Digression sur la violence « légitime »

Article mis en ligne le 13 avril 2023

par F.G.


À Serge D., à ses parents-camarades,
et à tous les mutilés, blessés, traumatisés de Sainte-Soline.

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L’hypothèse la plus vraisemblable est celle d’un effondrement si total de la parole politique que n’importe quel ministre, sous-ministre ou député peut faire aujourd’hui étalage de ses canailleries sans rougir de honte et en les étayant, de surcroît, de mensonges en rafale. Sur ce plan, la séquence apocalyptique que nous sommes en train de vivre – des retraites aux méga-bassines – atteste que, pour le dire comme un « tonton flingueur », « les cons ça ose tout, c’est même à ça qu’on les reconnaît ». Et on les reconnaît si bien, en Macronie régnante, que leur chef restera dans l’histoire au seul titre de deus ex machina d’un néant prolongé.

De mémoire politique – et la mienne est assez longue –, jamais hypothèse n’a été, en effet, aussi souverainement vérifiée. C’en est au point que, si les mensonges instruisent autant que les vérités, proférés à la chaîne par le ministre de l’Intérieur, ceux-ci puent tellement le bidonnage, l’outrance et la bêtise qu’outre l’effet Pinocchio qu’ils produisent ils finissent par incarner, en mode vulgaire, l’essence même de ce qui caractérise cette Macronie : sa singularité à salir, à humilier, à exclure, à violenter quiconque, même pacifiquement, tenterait de lui faire comprendre que son monde est une saloperie.

Tout a été dit ou presque sur ce sinistre personnage qui préside, depuis Beauvau, aux destinées et avancements des forces de sécurité du CAC 40 et des oligarques. Tout a été commenté de ses hauts faits de « premier flic de France », de ses comportements de petit mec, de ses retournements de veste, de son sens de l’humour de Panzer Commando, de son charisme de nain de jardin. Tout a été si complètement dit qu’il convient certes d’exiger sa démission, mais en se souvenant que Pinocchio a remplacé Castaner qui, lui-même, ne reculait devant aucune crapulerie. Car être ministre de l’Intérieur en Macronie, c’est se complaire, qui qu’on soit et d’où qu’on vienne, dans l’ « infiniment infini », comme disait Spinoza, de la bassesse et des coups tordus. Même habillé en notaire de province, comme Colomb, ancien commis socialiste reconverti, sous Macron, dans la chasse aux migrants et aux zadistes, et digne continuateur du « hollandiste » Cazeneuve, premier responsable jamais repenti de la mort de Rémi Fraisse à Sivens en 2014. On pourrait bien sûr remonter à plus haut, mais on s’en tiendra là en constatant que le macronisme n’est que la perpétuation du pire en toutes choses.


Promptes aux vues d’ensemble, les bonnes âmes de la Théorie – celle qui est radicalement passée à côté du mouvement des Gilets jaunes [1] – me diront, une fois encore, qu’aucune analyse de l’ordre capitaliste réellement existant ne saurait se contenter de s’en tenir au pur conjoncturel, en précisant que le macronisme ne serait in fine qu’un épiphénomène, monstrueux certes mais logique, et surtout révélateur de la crise que traverserait le « Système » d’exploitation et de domination dans son ensemble.

Outre qu’on puisse douter que ce genre de généralité puisse nous être d’un quelconque secours, tout incite au contraire à penser la singularité du macronisme et à pointer en quoi et comment la crasse indigence politique de la caste au pouvoir cadre en tout point avec l’époque accablante de médiocrité qui l’a produite. En clair, il convient de comprendre ce qui caractérise ce régime de l’extrême centre radicalisé : la folle arrogance avec laquelle, par choix, il se livre au « chamboule-tout » permanent et le fait que, par nécessité, son exercice du pouvoir repose entièrement sur ses forces de police, elles-mêmes sous forte influence de l’extrême droite.

