Sur l’insurrection de Villeurbanne (Août 1944)

Joël Ruiz, Des anarchistes face au franquisme


[Bonnes Feuilles]

paru dans lundimatin#387, le 12 juin 2023

Joël Ruiz, fils d’un ouvrier espagnol, anarchiste et combattant de la guerre d’Espagne, vient de publier la somme de ses recherches sur ce passé parental sous le titre Des anarchistes face au franquisme- Tribulations de Félix mon père, Pelao, Victor, Talego et les autres [1]

[1] Joël Ruiz, Des anarchistes face au franquisme-… Il nous fait revivre avec la fraicheur qui accompagne toujours la découverte de l’inconnu, un pan de l’histoire que l’on croyait assez bien connaître.

Depuis un angle de vue très personnel, Joël Ruiz parvient à mettre en lumière une facette de cette époque largement ignorée voire occultée par l’histoire dominante et/ou hagiographique de la guerre d’Espagne et de la Résistance. Il nous entraine dans une recherche du temps perdu passionnante où s’entrecroisent intimement les parcours individuels des parents, amis et camarades avec les luttes collectives, pas seulement dans l’Espagne révolutionnaire, mais aussi dans la France sous l’occupation allemande et l’après-guerre. Cela jusqu’à l’écrasement des groupes anarchistes espagnols présent sur le territoire français par une répression brutale dans les années cinquante.

Ce récit simple et clair s’appuie en grande partie sur un « Carnet de guerre » de son père, retrouvé après sa mort, au fond d’une armoire à linge. L’anecdote n’est pas inventée, comme dans le Film Land and Freedom, cette découverte sera le déclic qui lance l’auteur dans un long travail de fouilles et d’enquête dans la mémoire de ses proches, surtout sa mère, et des amis survivants de son père. Mais c’est aussi un nouveau rapport à ses souvenirs d’enfance et d’adolescence qui s’ouvre, les années de guerre et de révolution étaient alors tabous et s’éclairent désormais d’un nouveau jour. Bien sûr, Joël Ruiz se plonge aussi dans les travaux d’historiens qu’il sait transformer avec aisance littéraire en scènes vécues d’une grande authenticité, sans jamais tomber dans la romance. Le livre se structure à travers des allers-retours souples et convaincants entre le passé et le présent. De là apparaît se reconstitue une vérité qui sonne juste. Quand le travail de recherche n’a pas permis de combler les trous, l’auteur laisse simplement et honnêtement la question ouverte.

En guise d’illustration, ces bonnes feuilles particulièrement éclairantes sur l’insurrection de Villeurbanne en août 1944 dont peu de lyonnais se souviennent. Peut-être parce qu’en première ligne se trouvaient des anarchistes espagnols ?

DH

Les armes à la cave (août 1944)

Après le décès de mon père et depuis treize ans, nous avons eu notre petit moment matinal au téléphone avec ma mère. C’est devenu notre rituel pour partager des nouvelles. C’est aussi pour elle l’occasion de revivre des souvenirs. Un matin d’automne 2016 commence une courte conversation sur l’année de son mariage. Elle a toujours des choses à dire. On reparle du contexte de la guerre et, pour relancer la conversation, je rappelle une anecdote :

« Maman, je crois me rappeler qu’en 44 Papa avait autorisé une cache d’armes sous sa machine à l’usine. Tu t’en souviens ? ».

Silence au bout du fil. Puis j’entends : « Ce n’est pas vrai ! »

Et alors ma mère très énervée me jette : « La cache d’armes n’est pas à l’usine, mais chez nous rue Ternois. Tu te rends compte ! Ton père sans me le dire a entreposé ces armes chez nous ! »

Silence au bout du fil.

Cette histoire, vieille de 73 ans, provoque toujours sa colère. Elle a eu très peur et après tant d’années elle en veut encore à son mari. Et je découvre ce petit secret brutalement un matin au téléphone !

J’essaie d’en savoir plus. « Mais, c’est quoi comme armes ? »

« C’étaient des armes grosses et petites cachées à la cave. Mais je ne me rappelle plus bien ». Et elle n’en dit pas plus.

