Récit de Sainte-Soline
paru dans lundimatin#377, le 4 avril 2023
« Les oreilles qui sifflent, le nuage qui m’englobe et me coupe du visage connu de mon binôme. 30 secondes pendant lesquelles tout remonte : la rage de l’injustice, la peur du futur, l’espoir dans la lutte et la possibilité de la mort. On se serre fort les un·e·s contre les autres. »
« Le pouvoir c’est essentiellement ce qui réprime. C’est ce qui réprime la nature, les instincts, une classe, des individus » Foucault, Il faut défendre la société
Samedi 25 mars, entre 23h et minuit, Melle. Les larmes coulent doucement sur les visages. La pudeur a disparu. Le silence se fait. Les cris s’éteignent et les grenades se taisent. 30 secondes pour S. tombé dans le coma. 30 secondes pendant lesquelles plusieurs séquences du jour me reviennent en tête : la force du cortège qui se met en route au pas de course dans les champs boueux, le réveil aux aurores après une nuit trop courte pour se rendre au campement et éviter les barrages policiers, les messages qui fusent sur les conversations Signal et Telegram, les sourires complices échangés avec celleux qui s’y rendent aussi, le regard levé vers le ciel jauni par les lunettes de ski pour voir tomber les grenades, reculer vite, les entendre fuser près de soi alors qu’elles explosent juste à l’endroit que je viens de quitter, les oreilles qui sifflent, le nuage qui m’englobe et me coupe du visage connu de mon binôme. 30 secondes pendant lesquelles tout remonte : la rage de l’injustice, la peur du futur, l’espoir dans la lutte et la possibilité de la mort. On se serre fort les un·e·s contre les autres.
À Sainte-Soline, le samedi 25 mars, 3200 forces de l’ordre ont jeté 4000 grenades sur 30 000 personnes pendant 2 heures. Deux personnes sont, à l’heure où j’écris ces lignes, dans le coma, d’autres sont mutilées ou blessées de toutes sortes de façons et d’autres encore meurtries au fond du cœur.
Je m’attendais à ce que ça soit difficile. Mais pas comme ça. Pas aussi fort. Je ne m’attendais pas à revenir avec l’âme lourde et triste. Accrochée aux réseaux sociaux, je revis ces deux heures, je tente de comprendre ce que les autres voyaient de l’extérieur, ce que ça donnait pendant que nous croulions sous les jets de tirs incontrôlés, que nous entendions des « médics » criés toutes les secondes, que nous reculions, pleurions face aux gaz lacrymogènes et avancions encore. Nous reculons, mais nous avançons un peu parce que la rage prend aux tripes, que nous ne pouvons pas abandonner celleux qui sont devant. Faire masse entre les lignes, ramasser des projectiles pour se défendre, prendre soin, se regarder et se dire que ça ira, prendre la main de celleux qui nous accompagnent.
Jeudi 22 mars 2023. Je me prépare pour le rassemblement du week-end (masques FFP2 : Ok. Chaussures étanches : Ok. Lunettes protectrices : Ok. Vêtements noirs : Ok. Kit de premiers secours : Ok. Gourde : Ok, etc.). Je ne pense qu’à ça, dans ce moment si intense d’un énième 49.3. Je vis en Belgique, je me sens trop loin. J’écoute Macron à 13h. J’ai la nausée. Dans son discours le peuple n’existe pas. C’est une foule non légitime. Le soi-disant processus démocratique continuera grâce à l’administration institutionnelle et l’ordre républicain : 200 brigades de gendarmerie partout sur le territoire, plus de juges, plus de greffiers pour juger plus vite face à la petite délinquance et une loi de programmation militaire. Police, armée et justice. Les trois piliers de l’ordre républicain qui en niant le peuple, nie la vie. En ne reconnaissant à aucun moment la contestation populaire grandissante, Macron menace notre possibilité même d’exister et de persister politiquement, faisant de nous une foule chaotique. Avec Macron et sa clique, le pouvoir apparaît dans toute sa force de répression de la nature, des instincts, des classes, des individus (Foucault). L’organe de répression nous déclare la guerre.
Samedi 25 mars. 20h. Melle. Les yeux sont cernés, les vêtements boueux et humides, le vent souffle et une pluie fine commence à tomber. Direction le stand antifasciste. Prendre une bière pour souffler, s’asseoir, reprendre ses esprits, échanger avec les camarades. La musique sort de sous les chapiteaux, les sons calment. Plus de grenades ici, on se sent bien, enfin, protégé·e·s. La petite place de Melle grouille de monde. Flanquée de plusieurs tentes et barnums, des tables sont installées un peu partout. Près du cinéma, le plus important : la cantine à prix libre. Un couscous végétarien chaud, préparé par des bénévoles. Préparé par des bénévoles pour plus de 10 000 personnes. Remercier, reconnaître ce travail de l’ombre. Quelque chose se passe ici. C’est beau et doux. Malgré la pluie, malgré la fatigue, malgré les jambes lourdes. La solidarité efface les plaies invisibles, recoud ce qui a été brisé sous les grenades. La pluie est là avec nous ; après tout, nous nous battions pour l’eau, non ? J’ai tendance à oublier ce pour quoi nous nous bâtions dans la journée, les pieds dans la boue et la tête dans les lacrymo. La place de Melle rappelle la raison de cette bataille : l’eau. La vie. Et alors nous apparaissons dans toute notre capacité d’agir dans un monde vivant (Butler). Et la vie inonde Melle jusqu’au bout de la nuit et tout au long du dimanche. Quelque chose se passe. La vie reprend, la vie existe, la vie est là. En dansant, en hurlant en rythme « Tout le monde déteste la police » « No bassaran ». Ces cris pour S., ces cris pour M., ces cris pour Rémi Fraisse, ces cris pour la vie. Désordre vital contre ordre républicain.