Y a-t-il une spécificité macroniste de la gestion de l’ordre policier ? L’expertise un peu sérieuse le constate et l’illustre, les institutions internationales s’en font l’écho irrité, les derniers journalistes indépendants le corroborent. Vu d’en bas, ce qui saute aux yeux, depuis la répression de masse dont ont été victimes les Gilets jaunes, c’est, du côté du pouvoir, une volonté affichée, chaque fois plus affichée, de faire entrer à coups de matraque dans nos dures caboches que la violence à laquelle il nous expose serait « légitime ». Autrement dit, nous n’avons pas fini d’en chier tant que nous ne comprendrons pas : 1) que l’État détient le « monopole de la violence légitime » ; 2) que toute contre-violence est, par nature, illégitime ; 3) que, quand ça chauffe, la police a tous les droits ; 4) que c’est comme ça parce que Max Weber l’a dit. Pour le reste, circulez, y’a rien à voir. À défaut, plein la gueule et plein gaz. Légitimement.


Max Weber (1864-1920), honorable sociologue du temps passé, a dû se retourner dans sa tombe en se voyant pris à témoin par le fasciste Zemmour, le sinistre Darmanin, le faux doux préfet Nuñez et le sociologue casqué Dominique Reynié entre autres, pour affirmer, en son nom, que l’État ne ferait qu’exercer le « monopole de la violence légitime » auquel, par nature, il serait le seul à avoir droit. Si « c’est vieux comme Max Weber », comme le claironne cette phalange de faux témoins, c’est surtout con comme la lune. Et ça prouve que ces crétins qui n’ont jamais lu Max Weber commettent, sans qu’aucun journaliste de préfecture jamais ne les contredise, un contresens absolu. Car Max Weber, Messieurs les fanatiques de l’Ordre éborgneur, n’a jamais écrit que la violence d’État était légitime, mais que tout État revendiquait, pour lui-même, ce monopole et cherchait à imposer sa légitimité d’État, ce qui est somme toute différent. On ne trouve aucun jugement normatif chez Max Weber, mais un constat de fait : cette violence dont l’État, parce qu’il est, se veut l’unique dépositaire, n’est pas légitime au sens où elle serait juste, contrairement à ce qu’induisent Zemmour, Darmanin, Nuñez ou Reynié, elle est légitimement imposée par l’État quand son existence lui semble menacée. En faisant systématiquement, comme c’est devenu l’évidence sous Macron, un usage parfaitement illégitime de la force – toutes les images de répression l’attestent –, l’État français s’inscrit, naturellement pourrait-on dire, dans un processus connu depuis Pinochet et les Chicago Boys : celui qui conduit à l’écrasement physique de toute contestation sociale ou politique risquant de mettre à mal son dogme, et ce par tous les moyens dont dispose et abuse l’État-Marché. D’où l’utilisation de ce mantra du « monopole de la violence légitime » pour noyer le poisson. Un mantra qui ne relève, comme l’indiqua l’excellente Catherine Colliot-Thélène – grande connaisseuse de Max Weber et traductrice de son ouvrage le plus célèbre, Le Savant et le Politique – que « du cabotinage pseudo-érudit de responsables politiques en mal d’arguments pour justifier les dérives répressives de la République [2] ».


Par les sales temps qui courent, cette référence à la « légitimité » sert, par ailleurs, à justifier n’importe quelle violence : celle d’une contre-réforme des retraites imposée sans consultation, celle d’un 49-3 couperet visant à clore tout débat, celle de la BRAV-M et autres corps mercenaires, celle qui impose des gardes à vue abusives, celle des nasses policières pourtant interdites, celle d’un flic municipal débraillé et bedonnant se ruant pour étouffer un môme dans une cour de lycée de Conflans-Sainte-Honorine. En Macronie, tout est légitime de ce qui terrorise ou mutile des manifestants. Qu’aucun des suppôts, des affidés, des éditorialistes, des conseillers de Macron n’ait le courage public ou la simple lucidité de se désolidariser de ces odieuses pratiques atteste l’état de pourrissement avancé du « nouveau monde » qu’ils ont vendu à leurs pathétiques électeurs sans les avertir que, sous la vertu de leur télévangéliste en chef, il y avait le vice et la destruction systématique de toute décence commune et, derrière son « en même temps », l’arrogance et la trique.