Ma mère est toujours indignée et moi je suis abasourdi. Aussitôt après cet échange, j’appelle mon frère aîné Ariel pour savoir s’il était dans la confidence. Rien du tout. Il vérifie plus tard de son côté auprès de notre mère pour en savoir plus. Elle lui raconte la même chose. Incidemment, nous avons appris un nouveau petit secret de famille : les armes à la cave en 1944.

Je ne savais pas que Félix avait directement participé à la résistance de Lyon-Villeurbanne. Que s’est-il donc passé entre sa sortie des camps, son retour dans la famille et cet évènement ? Dès que Félix a ses papiers le 3 mars 1940, il recommence à travailler. Depuis son retour, il s’est éloigné de la vie militante. Il mène une double activité pour nourrir toute la famille Ruiz dans ces périodes de restriction. Le week-end, l’emploi en semaine est complété par des travaux à la ferme où il est payé en nature. Il a même fait coudre une double poche dans son pantalon pour « récupérer » du blé lors des moissons. En dépit des restrictions alimentaires, il essaie de se débrouiller. Dans les fermes, il retrouve les Espagnols des Groupements de Travailleurs Étrangers.

Pendant la guerre, il fréquente la famille Martínez et en devient très proche. En 1943, il va se fiancer puis épouser Carmen, la sœur de son compagnon Víctor. Le mariage en pleine guerre a été très simple. Comme dit ma mère : « Tu sais, on n’a pas reçu grand-chose comme cadeaux de mariage. On a eu des patates et des oignons. Moi, je travaillais aux Biscuits Charrin, alors j’ai pu en amener. Il n’y avait pas beaucoup à manger au repas de mariage, des haricots secs à la sauce tomate, et tous les voisins du quartier se sont invités dans la cour de la grand-mère. Et ensuite, dans l’après-midi, tout le monde a été danser, faute de se remplir l’estomac ».

Le jeune couple ne peut pas rester à la cabane, le petit domicile familial des Ruiz rue de la Tannerie vers le quartier de Cusset. La mère Faustine Ruiz et les plus jeunes sœurs de Félix y vivent. De son côté, Carmen a hâte, comme Ginés, de fuir un père autoritaire qui l’insupporte. Il est donc hors de question de vivre chez les Martínez. Félix et Carmen trouvent un petit appartement rue Ternois à proximité de la gare des Brotteaux dans le quartier des Charpennes. Ils sont heureux, jeunes et en bonne santé malgré ces temps de guerre et de restrictions. Cette existence insouciante pour Carmen ne va pas durer longtemps.

Les militants reprennent contact en toute discrétion avec Félix. La cellule cénétiste de Villeurbanne se reconstitue après vingt-quatre mois de mise en sommeil. Les œuvres de soutien aux enfants et aux réfugiés, les actions de solidarité et le théâtre s’étaient brutalement interrompues en 1940. La vie militante renaît peu à peu par des rencontres discrètes. Les cénétistes s’interrogent sur leur engagement contre l’occupant en France, mais la voie pacifiste restera majoritaire au début. Les militants les plus actifs décident de reprendre l’action directe après 1942. Un impératif : trouver de l’argent, trouver des armes, trouver des papiers. L’activité du groupe n’a rien à voir avec celle des grands réseaux résistants comme les FTP. Elle est sporadique. Nos Espagnols cénétistes sont isolés. Le groupe est en dehors des mouvements de résistance lyonnais. La difficulté matérielle et la méfiance ne facilitent pas les choses. Les militants restent en lien avec la direction clandestine confédérale à Toulouse.

Le quartier espagnol de Villeurbanne est laissé relativement tranquille par les autorités. L’Espagne, comme pays neutre, a un consul qui veille à préserver ses ressortissants dès lors qu’ils ne sont pas militants. Le quartier est très ouvrier, populaire mais accueillant pour tous les réfugiés. Il y a au milieu des Espagnols, des Arméniens et à partir de la fin 1940, des juifs arrivés sans bruit. Parmi les étrangers, seuls les Italiens ne sont pas les bienvenus : ils ont leur quartier à eux et les deux immigrations ne s’aiment pas.

