Marchandisation
28 août 2023 par Emma Bougerol
Faire valoir ses droits au RSA ou à une allocation devient de plus en plus compliqué. Des sociétés privées se saisissent de cette opportunité et de la désorganisation des caisses de sécurité sociale pour marchander l’accès aux aides.
Publié dans Société
« Je ne saurais absolument pas quelles aides me correspondent, ni quelles démarches faire, ni où me présenter, ni avec qui parler… Ni rien. » Thomas, 37 ans, secoue la tête devant les caméras de TF1, dans un reportage du journal de 20 heures [1]. Comme lui, des millions de personnes se retrouvent démunies en France face au difficile accès aux allocations sociales. La dématérialisation a encore accru la complexité.
Tapez dans un moteur de recherche la requête « À quelles aides ai-je droit ? ». En plus du site de l’État, service-public.fr, l’algorithme vous suggérera probablement les sites Mes-allocs.fr, demarchesadministratives.fr, aide-sociale.fr, ou mesallocations.fr… Ces sites vous expliquent d’abord les différentes prestations sociales. Vous voulez savoir à quelles aides vous pouvez effectivement prétendre ? Vous voilà redirigé vers un numéro surtaxé ou un simulateur assorti d’un service d’accompagnement, qui est payant.
La majorité de ces sites proposent un service téléphonique à 80 centimes la minute. D’autres sociétés ont une offre plus large. C’est le cas de Mes-allocs.fr, détenu par l’entreprise Expertaide, basée en Essonne. Ce site a d’ailleurs mis en avant le reportage de TF1 sur la difficulté à comprendre et toucher les allocations sociales. Ces services payants, pour faire valoir un droit censé être garanti par l’État, prospèrent sur la complexité des prestations sociales, et la lenteur des services publics, plus prompts à contrôler et à sanctionner, qu’à traiter convenablement les dossiers des demandeurs, comme l’illustre la situation des Caisses d’allocations familiales.
Trente euros pour pouvoir toucher ses allocs
Né en 2018, Mes-allocs.fr propose d’abord aux usagers de simuler gratuitement les prestations auxquelles ils pourraient avoir droit, parmi « plus de 1800 aides ». Ensuite, les personnes peuvent souscrire à un « service d’accompagnement administratif » ponctuel pour 29,90 euros par trimestre plus des frais d’inscription. Cela permet de bénéficier d’un accompagnement personnalisé avec un conseiller, où toutes les démarches sont prises en charge. L’entreprise a également noué des partenariats, notamment avec Uber Eats, avec une offre spéciale pour ses coursiers.
Bien que discret dans sa communication, Mes-allocs.fr n’est pas passé inaperçu chez les travailleurs du social. « Des sociétés qui font payer pour fournir un service gratuit à des personnes qui ont de faibles revenus, voire sont surendettées. Des sociétés de conseils gratuits payants qui s’adressent à des gens en galère d’argent : fallait y penser ! » s’offusquait une assistante sociale du Syndicat unitaire des personnels des administrations parisiennes [2]. La plateforme affirme avoir aidé plus de 40 000 personnes dans leurs démarches administratives depuis cinq ans.
« Le site Mes-allocs.fr prospère illégalement sur le dos des personnes les plus fragiles », dénonce de son côté l’Association nationale des assistants de service social (Anas). L’association met en avant deux décisions de la Cour de cassation datant des années 1950 pour appuyer ses propos. « J’ai passé un été à chercher ces décisions pour montrer qu’il y avait bien un délit », nous explique le président de l’association, Joran Le Gall.
Ces deux décisions judiciaires soulignent le caractère illégal des activités de ceux qui proposent leurs services payants à des bénéficiaires d’aides publiques. Cette interdiction est également mentionnée à l’article L554-2 du Code de la Sécurité sociale, qui dispose que « tout intermédiaire convaincu d’avoir offert ou fait offrir ses services moyennant émoluments convenus d’avance, à un allocataire en vue de lui faire obtenir des prestations qui peuvent lui être dues », se verra condamné à une amende de 4500 euros.
Le président de l’Anas admet que le fonctionnement de certaines de ces plateformes a légèrement évolué. Par exemple en proposant un paiement par forfait plutôt qu’en prélevant un pourcentage des aides, comme c’est le cas pour Mes-allocs.fr. Pour autant, Joran Le Gall n’en démord pas : « Il y a un certain nombre de pratiques illégales, insiste-t-il. Pour lui, tout cela est aussi « immoral même si sur ce point on ne peut pas faire grand-chose. » Depuis cette alerte, rien n’a semblé changer : ces services existent toujours, et la plainte contre Mes-allocs.fr déposée en 2019 par l’association auprès de la procureure d’Évry n’a pour l’instant pas eu de suites.
