicains » à ne « plus » avoir « peur ». Selon ces ombrageux hussards – qui présentent bien sûr leurs divagations chauvinistes et masculinistes comme autant de gages de leur réalisme –, la France n’est plus elle-même depuis qu’elle n’est plus structurée par l’« enchaînement de respects ancestraux » dont les « maillons s’appelaient jadis : le père, l’instituteur, le maire, le lieutenant, le copain d’atelier, le secrétaire de cellule ou de section syndicale ».

Sans ces mâles – et viriles – tutelles, « la sauvagerie » règne « en ville », et « les quartiers en tête pour les problèmes de violence sont ceux où l’immigration irrégulière est la plus répandue (pauvreté et chômage obligent) » : c’est dit, affirment les signataires, sans « céder aux sirènes du racisme »…

Puis encore, Julliard délivre, en 2003, cette hideuse démonstration, où le foulard musulman est explicitement présenté comme une incitation à la violence sexuelle contre celles qui le portent : « Inversez les deux voyelles, et dans voile, vous trouverez viol. En dissimulant ostensiblement le sexe au regard, fût-ce sous la forme symbolique de la chevelure, vous le désignez à l’attention ; en enfermant le corps féminin, vous le condamnez à subir l’effraction. » Il ajoute : « À force de vouloir se laver du péché d’occidentalo-centrisme, la sociologie compassionnelle a fini par renoncer à tout système de valeurs cohérent ; elle est devenue à force de tolérance l’agent de la pénétration de l’intolérance dans le corps social français. » Autrement dit : c’est le voile qui incite au viol, et c’est l’antiracisme qui fabrique du racisme. Et de conclure : « Je ne demande pas mieux que de lire de savantes références historiques ou théologiques à la tolérance de l’islam. J’y adhère. Mais là n’est pas aujourd’hui le problème : si l’islam est tolérant, qu’il le montre [3] ! »

« Au contact du peuple »

Pour se divertir, peut-être, de la dureté d’un quotidien qui lui fait endurer, parmi d’autres supplices, la délinquance des immigrés et la rudesse crypto-nazie des féministes américaines, Jacques Julliard, lorsqu’il ne rédige pas des diatribes phallocrates ou des philippiques islamophobes pour Le Nouvel Observateur, tient alors, pour la postérité, la chronique détaillée de ses jours et de ses soirées.

Son journal de l’année 1995, publié par un éditeur complice, dit ainsi l’étendue, choisie, de sa sociabilité [4]. Le 9 février, par exemple, il dîne « chez Anne Sinclair, avec Dominique Strauss-Kahn, Olivier Duhamel et Évelyne ». Quelques semaines plus tard, le 13 mars, il est du nombre des éminents participants à un « déjeuner avec Jacques Chirac au Nouvel Obs  ». En plus de l’état-major du journal, souligne-t-il, « on avait invité une brochette de patrons prestigieux : Vincent Bolloré, Michel David-Weill, Jean-Luc Lagardère, Didier Pineau-Valencienne, Antoine Riboud, Serge Trigano, etc. » Que de mixités.

Le 20 mars : « Dîner chez Caroline Lang », fille de Jack, avec « tout le gratin de la presse, Giesbert, PPDA, Christine Ockrent, quelques intellectuels, BHL, etc. » Le 25 mars – le rythme des agapes est, on le voit, soutenu, pour ne pas dire effréné : « Joyeux et sympathique dîner chez Pierre et Blandine Rosanvallon. » Vendredi 31 mars : « Dîner avec Nicolas Sarkozy chez Bernard-Henri Lévy. »

De loin en loin, l’éditocrate, las peut-être de tant de frénésies parisiennes, s’octroie dans les recoins des provinces françaises des escapades gourmandes, où il redécouvre, pour le modique prix de quelques écus, les joies rustiques de l’ascèse : « L’autre jour, à l’Esplan de Saint-Paul-Trois-Châteaux, j’ai fait pour 97 francs [15 euros] un dîner qui m’a donné plus de plaisir que le dernier repas que l’on m’a offert chez Guy Savoy. Contre-snobisme ? Affectation de simplicité ? Je ne le crois pas. Ce soir-là, c’était meilleur, tout simplement. »

D’autres fois encore, il prend des vacances qui l’emmènent jusqu’en Amérique latine – et cela le fait philosopher, depuis le haut des havres cossus où il goûte un repos mérité : « Faut-il l’avouer, de loin, la nuit, surtout à cause du mur de lumière qu’elle tend au-dessus de la ville, une favela, c’est très beau. »

Puis il revient à son métier, qui est de dessiller son lectorat, pour constater, effondré, que : « Si la gauche a perdu le contact avec le peuple, c’est que ses dirigeants se désintéressent de lui et préfèrent fréquenter les élites : patrons, intellectuels, journalistes. En France, les élites vivent entre elles. » Il se dit même qu’elles se font certaines fois inviter chez Guy Savoy.