Que fait précisément Félix ? Il est principalement en soutien. Depuis le traumatisme de Belchite en 1937 et de la guerre, il refuse de porter des armes ou, plutôt, il s’est juré de ne plus tuer. Il a un comportement de survivant. Mais les compagnons militants ont besoin de lui, alors il répond présent. Il fréquente l’organisation où il retrouve Borbón, le compagnon de Juana Sánchez, ainsi que d’autres militants comme Cailles et Del Amo. Pelegrín, handicapé, n’est pas sollicité et Víctor se promène entre l’Ardèche et le Limousin. Le petit groupe de la Barraca est réveillé.

La CNT clandestine locale se reforme en groupe d’action et réunit autour d’elle, au début, un noyau d’une dizaine de militants qui se préparent pour le combat armé et d’une vingtaine de militants en appui, dont Félix. C’est peu. Il faut s’organiser au mieux. Le groupe d’action participe à la fabrication de fausses cartes d’identité de travailleurs étrangers, essaie de recueillir des informations sur l’ennemi, recrute pour le combat à venir et fait circuler des tracts de propagande.

L’isolement régional du groupe d’action le protège, mais c’est aussi un handicap. Comment avoir des armes de guerre, des munitions, des explosifs, sans entrer en relation avec les autres réseaux clandestins lyonnais ? Après 1942, la situation évolue peu à peu et la résistance à Lyon devient très active avec la fin de la zone dite libre. La région constitue une plaque tournante des réseaux nationaux. À partir de 1943, les attentats et les sabotages sont quasiment quotidiens dans toute l’agglomération lyonnaise et ses environs. En ville, le climat est dangereux avec les rafles et les exécutions allemandes, auxquelles s’ajoutent, en 1944, les bombardements alliés.

Un drame va frapper Félix et Carmen quelque temps après leur mariage. Le 9 novembre 1943, en rentrant de l’usine, Carmen passe à côté de deux passants tués par l’explosion d’un transformateur électrique. L’une de ces deux victimes est sa sœur Jo. Soufflée par la bombe posée par la Résistance, la jeune femme est morte sur le coup. L’explosion devait faire sauter le transformateur juste avant la sortie des ouvriers de l’usine. Mais un retard de la mise à feu et deux ouvriers qui sortent les premiers en courant provoqueront le drame. Jo, le corps intact, est comme endormie pour toujours à côté de son petit ami. Le chagrin de Carmen est immense. Sa jeune sœur d’un an de moins était aussi son amie, sa complice. Félix soutient Carmen comme il peut. Lors de l’enterrement, Jo est revêtue de la robe de mariée de Carmen qui dépose aussi sa joie de vivre et son insouciance dans le cercueil.

Félix se fait plus secret dans son appui au groupe cénétiste. Carmen, noyée dans sa douleur, et malgré les excuses de la Résistance présente à l’enterrement, ne supporte plus ce climat d’insécurité. La famille Martínez en veut à la Résistance de ne pas avoir prévenu avant l’explosion. Toutes les nuits, Carmen pense à sa sœur. Ce chagrin l’accompagnera désormais.

Le groupe de la Barraca s’associe comme il peut aux actions des réseaux de résistance urbaine. Ils sont discrets et, semble-t-il, conduisent des actions très limitées à la hauteur de leurs moyens matériels sur place. Les contacts se prennent difficilement hors du groupe avec les autres réseaux lyonnais. Et c’est très dangereux. La confiance est là avec les amis de la guerre d’Espagne et les compagnons libertaires qui sont connus depuis longtemps. C’est une famille élargie. Mais dès qu’il faut se rapprocher des autres réseaux en région, c’est différent. Il y a toujours les risques de trahison ou d’infiltration. Cela a d’ailleurs failli mal tourner courant 1944. Après une année d’actions constantes des grands réseaux résistants régionaux, la Gestapo traque les chefs lyonnais de l’Armée Secrète et des Francs-Tireurs-Partisans. Lyon est le chef-lieu de la Gestapo en Zone Sud, ainsi que de la milice française.