Silence chez les organismes de Sécurité sociale
Dans des courriers datés de janvier 2022, l’association a interpellé les organismes de Sécurité sociale, la Défenseure des droits ainsi qu’Olivier Véran, à l’époque ministre des Solidarités et de la Santé, sur l’existence de Mes-allocs.fr. « Derrière la vitrine d’une louable ambition énoncée sur son site Internet, le fonctionnement de cette plateforme vient montrer une tout autre réalité, bien plus mercantile », y dénonce l’Association des assistants de service social.
Seul le directeur général de la Mutualité sociale agricole (MSA) a répondu, dans un courrier adressé au président de l’Anas daté du 14 mars 2022. « Après renseignement pris auprès des services des affaires juridiques de la caisse centrale, je vous confirme que l’accompagnement proposé par le site pour l’obtention de prestations sociales moyennant rémunération, en l’espèce sous la forme d’un abonnement, paraît illégal au regard de l’article L. 725-13 du Code rural et de la pêche maritime s’agissant du régime agricole. » Il précise saisir l’ensemble des parties prenantes « pour envisager ensemble les suites à donner à cette situation ». Depuis, aucune nouvelle. Sur le même sujet
Mes-allocs.fr se défend fermement des accusations portées par l’Anas sur l’illégalité de ses prestations. « D’un point de vue de la loi, notre activité est bien légale, soutient Joseph Terzikhan, créateur de la plateforme. Nous avons eu de nombreux échanges avec la Caisse nationale d’allocations familiales depuis 2019 et avons bien pris soin de valider ce point avec leur direction. »
Nous avons contacté les différentes caisses de Sécurité sociale, y compris la Mutualité sociale agricole. Elles nous ont renvoyés vers la direction de la Sécurité sociale, qui n’a pas donné suite à nos sollicitations.
« Il n’y a plus personne pour vous aider »
« Tout le monde est au courant de l’existence de ces plateformes et il ne se passe rien, se désespère Joran Le Gall. Ce n’est pas le boulot de l’Anas de s’occuper de ça, mais on s’en est saisi parce que ce fonctionnement était trop immonde… » Le président de l’association souhaite désormais voir les caisses de Sécurité sociale se saisir de la question. « Ce que propose Mes-Allocs.fr, c’est un interlocuteur humain face à un système de protection sociale où il n’y a plus personne, soupire-t-il. Aujourd’hui, il y a des centaines de droits, mais il n’y a plus personne dans les services publics pour vous aider à mobiliser tout ça. » Un constat partagé par la défenseure des droits, Claire Hédon : « La dématérialisation ne doit pas signifier la disparition du téléphone et de l’accueil dans les services publics. Le problème est là : les réclamants ne peuvent plus aller voir quelqu’un », confiait-elle à basta!.
D’autres plateformes du même type ont vu le jour, puis ont changé de direction. Ainsi, l’offre payante de l’entreprise « Toutes mes aides », devenue Klaro, s’est tournée uniquement vers les entreprises. Une autre, Wizbii Money, une start-up grenobloise visant principalement les jeunes, a été décrite par Mediapart comme une « entreprise qui capitalise sur la phobie administrative des étudiants ». En 2021, le syndicat étudiant Unef avait qualifié d’ « inadmissible » les pratiques « qui utilisent la détresse des jeunes pour leur soutirer le peu d’aides disponibles » du site. La start-up prélevait alors 4 % du montant des aides sociales obtenues par leur intervention.
Depuis ces controverses, le service d’accompagnement de Wizbii Money est devenu totalement gratuit pour les utilisateurs. « Notre modèle économique a toujours été, dans la mesure du possible, de ne jamais faire payer le jeune pour nos services », se défend l’un des fondateurs de la plateforme, Romain Gentil. Désormais, cette branche de la start-up Wizbii n’engage de bénéfices que sur les partenariats avec des entreprises. Pour toucher ses aides, il faudra néanmoins obligatoirement passer par la plateforme bancaire de la start-up, Swan.
Romain Gentil affirme qu’il est hors de question de repasser à un système payant pour les jeunes. Il affirme qu’« aujourd’hui, Wizbii Money n’est pas un service rentable. On veut continuer de le proposer parce que c’est quelque chose qui fonctionne et qui est utile », assure-t-il. Du côté de Mes-allocs.fr aussi, son fondateur affirme que son service d’accompagnement pour les particuliers est « structurellement déficitaire ».