Syndicaliste obtus ou gauchiste fanatisé ?

Mais, décidément, la contribution de Jacques Julliard au débat public tient à l’époque, pour l’essentiel, dans la promotion d’un capitalisme dont l’avidité prédatrice est toujours présentée comme une maladie infantile – et dont les possédants sauront se guérir seuls, si du moins « la gauche », qui se voit dotée là d’une mission à sa mesure, veut bien les aider à mieux se canaliser. Et bien sûr : un tel credo oblige.

Il contraint notamment celui qui le répète à longueur d’éditoriaux à se montrer soyeux lorsqu’il loue par exemple, en 1995, l’audace d’Alain Juppé, Premier ministre de droite qui « a présenté un plan de réforme de la Sécurité sociale qui témoigne de courage et d’une véritable ardeur réformatrice [5] ». L’éditocrate se fait en revanche infiniment plus râpeux quand il tance, plein de mépris, les syndicalistes que cette hardiesse hérisse, comme les « deux gros » secrétaires généraux de la Confédération générale du travail (CGT) et de Force ouvrière (FO)…

Et ainsi de suite : lorsqu’en 2003 des intermittents du spectacle commettent l’effronterie caractérisée de perturber une représentation de La Traviata à Orange (Vaucluse), où lui-même a, aux Chorégies – un festival de belle réputation –, ses habitudes d’esthète d’été, Julliard, la semaine d’après, narre, pour ses lecteurs, qu’il a très mal vécu de voir « le duo de Violetta et d’Alfredo massacré par un syndicaliste obtus ou un gauchiste fanatisé [6] ».

Mais il y a pire encore, selon lui, que les représentants du salariat : il y a, dans toute sa hideur, la plèbe rétive aux réformes – qui regimbe encore, de loin en loin, contre le triste destin que lui fait le patronat, et prétend même user, parfois, de ses dernières autonomies.

Dès 2002, Julliard proclame, dans une interview au Figaro, que « le peuple » – dont il a donc trouvé le temps de sonder l’âme entre un dîner (avec Nicolas Sarkozy) chez Bernard-Henri Lévy et un repas (offert) chez Guy Savoy – est « devenu objectivement » un conglomérat de pleutres, au sein duquel règne « la peur de l’évolution, de l’Europe, de la mondialisation, de la libération des mœurs » [7]. L’année d’après, en 2003 : il invective – à l’unisson, comme toujours, d’une éditocratie qui est alors unanime à fustiger une foule « malade » – les « zozos » qui manifestent contre un énième projet gouvernemental de réforme des retraites, porté cette fois par François Fillon : il y a là, d’après le docteur Julliard, médecin fameux des masses, « un corps psychotique […] en proie […] aux peurs collectives et aux fantasmes [8] ».

Deux ans plus tard, en mai 2005, son diagnostic, après que les Français ont majoritairement dit non à la ratification du traité établissant une Constitution européenne s’est encore affiné – pour s’accorder, une fois de plus, avec celui de ses pairs en éditocratie, également déchaînés contre une populace dominée par « l’émotionnel » : seules « la fièvre », « la fureur » et « la rage » expliquent selon lui cette insubordination collective [9].

« Beaucoup de choses à se dire »

Bien évidemment : cette scrupuleuse orthodoxie, où son commentaire se coule constamment dans la doxa dominante, vaut à Jacques Julliard d’être beaucoup sollicité, et nanti de quelques durables sinécures.

On l’entend puis le voit ainsi débattre, au tournant du siècle, à la radio d’abord (sur Europe 1), puis à la télévision (sur LCI, groupe TF1), avec le directeur de l’époque de l’hebdomadaire Le Point (droite) : son « cher » Claude Imbert. L’intéressé a des lubies, et certaines fois des hantises, qui peuvent déranger : en 2003, il se déclare « un peu islamophobe ». Mais personne, dans une époque où la fustigation des musulmans devient une discipline journalistique à part entière, ne lui tient grief d’une si consensuelle audace.