La résistance urbaine subit une répression terrible. L’occupant réussit à décapiter la quasi-totalité des directions nationales et régionales des réseaux urbains de résistance qui ont leur siège à Lyon. En revanche, la police française et la Gestapo ont plus de mal à identifier les groupes plus autonomes et en particulier les quelques membres du petit groupe clandestin cénétiste. Néanmoins, à deux reprises, une descente a lieu chez la mère de Félix rue de la Tannerie. La première fois, la milice essaie de savoir où se trouve José Ruiz. Aux dires de mon père, les miliciens cherchaient son frère cadet qui s’était fâché avec un chef collaborationniste à l’usine. Cette première fois, ils ne trouvent pas celui que tous appellent Félix et jamais José.

Quelque temps plus tard, c’est autrement plus grave. La veille d’une nouvelle descente rue de la Tannerie, un petit écrit est déposé anonymement par la Résistance chez Faustine. « Monsieur Ruiz, ne restez pas chez vous demain ». Faustine est paniquée. Félix alerté part se cacher. Même son frère cadet Antoine s’enfuit de son côté. En catimini Faustine brûle tous les effets, papiers militaires, papiers syndicaux et photos de la guerre d’Espagne que Félix avait mis de côté sous la cabane. Félix est très fâché quand elle le lui apprend. Quelques heures plus tard, la police allemande investit la maison à la recherche de José Ruiz. Il n’est pas là. Faustine est un peu molestée, ses sœurs sont blanches de peur, tout le monde se tait. Les Allemands repartent bredouilles sans arrêter personne. La famille est pourtant en danger.

Papa a toujours nié avoir été l’objet de recherches, imputant la seconde descente à la menace contre son frère. Cette fois-ci, cela ne colle pas. La police allemande ne vient pas pour un motif bénin. D’autant que Borbón, le mari de Juana Sánchez, la sœur de El Pelao, a lui aussi failli être arrêté. Il avait rendez-vous avec deux autres résistants à la terrasse d’un café pour établir le contact entre le réseau des Espagnols de la Barraca et un autre réseau lyonnais. Borbón a été toute sa vie en retard. On le plaisantait là-dessus. Il répondait souvent que son défaut lui avait sauvé la vie. Ce jour-là, il arrive quelques minutes en retard au rendez-vous. S’approchant du café, il voit un petit attroupement. C’est juste après l’intervention de la Gestapo, qui venait de se saisir de deux hommes. L’un est arrêté et l’autre tué alors qu’il avait sorti son arme. Borbón entrevoit le corps au sol. Il ne regarde pas longtemps la scène macabre et il se sauve très vite. La police suspecte malgré tout Juana, sa compagne. Elle est arrêtée pour un court interrogatoire. Elle est relâchée un peu plus tard.

Au cours du premier semestre de 1944, la Gestapo est terriblement efficace mais pas avec le groupe d’action des Espagnols cénétistes. J’aime à penser qu’ils ont pu passer entre les mailles du filet grâce à leur vigilance, leur entre-soi. Je suppose aussi qu’ils ont été considérés par l’occupant comme du menu fretin. Dès la fin mars et au début avril 1944, l‘état-major de la Résistance donne l’ordre à toutes les unités armées de quitter la ville. À partir de la mi-mai 44, à l’exception du petit groupe de La Barraca et surtout du réseau Carmagnole qui n’ont jamais pu être infiltrés, il ne reste plus aucune unité de la Résistance en armes dans l’agglomération lyonnaise. Les résistants sont partis de Lyon pour renforcer les maquis des environs. Les maquis restent alors la seule force active face aux Allemands dans la région. Mais les gens sont exaspérés contre l’occupant et la milice française.

