NEUF MOUVEMENTS POUR UNE CAVALE
Le 20 mai 2017, un gendarme tue Jérôme Laronze, paysan fervent défenseur d’une agriculture mettant le vivant en avant et contre les puçage et traçage généralisés des bêtes, après neuf jours de cavale et de chasse à l’homme. Marie-Pierre, sa soeur, avocate, prend la parole pour évoquer ce « géant » coincé dans un monde qui pousse les paysan·nes vers la corde ou le fusil.
Elle raconte les contrôles sanitaires, les réglementations implacables, l’absurdité d’un système qui voulait l’obliger à brûler les bêtes qu’il n’avait pas équipées de puce RFID dans les temps ni soumises aux tests ADN faute de trésorerie : parce qu’« il nous faut des labels sur un terroir labellisé il va falloir s’en débarrasser ne rien valoriser vous ne pouvez pas vendre de la viande sans papiers il existe des frontières administratives vous comprenez avec l’Europe les accords les multinationales il existe des règles c’est dicté plus haut d’en haut c’est comme ça pour la certification vis-à-vis de l’Europe vous comprenez l’Europe vous devez comprendre chevauchant son taureau l’Europe est prisonnière du taureau et en même temps elle chevauche dessus vous comprenez le taureau c’est l’agriculture le progrès de l’agriculture et Europe elle n’y peut rien elle doit chevaucher dessus c’est son devoir ce n’est pas une possibilité ce n’est pas une course au progrès c’est un rapt au progrès c’est un rapt elle n’en a rien a foutre de vos limousines ce qui compte c’est la façon dont vos limousines conduisent le progrès de l’Europe vous comprenez alors vos limousines sans papiers… »
Elle se souvient, le cite beaucoup et, phrase après phrase, bâtit une mémoire, en reconstituant son histoire, « l’histoire de celui qui a dit “non“ et que l’on a tenté de faire taire » : « déjà au lycée agricole on aurait dû s’en douter ces heures de colle accumulées pour critique de l’enseignement agricole parce que les gros syndicats parce que la cogestion parce que la mécanisation parce que les petites gens comme nous le monde les avale tout rond […] même qu’un jour collé dans le bureau du directeur il lui avait dit “vous savez ce que vous dirigez au juste, une usine à produire des suicidé·es.“ »
Elle parle pour rétablir la vérité, pour réclamer justice, pour balayer le mépris et restaurer sa dignité, pour faire entendre la parole de son frère et de ses collègues : « nous, paysan·nes qui avant étions “libres et indépendant·es“, travaillant nos terres et vendant nos propres productions, avons rejoint aujourd’hui les nombreux·ses “esclaves“ du salariat (les aides européennes, etc.). Nos champs sont déjà réglés comme des usines. Ce qui a peut-être quelque chose de positif : réconcilier classe travailleuse et classe agricole ?
Nous ne serons plus jamais des versaillais·es. Nous ne serons plus jamais des Bonnets rouges. Nous ne serons plus jamais des Chemises vertes. Nous ne serons plus jamais des vendéen·nes. Nous serons prolétarien·nes. »
Elle dévoile aussi la violence d’un système administratif inique : « Les normes sous prétextes d’écologie et de sécurité sanitaire obligent les agriculteurs·trices à s’équiper de machines et donc éliminent les petit·es paysan·nes qui ne peuvent s’endetter et libèrent des terres pour les plus gros·ses. Les normes de biosécurité favorisent finalement l’industrialisation de l’agriculture qui est pourtant la cause réelle des scandales de la vache folle, de la viande de cheval dans les lasagnes ou de la salmonelle dans les produits de Lactalis. » Tout pousse au renoncement, à la résignation : « La victime, à l’inverse de l’exploité·e, ne se révolte pas. Et c’est ce qu’iels ont fait de nous. Des petites victimes d’un système libéral. »
Le texte de Guillaume Cayet restitue avec force toute la tension de cette tragédie. Il donne à cette sœur éloquente des airs d’Antigone pour élever à une dimension symbolique son combat. Il restitue à ce faits divers « anecdotique » toute sa portée critique systémique.
Dans une seconde pièce, il met en scène deux sœurs coincées dans leur misère à laquelle tente d’échapper la plus jeune, révoltée et bien décidée à lutter contre un déterminisme social implacable. Des dialogues percutants et dépouillés de tout bavardage.
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
NEUF MOUVEMENTS POUR UNE CAVALES
Suivi par LES DEUX
Guillaume Cayet
96 pages – 14 euros
Éditions Théâtrales – Montreuil – Janvier 2020
www.editionstheatrales.fr/livres/neuf-mouvements-pour-une-cavale-les-deux-1550.html
https://bibliothequefahrenheit.blogspot.com/2023/08/neuf-mouvements-pour-une-cavales.html#more
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