Et surtout pas Jacques Julliard, que ne heurtent nullement ces menues obsessions – lui-même, après tout, a, sur des sujets voisins, comme on a vu et reverra, quelques idées « iconoclastes » –, et gardera de ces discussions de comptoir érigées en acmé de l’éducation populaire un souvenir excellent : « Pendant six ans, et au-delà, je me suis rendu à l’immeuble de TF1 avec l’allégresse que l’on éprouve lorsque l’on s’apprête à retrouver un ami, avec lequel on a beaucoup de choses à se dire : en l’occurrence, tout ce qui s’était passé durant la semaine. »

Puis de préciser : « C’est Luc Ferry, autre ami et ancien du Point, qui lui succéda avec le même bonheur. » Entre le philosophe de médias qui fut ministre de Jacques Chirac et l’ex-syndicaliste – entre « la droite (molle) et la gauche (flasque) », diront, cruels, deux journalistes de Libération [10] –, l’entente est, de fait, si cordiale qu’il arrive même que les deux compères se délocalisent de concert, loin de l’immeuble de TF1, pour une parenthèse ensoleillée. En 2009, par exemple : ils participent, ensemble, et avec un troisième larron – l’essayiste réactionnaire Pascal Bruckner –, à une croisière organisée par le mensuel Philosophie magazine, durant laquelle ils animent, chaque après-midi ou presque, pour l’édification d’un large public de retraités conquis, des conversations où leur communion est, sur la plupart des sujets, si totale qu’elle en devient terriblement émolliente.

Dans le cours de l’un de ces happenings, Luc Ferry, après avoir gravement expliqué que « la mondialisation, c’est l’ouverture de la compétition vers le grand large » et copieusement vilipendé « les altermondialistes », vend du reste la mèche : « Jacques Julliard est de gauche, moi je suis réputé être de droite, mais entre nous il y a l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarette, on est d’accord sur tout à 99,9 %, on pourrait fonder un parti [11] ! »

« Une fuite en avant sans précédent »

L’année suivante, pourtant, Jacques Julliard fait la révolution. Elle n’est que personnelle, mais tout de même : l’éditocratie s’en trouve profondément commotionnée pendant plusieurs longues minutes. Car il est rare que l’un des siens succombe – fût-ce très brièvement – à ce qui, au regard de ses normes, s’apparente presque à un accès de bolchevisme.

Deux ans auparavant, la crise financière de 2008, où des centaines de milliards d’euros d’argent public ont été investis dans le sauvetage d’un système bancaire devenu fou, a très nettement confirmé qu’en trois décennies, alors même que des socialistes lui avaient dans toute l’Europe prodigué des soins assidus, le capitalisme ne s’était pas du tout assaini. Pour Jacques Julliard, qui avait, on se le rappelle, prédit tout autre chose, cette révélation a semble-t-il été un choc – et le début d’un remuement intime qui lui fait finalement rédiger, en 2010 donc, une longue et rageuse tribune, publiée par le quotidien Libération.

Extraits, que l’on croirait presque pris dans un libelle altermondialiste : « Nous vivons un nouvel âge du capitalisme. […] Les actionnaires […] réclament des profits immédiats et énormes, jusqu’à 15 % du capital investi. […] Ce nouveau capitalisme consacre le triomphe de l’hyperlibéralisme. Il est de nature essentiellement financière et bancaire, le plus souvent déconnecté de l’économie réelle. Il est donc avant tout spéculatif. Il […] a choisi de ressusciter son pouvoir de classe dans sa nudité. Il s’est installé à la faveur de l’effondrement des régimes communistes. Sans concurrence ni contestation, il a pu imposer ses exigences sans en craindre des conséquences politiques et sociales. Il a multiplié les licenciements spéculatifs, les délocalisations, sans redouter les réactions exclusivement défensives de la classe ouvrière. Il a éliminé toute concertation globale, tant avec l’État qu’avec les syndicats. Dans le domaine bancaire, il s’est lancé dans une fuite en avant sans précédent, multipliant les spéculations risquées et inventant des produits financiers dérivés sans contrepartie économique réelle. Sans égard pour les situations sociales souvent dramatiques qu’il suscitait, il a fait sauter le vernis de civilisation qui, depuis la Seconde Guerre mondiale, recouvrait le capitalisme évolué [12]. »

