Eau et rivières
La préfète a refusé le moratoire sur les mégabassines, demandé par le Convoi de l’eau. Un refus symbolique d’une gestion de l’eau non démocratique, selon les militants.
Une certaine idée du dialogue. Vendredi 25 août, alors que les délégués du Convoi de l’eau étaient en pleine négociation d’un moratoire sur les projets de mégabassines avec la préfète à l’Agence de l’eau Loire Bretagne, à Orléans, ils apprenaient que les travaux d’une retenue d’eau prévue à Priaires étaient en train de commencer. En témoignait l’installation de barrières autour du futur chantier, confirmée par des photos relayées sur les réseaux sociaux des Soulèvements de la Terre. par les militants.
« Face à cette nouvelle explosive, véritable provocation du gouvernement face au mouvement et à la possibilité d’un retour au dialogue, la délégation dans son intégralité a décidé de rester à l’intérieur du bâtiment », a réagi, dans la foulée, le collectif Bassines non merci dans un communiqué de presse. Une quinzaine de personnes avaient décidé d’occuper les locaux de l’agence de l’eau vendredi dans la soirée, avant d’être expulsées par les forces de police.
Tard dans la soirée du vendredi, la préfète du Loiret, Sophie Brocas, a acté le refus du moratoire. « Il ne s’agit pas d’accepter ou de refuser le moratoire. Ils disent : « c’est un moratoire ou rien ». Ce n’est pas la manière dont on mène une discussion ». En ce qui concerne les six bassines dont le chantier a déjà commencé, elle refuse de faire attendre les agriculteurs plus longtemps. « Certains attendent depuis des années des chantiers pour lesquels ils ont obtenu l’autorisation. Nous ne pouvons pas les faire attendre de manière indéterminée ». De plus, elle assure qu’il faut un motif juridique pour arrêter les chantiers. « Et nous ne l’avons pas ». En ce qui concerne les dix projets de réserves de substitution autorisées par l’État, mais dont les modalités de financement n’ont pas encore été actées, elle a précisé avoir proposé de conditionner leur construction à « certaines exigences : enrichir les critères de protection de la ressource en eau et garantir l’accès à l’eau aux nouveaux irrigants ». Face au refus de la délégation, elle a retiré ces propositions.
Le Convoi de l’eau, grande procession festive des opposants aux mégabassines, partie une semaine plus tôt à vélo des environs de Sainte-Soline, avait comme objectif numéro un d’obtenir un moratoire sur tous les projets en cours ou à venir de réservoirs d’eau. Il s’agissait d’un préalable — non négociable pour eux — à la reprise du dialogue.
Un dialogue que souhaitaient les militants comme le Comité de bassin. Cet organisme, qui réunit différents acteurs dont l’État et la société civile, avait voté une motion en juillet invitant à remettre à plat le protocole d’accord sur les projets de mégabassines.
Le millefeuille administratif de la gestion de l’eau
Ces difficultés à arrêter ces projets de mégabassines, accusées d’accaparer l’eau au profit d’une minorité et d’être une maladaptation au changement climatique, ne surprennent en réalité personne. En faisant de l’Agence de l’eau le point d’arrivée de leur manifestation itinérante, les militants souhaitaient dénoncer un fonctionnement qu’ils jugent non démocratique. « C’est censé être notre agence, celle des habitants du territoire, où l’on construit ensemble une politique de l’eau. Mais le poids de l’État et de la FNSEA [principal syndicat agricole, fervent défenseur des mégabassines] y est devenu prépondérant », déplore Julien Le Guet, porte-parole du collectif Bassines non merci.
Pour comprendre le fondement de cette accusation, il faut revenir sur le fonctionnement complexe de la gouvernance de l’eau en France. Le territoire métropolitain a été découpé administrativement en six grands bassins hydrographiques. Sur chacun de ses bassins a été créé une Agence de l’eau. Ce sont elles qui collectent des redevances, payées en grande majorité par les ménages, et sont chargées de financer des projets pour aider les acteurs du territoire (collectivités, agriculteurs, associations, etc.) à « gérer et préserver les ressources en eau et les milieux aquatiques ».
Sur chacun de ces grands bassins versants existe également un Comité de bassin. Surnommé le « Parlement de l’eau », il est supposé représenter les acteurs du territoire et mettre au point tous les six ans un schéma directeur d’aménagement et de gestion des eaux (Sdage) — c’est-à-dire déterminer la politique de l’eau locale.
Les deux instances gèrent donc de concert la politique de l’eau : le Comité de bassin en détermine les orientations, puis l’Agence de l’eau finance sur le terrain sa traduction en projets concrets. Dans les faits cependant, la main de l’État impose ses décisions à chaque étape du processus.
Une reprise en main par l’État des Agences de l’eau
D’abord, ce sont les préfets coordinateurs de bassin, serviteurs de l’État central, qui président le Conseil d’administration (CA) de l’Agence de l’eau : là où se décide quels projets seront financés, et notamment les mégabassines qui sont subventionnées jusqu’à 70 % par cet argent public. « Cela constitue une réelle dynamique de recentralisation. Depuis leur création en 1964, les Agences de l’eau pouvaient nommer qui elles voulaient à la tête de leur CA, mais ce sont maintenant uniquement des préfets qui les président », déplore Bernard Barraqué, chercheur émérite au CNRS, auteur de nombreux travaux sur la gestion publique de l’eau.