Samedi 25 mars. Quelque part entre 13h et 14h. Je suis fatiguée, je m’essouffle, je n’arrive plus à regarder vers le ciel. Je veux que tout s’arrête, que les bombes cessent, parce que tout cela, se passe autour d’un trou vide. Mon binôme me suit et nous découvrons effaré·e·s les quads qui s’avancent à l’arrière du cortège. « Ils vont nous rouler dessus ». Les têtes se tournent, personne n’y croit. L’immense groupe encore sur place se scinde en deux, l’un part à droite, l’autre à gauche. Les cavaliers des quads gazent et tirent aux LBD. Cela met fin à la première offensive. Le coup de trop. Collectivement et naturellement le groupe ne revient pas vers l’avant. On s’arrête, on reprend notre souffle, on s’assoie, on mange, on fume, on se couche à même le sol. L’ensemble de mon côté gauche me fait mal. J’ai des palpitations. Je dois m’allonger plus longtemps. Respirer. Mon côté gauche me tire. Je ne sais pas combien de minutes passent. Tout d’un coup, le groupe se relève, l’énergie revient, ça se sent, je le sens, je veux y retourner moi aussi. Mais, les tirs reprennent rapidement… on s’avance. Mais des voix hurlent dans des mégaphones : « reculez-vous ! » « Il faut se retirer ! » « Il faut cesser, les médics sont saturés, on ne peut plus gérer d’autres blessé·e·s ». Quoi ? Saturés ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Je ne comprends pas. Pourtant je les ai vu les jambes et les fronts en sang. Les trous dans les jambes, les yeux touchés, les corps portés en brancard. Saturés ? On ne condamnera pas les camarades. On s’arrête. On se regarde. Ça finit comme ça ? Tout ça pour ça ? Et la bassine ? On l’abandonne ? Sur le moment j’ai l’impression de l’abandonner cette bassine, ce trou. Nous voulions la prendre, nous voulions montrer son absurdité. Était-ce suffisant ? Mes idées se brouillent. C’est bel et bien fini. Fatigué·e·s, l’immense cortège que nous formons se remet en route en sens inverse, nous nous déployons dans les champs, dans les chemins de traverse, sur les routes, pour converger vers Melle. Nos corps et nos cœurs meurtris continuent de rire, de crier, de chanter, de danser parce que l’action collective est toujours plus forte que la violence d’état. Toujours. Ces corps ensemble c’est ce dont nous avons besoin pour exister, pour apparaître. Faire-corps pour exister, persister, s’exposer contre l’organe de répression mortel.
49.3, violences policières, menaces de dissolution des Soulèvements de la Terre, banalisation du coma d’une personne parce que fichée S et considérée comme d’extrême gauche radicale. Que se passe-t-il en fait ? En quoi ces évènements sont-ils liés ? Tout se met en place pour paver la voie à un état fasciste : loi sans processus démocratique, dissolution du mouvement écologiste, répressions sanguinaires et létales. Trois piliers de l’ordre républicain : défaire les processus démocratiques, défaire les réseaux de luttes et in fine défaire la vie. Quoi de plus parlant que cet organe répressif qui se matérialise en attaquant frontalement le travail et l’environnement, deux éléments structurant de nos vies. L’organe répressif dévoile ici tout son mécanisme, le discours en performance qui ne peut plus cacher ses rouages destructeurs.
Dimanche 26 mars, tôt le matin. Un hélicoptère tourne au-dessus du campement (déclaré légal) à Melle. Il est tôt. Beaucoup dorme encore. L’hélicoptère est bas, très bas, trop bas. Le bruit sourd de ses hélices me fait froid dans le dos. La personne à côté de moi frémis. On se prend dans les bras. Ils ne nous auront pas. Plus tard dans la journée, on se met en route vers le centre-ville de Melle. Le vent souffle fort et le soleil éclaire nos âmes fatiguées. La vie semble belle. Il y a de la musique, les gens mangent ensemble sur les grandes tables en bois, il y a des stands de livres, d’affiches, de produits locaux. Ça a l’air doux, comme ça. Mais les messages continuent à tourner : les barrages policiers sont partout, ils fouillent les voitures, confisquent les bleus de travail, font des tests salivaires, utilisent des lampes UV. Tout l’appareil est là, intimidant, la bataille continue. On sera fiché·e·s. Tant pis, au moins nous sommes encore vivant·e·s.
Aujourd’hui. On pourrait croire qu’il ne nous reste rien. Qu’ils nous ont tout pris et que bientôt même les Soulèvements de la Terre seront dissous. Tout cela est faux. Ils ne nous ont rien pris et leurs mensonges révélés au grand jour attisent la haine. Nous sommes plus fort·e·s qu’eux parce que nous sommes la Nature qui se défend. Et la Nature qui se défend ne ploie pas, ne se dissous pas. Toujours imperceptible, toujours prête à bondir, à se soulever. L’ordre républicain ne nous fait pas peur ; nous résisterons toujours. Le pouvoir réprime, mais la vie s’anime.
Qdk
Photo : Emilie Désir
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