Transmuté par la tardive révélation – il concédera par la suite qu’elle lui est venue « avec dix ans de retard », sans que jamais cet aveu n’écorne dans la presse dominante son image de « théoricien » hors pair « des déboires de la gauche [13] » – que les capitalistes sont, même après que de très larges pans de « la gauche » les ont ralliés, nettement moins autorégulés et moins pétris de l’envie de se moraliser qu’il ne l’a constamment prétendu pendant trois décennies, Jacques Julliard, décidément décidé à en finir avec sa vie de thuriféraire du libre-échange, quitte alors Le Nouvel Observateur, dont la ligne éditoriale n’est plus assez rouge pour lui : « Je craignais, expliquera-t-il, que le journal ne s’engage à fond dans un soutien à Dominique Strauss-Kahn » (chez qui il était pourtant si agréable de dîner, quelques années plus tôt).

En 2010, Julliard passe donc chez… Marianne. Son alunissage est acclamé par le directeur de la publication de l’époque, Maurice Szafran, qui le présente comme l’arrivée d’une espèce de messie : « Il y a des bonheurs qu’on est heureux de partager, car ils rendent plus forts. L’arrivée de Jacques Julliard parmi nous […] est de ces événements intellectuels, politiques et journalistiques […]. Nous poursuivons une histoire qui avait besoin du style de Julliard, de son talent, de son envie aussi de bouger avec nous les autorités illégitimes de la pensée comme du pouvoir. »

La part du rêve

Dans ce nouvel espace de vie, où le néorépublicanisme se porte en bandoulière, Julliard va pleinement s’épanouir : lui-même, désormais, accorde « plus d’importance » à la République que « dans [sa] période Nouvel Observateur », et « l’oppose » même « à la démocratie, qui repose sur l’opinion », trop « fluctuante » – ô plèbes versatiles.

D’abord, il se recadre, tempérant finalement les nouvelles ardeurs anticapitalistes qui l’ont amené là : la « vraie gauche », d’accord. Mais avec modération. Car, tout compte fait : « Les coups de barre portés à la social-démocratie sont autant de coups de mains apportés au populisme de droite. »

En avril 2012, repris de l’envie d’emprunter les mêmes raccourcis qui lui ont déjà fait proférer que le féminisme américain était une « solution finale », il écrit, quinze jours avant le premier tour de l’élection présidentielle, que « dans une campagne électorale », il faut bien sûr « faire sa part au rêve », avec des candidatures comme celle de Jean-Luc Mélenchon, qui porte alors, à gauche, un projet de rupture avec le socialisme thatchérisé. Mais c’est pour préciser aussitôt que lui-même, par l’effet, peut-être, d’un « excès d’individualisme », se « méfie » des gens qui « se donnent pour mission » de le « faire rêver ». (Car il se sent « assez grand pour rêver tout seul ».) Puis de conclure, inconscient peut-être que les meetings électoraux du candidat du Front de gauche ne sont pas encore pavoisés d’oriflammes à croix gammée : « Les enthousiasmes collectifs organisés, tels qu’on les pratiquait dans l’Allemagne nazie et la Russie soviétique, très peu pour moi. » La relative radicalité du mélenchonisme, où s’égare un électorat qui n’a sans doute pas assez lu Marianne, relève donc, d’une part, du « rêve » : elle est par conséquent irrationnelle. D’autre part, et plus gravement : elle suscite une ferveur pour le moins suspecte, puisqu’elle rappelle les engouements collectifs du IIIe Reich et du totalitarisme soviétique.

Il suffit de l’écrire, et tout devient tellement plus simple.

« La fin de l’islamolâtrie compassionnelle »

Julliard, chez Marianne – où l’exécration des gauchistes « bien-pensants » et autres « complices de l’islamisme » est, il est vrai, une discipline discursive à part entière – cède définitivement à l’inclination qui lui inspirait naguère, sur les immigrés ou les musulmans, les tristes considérations que l’on a dites.