Après le débarquement allié du 6 juin en Normandie, les occupants traquent avec encore plus de zèle les réseaux résistants. Ils déportent et assassinent. C’est alors que se déclenche l’insurrection de Villeurbanne. L’état-major, cordonné de la Résistance dans la région, fait tout pour éviter une insurrection populaire incontrôlée à Lyon et ses environs qui tournerait au massacre. .Aussi, après discussion, des bataillons des FTP MOI ( [2]

[2] Francs-tireurs et partisans-main d’œuvre immigrée :…

) décident de désobéir à l’ordre de retrait. Le 8 juin, ils renvoient une partie de leurs effectifs en ville pour continuer la bataille, afin de ne laisser aucun répit aux « boches ». Dès leur retour en ville, ils engagent à nouveau des actions de harcèlement. Des déraillements, des actions de sabotage et des attaques contre des soldats allemands ont lieu quasi quotidiennement. Les unités des FTP MOI sont particulièrement actives. Beaucoup n’avaient plus grand-chose à perdre. Le rôle des étrangers dans toute la résistance française est souvent central dans la libération de la France, comme l’illustre l’insurrection de Villeurbanne.

La Libération semble proche et le second débarquement des alliés en Provence le 15 août électrise les esprits. L’enthousiasme des résistants les rend assez peu discrets. Le 16 août, près du quartier de Grange Blanche, leur bataillon vient de faire une action d’éclat, désarmer une unité des groupements mobiles. Quarante gardes mobiles rejoignent le maquis à seize kilomètres de Lyon près de Vaugneray et les FTP récupèrent toutes les armes des gardes mobiles.

Désireux de frapper un grand coup, les FTP-MOI décident d’attaquer la prison Saint-Paul pour libérer des résistants qui à tout moment risquent d’être exécutés. « L’idée de cette attaque leur emplit le cœur d’une grande satisfaction, car ils n’ont pas oublié que c’est à l’intérieur de ces sinistres murs que leurs camarades Simon Frid et Jean Fiatkowski ont été l’un guillotiné et l’autre fusillé. Pour exécuter cette action, c’est la première fois que, le 24 août au matin, ils sortent dans les rues avec des brassards et des armes à la main », déclare Léon Landini, le président de l’Amicale des Anciens FTP-MOI des bataillons Carmagnole et Liberté.

Ce 24 août, le bataillon FTP MOI tente de voler des camions dans un garage de la préfecture, situé à Villeurbanne. Environ quatre-vingts combattants se retrouvent pour investir le garage. Mais, ils vont être repérés et pris pour cible par une patrouille allemande. Les résistants ripostent et repoussent la patrouille. C’est à l’apparition de blindés que les combattants sans armements lourds sont obligés à cesser le combat. Ils se dirigent alors vers le centre de Villeurbanne sans être poursuivis par l’ennemi, qui surestime la force réelle de ses adversaires. Cette escarmouche de rue imprévue va déclencher tout le processus insurrectionnel.

Arrivés à Villeurbanne par le quartier des Charpennes, les gens croient que les résistants viennent libérer la ville. Pour la première fois, ils voient dans les rues des résistants armés portant un brassard tricolore. Peu à peu des habitants sortent dans les rues aux cris de « Vive le maquis, vive de Gaulle ! À mort les Boches ! » Les drapeaux tricolores sont agités par les fenêtres. Lorsque les résistants arrivent aux Gratte-ciel, centre-ville de Villeurbanne, ce sont maintenant des centaines de personnes qui les accompagnent. Le bataillon FTP, que les jeunes des milices patriotiques rejoignent, prend possession des points névralgiques : la mairie, la poste, le central téléphonique, le commissariat. Des armes sont récupérées et des policiers désarmés. La foule, de plus en plus nombreuse, veut participer et réclame des armes. Certains gendarmes et policiers rejoignent l’enthousiasme général. « J’étais parti pour libérer des prisonniers et je me retrouve à la tête d’une mini-insurrection », témoigne plus tard le chef du bataillon.

Les résistants craignent une violente attaque des Allemands. Les troupes d’occupation, avec leur armement lourd, se replient remontant du sud de la France vers Lyon. Mais les gens refusent de se disperser malgré plus d’une heure de harangue pour les inviter à rentrer chez eux. Face à une telle détermination, le bataillon n’a pas d’autre choix que de rester, en créant un comité provisoire sans savoir quoi répondre aux cris de la population. Le comité provisoire demande de dresser des barricades. Le plus incroyable, c’est que les grandes avenues de Villeurbanne sont très rapidement bloquées en quelques heures par des barricades improvisées. Ceux qui cachaient des armes chez eux les sortent, comme le groupe La Barraca qui se joint à l’insurrection.