Largement étayée par la presse indépendante, incontestable est la barbarie de la répression exercée le 25 mars, à Sainte-Soline, sur ordre express de Darmanin-la-Honte contre une manifestation des « Soulèvements de la terre » dont le seul but était symbolique : grimper sur une colline et encercler un trou vide devant servir de méga-bassine aux accapareurs de ce commun par excellence qu’est l’eau des nappes phréatiques. Oui, un trou vide devant servir de réserve aux accapareurs de l’agro-business, ceux-là mêmes qui ravagent la terre avec leurs saloperies en s’engraissant de tous les maux qu’ils lui causent, a été protégé militairement par des gendarmes dont on peut penser – du moins l’espère-t-on – que certains se demandèrent ce qu’ils faisaient là à 3 000. Obéir à l’abjection, pandores, puisque c’est votre métier, sale métier. Jusqu’où, jusqu’à quand, nul ne sait. Qui a fait la guerre à Sainte-Soline ? Qui a balancé 5 000 grenades en deux heures, blessé à mort, mutilé, piétiné, ravagé ? QUI ? Les manifestants ou la police ? Les opposants à cette aberrante fuite en avant mortifère ou les canailles qui n’y mettront fin que si on les y contraints. La réponse est dans la question. Et la question, tout le monde se la pose, sauf les éditorialistes du consentement : pourquoi ce massacre d’État ?

Pour l’exemple, pour terroriser, pour dissuader d’y revenir. Simple comme bonjour et « légitime » puisque seul l’État a le monopole de la violence et les moyens d’armer conséquemment sa milice. Mais l’État, et celui-ci en particulier, n’en a jamais assez. En plus de réprimer, et de quelle manière, il veut salir, insinuer, calomnier, insulter, diffamer, maquiller les faits, distiller son venin, entacher l’honneur de celles et ceux qui résistent à ses prérogatives. D’où les coups de menton de son ministre des basses œuvres, les rappels à la loi de sa députaille – celle qui n’ose plus s’en retourner dans ses circonscriptions sans massive protection policière –, la chasse aux « fichés S » de ses porte-voix journalistiques appointés, comme si c’était un crime de l’être en cet État policier où il suffit désormais de si peu pour figurer dans le grand fichier de « Big Macron ». Au train où vont les choses en ce pays du mensonge déconcertant, la Ligue des droits de l’homme, respectable institution, pourrait même à terme être dissoute pour atteinte à la sûreté de l’État, leur État, celui qui, à force de jouer avec l’ignoble, finira par rendre presque doux le lepénisme institutionnel. Et ainsi, de Charybde en Scylla, le macronisme aura accompli sa mission : nous plonger dans une nuit sans fin.


Sauf que les derniers mois ont attesté de quelques vérités nouvelles dont la plus porteuse tient sûrement, surtout depuis le 49.3, à l’étonnant engagement de la jeunesse dans un mouvement qui, en apparence, n’était pas susceptible de la concerner à ce point. Massive, colorée, active, irrespectueuse, festive et déterminée, cette participation, déjà signifiante en soi, est peut-être le signe d’un changement de perspective, d’une repolitisation. De même, la persistance des actions de blocage, d’occupation, de résistance physique aux interventions policières, les manifestations non déclarées et de nuit, les actes de solidarité diverses sur les piquets, la généralisation de caisses de grève, les dynamiques opposées par de conséquentes bases syndicales aux tiédeurs de leurs directions sont autant d’éléments prouvant, là encore, un accroissement évident des pratiques d’autonomie et d’action directe renouvelées par les Gilets jaunes.

De quoi nous faire penser donc, au-delà du sentiment d’abattement ponctuel que nous pouvons éprouver face à la disproportion de moyens entre l’État et nous, que sa violence « légitimement » dispensée légitimera toujours nos offensives résistances.

Les mauvais jours finiront !

Freddy GOMEZ

Notes :

[1] Les curieux pourront consulter, sur cette thématique, « Misère de la Théorie en temps d’émeute ».

[2] Catherine Colliot-Thélène, « La violence n’est pas nécessairement “légitime” dès lors qu’elle est le fait de l’État » », Le Monde.fr,‎ 19 février 2020.

https://acontretemps.org/spip.php?article980

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