Tout au long du mois de novembre 2015, il se félicite ainsi, dans les semaines qui suivent les abominables attentats qui ont endeuillé Paris, et sans jamais se laisser entraver par la moindre pudeur, de ce qu’il appelle « la fin de l’islamolâtrie compassionnelle ». Il explique : « L’un des effets les plus paradoxaux et les plus bénéfiques du déchaînement de la barbarie et de la bêtise que nous venons de connaître, c’est la réintégration des musulmans dans la communauté nationale. Car leur victimisation systématique de la part d’une poignée d’intellos dévoyés, mais influents, avait eu pour effet de les séparer du reste de la nation. » (Mais, précise-t-il : « depuis » ces attentats, « parce qu’ils étaient visés comme les autres par les djihadistes islamistes, les musulmans français sont des Français comme les autres. Ce n’est pas trop tôt. »)

Comme s’il n’avait jamais entendu, depuis le début du nouveau siècle, aucune des insultantes remarques que des ministres d’État formulent publiquement et sans discontinuer – pour s’alarmer par exemple, comme Claude Guéant en 2011, de « l’accroissement du nombre de fidèles musulmans » –, ni vu aucune des couvertures anxiogènes que la presse magazine consacre régulièrement à « la peur de l’islam », il ajoute : « Rappelez-vous : il y a moins de trois semaines, il y avait des mots […] interdits, comme “islamisme, islamisation, identité, civilisation” ; d’autres suspects, tels que “laïcité, peuple, France [14]” ».

Mais le renversement orwellien de la réalité auquel procède l’éditocrate lorsqu’il attribue la responsabilité de la stigmatisation des musulmans à ceux-là mêmes qui ne cessent au contraire de la dénoncer – la « poignée d’intellos », jamais nommés, et pour cause, qu’il accable de son mépris –, et suggère donc une nouvelle fois, comme déjà en 2003, que c’est l’antiracisme qui fabrique du racisme, présente un avantage non négligeable : il permet de creuser encore le sillon de cette fustigation.

Et Julliard lui-même, évidemment, ne se prive pas de collaborer à cette excavation – jusqu’au délire, parfois, quand il assure, en février 2016, que 2015 n’a été marquée, en France, par « aucun incident grave contre les musulmans », alors même que le ministère de l’Intérieur a constaté que les faits antimusulmans avaient, cette année-là, plus que triplé.

Ou lorsque, succombant au mois de septembre suivant à un nouvel accès de rage contre ce qu’il appelle l’« islamogauchisme », il emprunte encore une fois à un obscène raccourci vers le IIIe Reich – il aime décidément ces traverses – pour délivrer, dans Marianne, cette ahurissante mercuriale : « Chaque fois que la France est menacée dans son existence et dans ses raisons d’être, il se forme dans ses marges un parti collabo. Bourguignons de la guerre de Cent Ans, frondeurs du début du règne de Louis XIV, émigrés de Coblence sous la Révolution, vichystes et pronazis de la Seconde Guerre mondiale. D’ordinaire, ce parti est d’extrême droite et se confond avec la réaction. Aujourd’hui, il est d’extrême gauche. […] Pas d’amalgame ! allez-vous encore dire. Vous n’allez pas comparer les complices de l’Allemagne nazie avec d’honnêtes défenseurs de l’islam ! Je ne compare pas des culpabilités, j’examine des états d’esprit [15]. »

Ces proférations ne restent bien sûr pas impunies : parce qu’elles sont en parfaite adéquation avec les obsessions mêmes dont elles nient la réalité, et complètement dans l’air du temps, leur auteur y gagne quelques nouveaux jetons de présence. En 2016, il se voit ainsi proposer de rédiger, en sus des éditoriaux qu’il continue de confectionner toutes les semaines pour Marianne, une tribune mensuelle pour Le Figaro, où sa prose, dès lors, s’additionnera, sous le sceau, il va de soi, du débat d’idées, à celles d’autres rhéteurs de renom – comme le récréatif politologue Laurent Bouvet ou l’incitatif bateleur Éric Zemmour –, facilement reconnaissables à ce qu’ils sont minés par de communes obsessions : l’islam, l’islam et l’islam.

La même année, Julliard, poussant encore son exploration de la presse droitiste, s’épanche dans la très conservatrice « revue d’écologie intégrale » Limite, dont il reçoit une rédactrice en chef, Eugénie Bastié – laquelle officie également au Figaro –, « en short dans sa villa près d’Avignon, où il passe une partie de l’année avec Suzanne, sa femme et complice depuis près de 60 ans [16] ». Et lorsqu’il donne à la revue de la Nouvelle Droite, Éléments pour la civilisation européenne, un long entretien dans lequel il déplore que « la gauche » ait « tout misé sur les immigrés » : c’est Alain de Benoist, théoricien de l’« ethnodifférencialisme » et figure tutélaire de la droite « anticonformiste », qui, par un comble du raffinement, recueille ces propos [17].