Félix, chez qui des armes sont entreposées, demeure près de la gare, donc loin des barricades. Or, la gare est tenue par les Allemands qui y cantonnent. Arrivés chez Félix, les Espagnols sortent les fusils, les pistolets et les grenades et partent en courant en longeant les rues, se cachant des Allemands. Mon père est en appui de ses compagnons de combat. J’aime à penser que tous fredonnent, en allant rejoindre les insurgés, la chanson des cénétistes « Debout peuple ouvrier, à la bataille. Il faut mettre en déroute la réaction. Aux barricades, aux barricades pour le triomphe de la confédération … »

C’est la peur au ventre que Carmen a dû voir partir son jeune mari. Pourvu que Félix n’y laisse pas sa peau ! J’imagine l’angoisse de ces heures où elle reste enfermée à la maison en attendant. À chaque coup de feu, à chaque bombe qui explose en ville, elle tremble. Les Espagnols retrouvent les insurgés armés. C’est l’admiration des gens qui observent les gestes réflexes des militants aguerris. Pour les Espagnols, ce n’est pas seulement la lutte contre les Allemands, mais aussi la lutte continuée contre le fascisme. Les FTP combattants forcent tout autant le respect des gens. Ils ont des gestes assurés et postent les quelques fusils mitrailleurs dans les points sensibles en essayant d’encadrer les civils volontaires. En quelques heures, c’est environ deux mille personnes qui tiennent les barricades. Quelques centaines seulement sont armées. De nouvelles barricades sont élevées. Les résistants et les insurgés n’ont aucune arme lourde : ni mortiers, ni canons, bien sûr !

Pendant trois jours, du jeudi 24 au samedi 26 août 1944, la population civile de Villeurbanne avec les quelques unités combattantes présentes et les insurgés volontaires résistent à l’occupant. Le vendredi 25 août, les escarmouches sont permanentes à la périphérie de Villeurbanne, en particulier vers le quartier des Brotteaux. Elles font plus d’une centaine de blessés chez les combattants et des dizaines de morts. Les insurgés tiennent tête aux assauts des Allemands. Avec des moyens de fortune, ils parviennent à incendier plusieurs blindés. La Wehrmacht ne sait pas à quoi s’en tenir. Est-ce l’annonce d’un plan général d’attaque contre l’armée allemande ou seulement une insurrection isolée ?

Les cénétistes participent aux actions, mais j’ignore lesquelles. Je ne pense pas que Félix fasse le coup de feu. Il aide les compagnons. Tous espèrent l’arrivée de renforts. Mais le patron des maquisards de la région, Descours, a interdit toute infiltration des FFI dans Lyon et empêche les hommes des départements voisins de pénétrer dans l’agglomération. Il craint une insurrection générale procommuniste non préparée et même une provocation des collaborateurs, ainsi qu’un massacre de la part des Allemands car les alliés sont encore loin pour venir à la rescousse. Selon les témoins de l’époque, non seulement l’état-major des maquis n’a pas fourni les armes et l’aide nécessaires aux insurgés, mais il a tout fait pour que l’insurrection de Villeurbanne échoue.

Après deux jours d’escarmouches incessantes, les Allemands comprennent que leurs ennemis ne bénéficient d’aucune aide extérieure. Le samedi matin 26 août ils lancent l’attaque. À quatre heures quarante-cinq du matin, à la limite entre Lyon et Villeurbanne, aux Charpennes, les Allemands mettent en batterie des blindés qui tirent sur tout ce qui bouge. À dix heures, ils passent à l’offensive par le cours Lafayette, le cours Tolstoï et par le cours Emile Zola. Durant deux heures, ils franchissent les barricades une à une. En fin de matinée, l’état-major de l’insurrection est obligé de quitter la mairie pour se replier. Cours Lafayette, les Allemands regroupent devant leurs troupes une vingtaine de civils -hommes, femmes et enfants- et menacent d’attaquer les barricades restantes derrière ce bouclier humain. Tout l’après-midi les combats se poursuivent dans Villeurbanne mais aussi à Vénissieux et dans le quartier de Lyon-Montchat. Lorsque les résistants se replient face aux assauts allemands, la rue passe à nouveau sous le contrôle des occupants qui tirent à vue.