« Si nous pouvions éviter de faire payer l’utilisateur, nous le ferions, défend de son côté Joseph Terzikhan, de Mes-allocs.fr. Mais notre structure est autofinancée, nous ne pouvons pas nous permettre de proposer ce service gratuitement pour le moment, nous avons besoin de couvrir les frais ou une partie des frais afin de pouvoir continuer à fournir un service de qualité dans le temps. Nous cherchons d’autres modes de financement, notamment auprès des organismes étatiques. »
Un foyer éligible sur trois ne touche pas le RSA
L’existence de ces entreprises est « le symptôme d’un désengagement de l’État sur la question de l’accès aux droits sociaux », affirme Arnaud Bontemps, porte-parole du collectif Nos Services Publics. « Le marché a horreur du vide, ajoute-t-il. On ne peut pas lui reprocher, c’est le propre du marché. » Sa start-up répond à un manque de services de la part de l’État, abonde Romain Gentil. « Je pense que ce que nous proposons est la mission de l’État social, du gouvernement, mais il y a des trous dans la raquette », dit l’entrepreneur. « D’un point de vue idéologique, je comprends qu’il puisse être difficile pour certains d’accepter qu’une structure privée se mette à résoudre des problématiques d’ordre social », ajoute le fondateur de Mes-allocs.fr, Joseph Terzikhan. Selon lui, « le monde évolue, et l’État ne peut pas tout faire lui-même ».
Sur leurs vidéos promotionnelles comme dans leur communication externe, ces plateformes mettent en avant l’argument du non-recours aux aides sociales en France. Une étude de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), montre qu’en 2018 un foyer sur trois éligible au Revenu de solidarité active (RSA) ne le touchait pas, faute de démarches.
Chez les personnes âgées seules, le taux de non-recours au minimum vieillesse est estimé par la Drees à près de 50 %. Le site Mes-allocs.fr évalue les montants non réclamés par les ayants droit en France à dix milliards d’euros chaque année. Ce décompte a largement été partagé par les médias nationaux.
Clara Deville, chargée de recherche en sociologie à l’université de Bourgogne Franche-Comté, s’est elle aussi intéressée au non-recours au RSA. « Le RSA est souvent une prestation “porte d’entrée” à beaucoup d’autres. Quand on est non recourant, on ne touche souvent pas d’autres aides », explique la chercheuse. Elle ajoute que le non-recours aux aides sociales est devenu un problème public au début des années 2010, dans un contexte politique bien particulier.
Le discours qui domine est alors que si les bénéficiaires ne demandent pas les aides auxquelles ils ont pourtant droit, ce serait parce qu’ils « auraient peur du stigmate, qu’ils n’auraient pas accès à l’information, ou font face à la complexité administrative ». Ainsi, depuis une dizaine d’années, « il y a une forme d’individualisation de ce problème public » où « la dématérialisation érigée comme solution. C’est un peu absurde sachant que le numérique est facteur d’inégalité », détaille la chercheuse.
« Cela a eu trois conséquences : des fermetures d’antennes de CAF, de MSA, et d’autres services publics en milieu rural, une réforme de l’accueil au guichet, où il faut désormais prendre rendez-vous par Internet, ainsi qu’un report du travail administratif vers les demandeurs d’aides », analyse Clara Deville. Ces conséquences entretiennent elles-mêmes le non-recours.
Le non-recours aux droits aux oubliettes politiques
Les plateformes marchandes prospèrent donc dans le vide laissé par les services de l’État. Si bien que, parfois, ce sont les services publics qui se tournent vers ces entreprises privées. « On est en lien très fort avec certains organismes. Aujourd’hui, on échange même avec des assistantes sociales du Crous qui nous posent parfois des questions sur certains dispositifs qui peuvent exister », dit par exemple Romain Gentil, de Wizbii Money.
Le manque de moyen des organismes de Sécurité sociale favorise l’existence de tels services. « Rares sont les organismes de Sécu qui ont beaucoup de moyens à consacrer à l’accès aux droits », confirme le porte-parole du collectif Nos Services Publics, Arnaud Bontemps. « On voit bien que dans les récentes déclarations politiques, on nous parle de fraude fiscale et sociale, mais on ne nous parle pas de l’accès aux droits », se désespère-t-il.
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En témoigne le plan présenté fin mai par le ministre des Comptes publics, Gabriel Attal (devenu en juillet ministre de l’Éducation nationale). Le ministre affirmait dans les colonnes du Parisien : « Nous allons créer mille postes supplémentaires dans le quinquennat pour lutter contre la fraude sociale et investir un milliard d’euros dans les systèmes d’information. » Le non-recours aux aides sociales, lui, est oublié.
En cas de difficultés et face au manque d’interlocuteurs dans les organismes de Sécurité sociale, il n’est pas forcément nécessaire de se tourner vers des services privés, rappelle Arnaud Bontemps : « Il y a déjà des associations qui font gratuitement, bénévolement, un travail extrêmement précieux d’accès aux droits. »
Emma Bougerol
Image de une : photomontage à partir de captures d’écran
https://basta.media/payer-pour-percevoir-ses-aides-le-desengagement-de-l-etat-laisse-place-au-prive
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