« Jacques Julliard est-il de droite ? »

L’hebdomadaire Le Point, où l’on sait la valeur de tels engagements, pose alors la grave question qui taraude l’Occident : « Jacques Julliard est-il de droite ? »

L’intéressé, interrogé, nie et se récrie, manifestement ébahi qu’on puisse même le soupçonner d’une telle reconversion sur la seule foi d’indices aussi peu probants que son nouveau zèle identitaire ou sa diversification dans de rêches publications droitières : ce sont les autres, qui ont changé, assure-t-il. Pas lui. « S’il y a eu un glissement, il n’est pas de [s]on fait. Il vient de cette gauche partagée entre l’islamogauchisme et le boboïsme », qui ne s’intéresse plus qu’au « peuple immigré », quand il conviendrait, comme Jacques Julliard lui-même s’y astreint désormais, de défendre « le peuple tout entier ».

Du reste, loin d’être le résultat d’un choix dicté par des motivations idéologiques, son arrivée au Figaro lui a en quelque sorte été imposée par les circonstances : « Dans un premier temps, j’ai été en pourparlers avec Le Monde, car ma vocation naturelle était de rejoindre ce journal, mais cela n’a pas abouti. Dès lors, je me suis senti libre. »

Et quant à son interview à la revue de la Nouvelle Droite : c’est « une provocation » que Julliard – dont le courage devrait, s’il y avait une justice, être partout chanté dans les siècles des siècles – « assume » d’autant plus facilement qu’il a demandé jadis à Alain de Benoist « s’il était raciste », et que celui-ci lui a « répondu qu’il l’avait été, mais qu’il ne l’était plus » [18].

Une telle magnanimité, où il suffit de protester de sa vertu antiraciste pour être cru, n’est pas complètement rare chez Julliard, puisqu’il estime aussi que le Front national (FN), « au vu de ses déclarations, ne mérite plus stricto sensu » l’« accusation » de racisme que d’aucuns s’obstinent encore à porter contre lui [19].

Cependant : cette bienveillance a ses limites. Lorsqu’il s’agit de juger de la sincérité des militants de gauche qu’émeut la banalisation du racisme antimusulman, l’éditocrate, soudain, se montre beaucoup moins confiant et compréhensif qu’à l’endroit d’Alain de Benoist ou de la formation de Marine Le Pen, et lance d’horribles imprécations contre cet « antiracisme dévergondé, […] tout entier axé sur une prétendue “islamophobie française” », qui « aboutit paradoxalement à racialiser la question de l’immigration et conduit tout droit à la guerre civile entre Français ».

Selon Julliard en effet – on a vu déjà que ces tours étaient chez lui un peu anciens –, c’est « cet antiracisme en trompe-l’œil et en peau de lapin » qui a « permis à la problématique du FN sur l’immigration de s’imposer » [20].

« Les copains journalistes de François Hollande »

Pour bien profiter de ce qui suit, il convient de se remémorer que les gens qui font Marianne n’aiment rien tant que de dispenser, entre deux jurements sécuritaires, des leçons d’éthique journalistique.

Au mois d’avril 2016, par exemple, ils dénoncent, dans un virulent dossier à charge, « des médias sous influence ». Puis, cinq mois plus tard, en septembre, ils tonnent contre « les médias » qui « se couchent », moquent cruellement – après que celui-ci, directeur de l’information de France Télévisions, a évincé d’une émission politique une syndicaliste qui menaçait de s’en prendre au président Hollande – « Michel Field, courtisan double face », et se gaussent des « copains journalistes de François Hollande ».

Moyennant quoi, le 3 octobre suivant, moins de trois semaines, donc, après la publication de cette dernière dénonciation, râpeuse, des complaisances et connivences – et autres compromissions – où la gent médiatique s’égare si souvent, une foule compacte, mais soigneusement triée, se presse dans la salle des fêtes de l’Élysée. Il y a là, racontera une journaliste du Monde, « l’ancien patron de la CFDT, Edmond Maire ». Et puis : « Jack Lang. Et puis, les historiens Pierre Nora, Jean-Noël Jeanneney et Mona Ozouf. » Dans un recoin : « les patrons de Libération et de Marianne » – ce même magazine, insistons-y un peu lourdement, qui a si rudement tancé, vingt jours plus tôt, « les copains journalistes » de l’hôte de l’Élysée – « devisent avec celui du Figaro », cependant que « Jean d’Ormesson fait des baisemains » [21]. L’assemblée, on le constate, est soigneusement triée : « le peuple entier » n’a pas été convié du tout.