Le soir, les Allemands commencent à commettre des actes de pillages et à s’en prendre à la population civile. Ils font démonter de force les barricades par les habitants qui leur tombent sous la main. Le commandement allemand fait savoir que, si la libre circulation de leurs troupes n’est pas immédiatement rétablie, ils vont bombarder la ville à l’artillerie lourde. Pour obtenir la libération de leurs quelques hommes détenus par les résistants, les Allemands décident de prendre en otages des civils.

Une des sœurs de ma mère, Marie, habite cours Tolstoï où ont été élevées les barricades. La troupe ennemie pénètre alors dans toutes les cages d’escalier du coin de rue et enlèvent tous les hommes. Michel, son mari, est sorti sans ménagement de son logement par des soldats sous les cris de sa famille. Ses filles de onze et dix ans assistent impuissantes à l’enlèvement de leur père. « Sale boche », crie l’aînée Anne-Marie. Un Allemand lève sa mitraillette pour tirer, l’autre le calme. Ils font descendre les hommes de l’immeuble et ils sortent dans la rue avec leurs otages. Les civils sont peu à peu regroupés place Albert Thomas. Michel et un jeune cousin de quatorze ans, Bastien, qui avait la malchance d’avoir un gabarit d’adulte tremblent de peur. Les Allemands s’énervent et réitèrent leur menace d’exécuter les otages civils si leurs hommes prisonniers ne leur sont pas libérés. La tension est au maximum, tout peut basculer en massacre en quelques instants. Le risque est grand, d’une exécution sommaire des civils et, pour les résistants, d’une chasse à l’homme. Le commandement FTP cède et libère les quelques Allemands prisonniers ; en contrepartie, l’ennemi s’engage à ce qu’il n’y ait pas de représailles. Les otages de la place sont donc rendus à leurs familles, sains et saufs. Pourquoi les FTP et les Allemands ont-ils négocié une conciliation ? Pour les résistants, l’absence de renfort ne permet de tenir longtemps et il fallait en sortir sans trop de dégâts. Pour ce qui est de l’ennemi, probablement que sa préoccupation n’est plus l’occupation de Lyon, mais de sécuriser le repli de l’armée qui remonte du Sud.

Les résistants demandent à tous de cesser les combats et de se disperser. Deux cent cinquante combattants armés quittent Villeurbanne en camion et la plupart des autres se dispersent pour se cacher en ville. Les compagnons de Félix doivent préserver leur capacité de combat. Il faut cacher à nouveau armes et munitions. Les armes sont-elles à nouveau entreposées à la cave ? Comment a réagi Carmen à cet aller et retour des armes ? Soixante-dix ans après, ma mère est encore en colère. J’imagine son angoisse, son indignation. Félix a mis en danger la famille avec ces armes sans rien lui dire. Quelle confiance a-t-il en elle ? Et quelle confiance peut-elle lui faire, puisqu’il lui cache tout cela ? Carmen n’a jamais eu sa langue dans sa poche et Félix de retour à la maison au milieu de la nuit, a dû entendre les cris de sa femme. Le dimanche, tout est terminé. L’insurrection de Villeurbanne est finie. Une centaine de morts parmi les insurgés, une cinquantaine de morts chez l’ennemi, Félix n’est pas blessé ni aucun de ses proches.

Les Allemands ayant sécurisé l’agglomération se remettent en mouvement. La Wehrmacht, sous la pression des alliés, remonte de la vallée du Rhône. L’armée est en retraite à pied, à vélo, en charrette. Les unités motorisées quittent aussi la région avec les canons, les chars et les camions. Plus personne ne s’oppose à eux. Pendant une semaine, ils transitent par Lyon. Les soldats du génie qui laissent passer les dernières colonnes allemandes font sauter un à un tous les ponts sur le Rhône. Lyon n’a pas la chance de Paris, tous ses ponts disparaissent dans le fracas de la retraite en bon ordre de l’ennemi. Les explosifs et les armes à la cave n’ont pas servi une seconde fois contre les Allemands.