Ce préfet coordinateur a un rôle prépondérant car c’est également lui qui approuve le Sdage élaboré par le Comité de bassin, et publie l’arrêté préfectoral actant de son entrée en vigueur. Omniprésents, les préfets sont aussi incontournables à l’échelon inférieur, à l’instar de ce qui se joue dans le sous-bassin du Clain : le préfet de la Vienne, proche d’Emmanuel Macron, y est accusé de nier les dernières études scientifiques qu’il était supposé prendre en compte pour sauver les projets de mégabassines locales.
La reprise en main des Agences de l’eau par l’État, « à l’œuvre dès l’époque de Nicolas Sarkozy mais bien pire avec Emmanuel Macron », estime Bernard Barraqué, serait poussée par l’hostilité viscérale qu’entretient le ministère des Finances vis-à-vis de ces Agences. « Les redevances des agences représentent 2 milliards d’euros par an, c’est la plus grosse parafiscalité de France. Bercy ne supporte pas que tous les impôts ne passent pas par lui », souligne le chercheur. Depuis la loi sur l’eau et les milieux aquatiques de 2006, la logique décentralisée qui prévalait dans les années 1960 lors de la création des Agences de l’eau, financées par leur redevance, a pris selon lui un sérieux coup : « La redevance est revenue dans une logique d’imposition, ce qui permet à l’État d’asseoir encore la légimité de son autorité sur les agences. »
Pour Bernard Barraqué, le contexte politique ne préfigure pas d’un changement de cap, bien au contraire : « Il ne faut pas oublier le passé d’inspecteur des finances d’Emmanuel Macron. Dans sa tête, les Agences de l’eau sont probablement un truc bizarre qui ne devrait pas exister, ou qui est voué à être réintégré dans l’État. »
Une alliance solide entre État et FNSEA
Au-delà de l’influence des préfets, la composition des CA des Agences de l’eau traduit également ce déséquilibre de représentation que dénoncent les opposants aux mégabassines : 1/3 des sièges du Conseil est réservé représentants de l’État, 1/3 revient aux élus locaux et 1/3 aux différents acteurs de la société civile. Or, « la FNSEA est bien représentée, non seulement parmi les sièges réservés à la société civile mais aussi parmi les élus locaux, dont certains sont proches des irrigants voire sont eux-mêmes d’anciens irrigants », déplore Julien Le Guet.
« La FNSEA s’estime propriétaire de l’agriculture »
Le poids cumulé de l’État et de la FNSEA leur assurerait ainsi une confortable majorité. D’autant que l’alliance entre les deux semble solidement ancrée. Reporterre documentait, lors de la décision de dissolution des Soulèvements de la Terre en juin, comment le lobby pro-bassines travaillait main dans la main avec le ministère de l’Agriculture. « La FNSEA s’estime propriétaire de l’agriculture. Il a toujours existé un pacte de cogestion entre elle et le ministère de l’Agriculture. Pour devenir ministre, il faut être adoubé par la FNSEA », nous disait alors le journaliste Gilles Luneau, spécialiste des questions agroalimentaires. Jeudi 24 août, le ministre de l’Agriculture Marc Fesneau défendait encore bec et ongle les projets de mégabassines dans les colonnes de Ouest France.
En face, le « Parlement de l’eau » semble relégué à un rôle bien secondaire, presque consultatif. Thierry Burlot, le président du Comité de bassin Loire Bretagne, tente de jouer les médiateurs dans la crise des mégabassines, tout en avouant son impuissance. « J’ai demandé une pause à la Coop de l’eau 79. Mais je ne sais pas si je serai entendu », confiait-il à Reporterre avant les négociations. « Mais c’est la présidente du comité d’administration de l’agence, c’est-à-dire la préfète, qui décide ; nous, Comité de bassin, ne pouvons faire que de la médiation. »
Quand bien même le Comité de bassin aurait davantage voix au chapitre, encore faudrait-il qu’il soit perçu comme légitime, c’est-à-dire réellement représentatif. Aujourd’hui, sa composition est organisée d’une manière approchante de celle du CA de l’Agence de l’eau. D’après les informations de Mediapart, seule une petite minorité, une trentaine de membre sur 190, serait favorable à la mise en place d’un moratoire.
Une telle décision, pourtant, ressemblerait à une mesure d’apaisement. Le Conseil économique, social et environnemental, appelait lui aussi, dans un avis rendu en avril dernier, à ne plus subventionner les mégabassines avec de l’argent public. En vain.
« L’impuissance de Thierry Burlot montre bien qu’il n’existe pas de réel contre-pouvoir aux volontés de l’État », soupire Julien Le Guet. Lui rêve, avec ses acolytes du Convoi de l’eau, d’un « vrai Parlement de l’eau », qui représente réellement la société. Et soit à même de susciter l’adhésion.
https://reporterre.net/Megabassines-pourquoi-le-moratoire-n-aura-pas-lieu
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