Que font là ces convives choisis ? Ils sont venus assister à une touchante cérémonie : François Hollande, conquis sans doute par ses homélies réactionnaires, remet une cravate de commandeur de la Légion d’honneur à Jacques Julliard, qui de son côté – joie de recevoir, plaisir d’offrir –, oint le chef de l’État d’un peu de « baume », en lui signifiant qu’il espère le voir candidater à sa propre succession.

Puis le temps reprend son cours, et ce n’est qu’un an après cette charmante festivité que Marianne, où Jacques Julliard continue d’officier toutes les semaines, publie, le 1er septembre 2017, dans les jours qui suivent l’embauche d’un journaliste à l’Élysée, de nouvelles attaques, au vitriol, contre « ces plumes qui vont à la soupe ».

Renaud Dély, directeur de la rédaction, remontre pour l’occasion, dans un éditorial édifiant, qu’« entre le monde des médias et celui des pouvoirs, politique et économique, une insupportable promiscuité sociale, culturelle et même affective ne cesse donc de s’aggraver ». Au point, explique-t-il, que « journalistes et politiques finissent par se servir mutuellement ».

La conclusion de Marianne, qui consacre plusieurs pages à cette si épineuse question de l’éthique journalistique, est sans appel : « L’affolante endogamie culturelle et sociale du monde médiatico-politique ronge un peu plus à chaque fois la crédibilité déclinante des journalistes. »

Cela est vrai, assurément.

P.-S.

Ce texte est extrait de Editocrates 2. Le cauchemar continue), publié aux éditions La découverte en 2018.

Notes

[1] Pierre RIMBERT, « Dégringolade », Le Monde diplomatique, février 2017.

[2] Cité in Pierre TEVANIAN, « Les bienfaits de la culture française : retour sur la lepénisation de Jacques Julliard », lmsi.net, 6 septembre 2016.

[3] « Quelques remarques sur l’idéologie “national- républicaine” », par Pierre Tevanian, Lignes, 1999.

[4] Les citations qui suivent sont tirées de : Jacques JULLIARD, L’Année des dupes, Seuil, Paris, 1996 (cité in « Ces fats qui nous informent », Le Plan B, décembre 2006-janvier 2007).

[5] Cité in Pierre RIMBERT, loc. cit.

[6] Ibid.

[7] Cité in « Les décerveleurs », PLPL, juin-août 2002.

[8] Cité in Henri MALER et Mathias REYMOND, Médias et mobilisations sociales : la morgue et le mépris ?, Syllepse, Paris, 2007.

[9] Cité in Olivier CYRAN, « Le “Oui” repasse en tête », CQFD, juin 2005.

[10] Raphaël GARRIGOS et Isabelle ROBERTS, « Les débats dans les hauts », Libération, 16 décembre 2006.

[11] Voir Sébastien FONTENELLE, « Dix jours en mer avec trois astres de la pensée française », Le Monde diplomatique, août 2009.

[12] Jacques JULLIARD, « Vingt thèses pour repartir du pied gauche », Libération, 18 janvier 2010.

[13] « Jacques Julliard est-il de droite ? », Le Point, 26 mai 2016.

[14] Jacques JULLIARD, « La Parole libérée », Marianne, 28 novembre 2015.

[15] Jacques JULLIARD, « Contre le parti collabo », Marianne, 2 septembre 2016.

[16] Eugénie BASTIE, « Jacques Julliard : “La gauche est redevenue individualiste” », Limite, 14 novembre 2016.

[17] Alain DE BENOIST, « Jacques Julliard : “La gauche a tout misé sur les immigrés, dont elle a décidé de faire un prolétariat de rechange” », Éléments, mars-avril 2016.

[18] « Jacques Julliard est-il de droite ? », loc. cit.

[19Marianne, 12 février 2016.

[20Marianne, 17 mars 2017.

[21] Raphaëlle BACQUÉ, « Julliard à Hollande : “Parmi les candidats déclarés, je ne vois pas de social-démocrate” », Le Monde, 4 octobre 2016.

https://lmsi.net/Jacques-Julliard-est-il-de-droite

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