A l’inverse de Paris, qui s’est soulevée et a réussi à vaincre l’occupant au moment de l’arrivée de la deuxième Division Blindée, l’insurrection de Villeurbanne ne s’est pas étendue à Lyon et les insurgés n’ont pas réussi à soulever la ville et bloquer l’armée allemande en retraite. Pourtant, tout cela n’a pas été totalement vain. Les Allemands, croyant faire face à des forces importantes, les 24 et 25 août avaient cessé de garder diverses prisons, permettant ainsi à plus d’un millier d’internés destinés à la mort ou à la déportation de sauver leur vie. Est-ce que les cénétistes ont eu raison de s’associer à l’insurrection ? Du point de vue militaire, certainement pas. Mais l’appel des barricades doit être irrésistible. Les militants ne pouvaient ignorer la volonté du peuple en armes, en France comme de partout, là où le peuple crie « A las barricadas » ( [3]

[3] Aux barricades : titre de l’hymne de la CNT, un des…

).

Il faut attendre encore une semaine, les 2 et 3 septembre 1944, pour que les premières unités de la Résistance accompagnant les alliés entrent à nouveau à Lyon et Villeurbanne, qui sont alors vraiment libérées. L’insurrection de Villeurbanne, née de la volonté d’une population désireuse de se libérer elle-même, n’a pas été soutenue. Elle était prématurée et dangereuse pour le chef régional des maquis car il manquait d’armement et il craignait une riposte aveugle des troupes allemandes, notamment SS. Les grandes villes françaises se sont libérées mais pas Lyon, qui pourtant était la « capitale de la Résistance ».

Dans un des rares livres sur l’insurrection de Villeurbanne, son auteur s’interroge sur l’oubli qui a recouvert ces évènements. « Le fait que la ville de Lyon ne s’est pas libérée mais qu’elle a été abandonnée aux troupes allemandes, de cela la Résistance dans son ensemble n’est pas très fière ». Et il continue : « quand on sait en outre que les événements de Villeurbanne ont été déclenchés par un groupe composé essentiellement d’étrangers aux noms difficiles à prononcer, alors qu’à la libération toutes les organisations de résistance, y compris le PCF, font assaut de nationalisme, tout finit par s’expliquer ». [4]

[4] « L’insurrection de Villeurbanne a-t-elle eu lieu ? »,…

Les compagnons du groupe La Barraca sont-ils amers ? Leur action est restée anonyme, tout comme l’engagement des étrangers FTP est passé sous silence à la Libération. En fait, le cénétiste s’en fiche. Il refuse les honneurs comme il refuse le système. Et le militant espagnol n’ambitionne rien d’autre que la libération du fascisme en Espagne. Le combat ne s’arrête pas à la Libération de la France. Début septembre, le voile de ténèbres se déchire enfin devant les républicains espagnols. L’espoir revient. Le regard se tourne de nouveau vers la terre d’origine qui pourrait se libérer de la dictature. C’est aussi la sortie des restrictions pour Félix et la famille. C’est le retour au grand jour des activités de la Barraca, mais de nouvelles menaces s’annoncent.

[1] Joël Ruiz, Des anarchistes face au franquisme- Tribulations de Félix mon père, Pelao, Victor, Talego et les autres, L’Harmattan 2022.

[2] Francs-tireurs et partisans-main d’œuvre immigrée : unités de résistance procommunistes composées de Juifs d’Europe centrale, d’Arméniens ,d’ Espagnols, de Yougoslaves , Italiens, etc.

[3] Aux barricades : titre de l’hymne de la CNT, un des chants le plus populaire dans le camp républicain

[4] « L’insurrection de Villeurbanne a-t-elle eu lieu ? », par Claude Collin

https://lundi.am/Sur-l-insurrection-de-Villeurbanne-Aout-1944

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