Guerre en Ukraine
23 février 2023 par Maxime Combes
Malgré les appels de Volodymyr Zelensky à « cesser d’être les sponsors de la machine de guerre », 89 % des entreprises françaises ayant des filiales en Russie n’ont pas désinvesti. Parmi elles figurent Auchan, Leroy-Merlin et TotalEnergies.
Publié dans Démocratie
Un an après le début de l’offensive de Vladimir Poutine en Ukraine, et malgré les pressions exercées tant par le gouvernement ukrainien, que par les ONG et une partie de l’opinion publique, les entreprises occidentales sont pour la majorité d’entre elles toujours présentes en Russie. D’après une récente étude menée par des universitaires suisses [1], seules 8,5% des entreprises de l’Union européenne et des pays du G7 possédant des participations dans des filiales russes avant le début de la guerre avaient commencé à s’en retirer en novembre 2022 [2].
Des départs non définitifs ?
Moins d’une entreprise sur dix a engagé le retrait qu’exigent les autorités ukrainiennes. Seulement 8,3 % des entreprises européenne ont cédé au moins une de leurs filiales russes.
Moins d’une entreprise sur dix a donc engagé le retrait qu’exigent les autorités ukrainiennes. Les entreprises européennes semblent les plus réticentes à désinvestir : si 18 % et 15 % des entreprises respectivement originaires des États-Unis et du Japon ont cédé au moins une de leurs filiales russes, ce taux plonge à 8,3 % pour les européennes. Les auteurs de l’étude montrent que ce sont les entreprises les moins rentables, celles qui avaient le moins à perdre, qui se retirent de Russie. Ainsi, les entreprises de l’agro-industrie et de l’extraction des ressources, plus rentables que celles développant leurs activités dans l’industrie ou les services, ont en moyenne plus souvent décidé de maintenir leurs activités en Russie.
Ces départs ne sont d’ailleurs pas toujours définitifs. L’étude signale que « certaines entreprises occidentales ont inséré des clauses de rachat (buy-back en anglais) dans les contrats de cession de leurs filiales russes ». Ainsi, il semblerait que McDonald’s, l’une des premières entreprises américaines à avoir annoncé son retrait de Russie, et souvent prise en exemple pour cela, disposerait d’un délai de 15 ans pour racheter l’ensemble de ses activités russes. Nissan bénéficierait également d’une clause de rachat de six ans pour sa filiale vendue un euro à une entreprise publique russe, tout comme Renault pour racheter sa participation dans Avtovaz, le fabricant russe de la marque Lada.
Des entreprises françaises bien décidées à rester
Le 23 mars 2022 en visioconférence devant l’Assemblée nationale, le président ukrainien Volodymyr Zelensky n’avait pas ménagé les entreprises françaises. Il les avait appelées à « quitter le marché russe », à « cesser d’être les sponsors de la machine de guerre de la Russie », et à ne plus « financer le meurtre d’enfants et de femmes, le viol ». Le message de Kyiv, notamment envers les entreprises françaises, a toujours été limpide : « Impôts en Russie, morts en Ukraine ».
A peine 11 % des entreprises d’origine française ayant des filiales en Russie auraient véritablement désinvesti.
Largement salué par la classe politique, ce discours n’a visiblement pas eu l’effet escompté : toujours selon la même étude suisse, seules neuf entreprises d’origine française (Atos, Occitane, Sodexo, Publicis, Renault, Rexel, Schneider, Société générale et Thalès) auraient véritablement désinvesti, soit à peine 11 % de celles qui ont des filiales en Russie. Dit autrement, 89 % n’ont pas désinvesti de leurs filiales russes. Ni l’Élysée, ni Bercy ne leur ont donné consigne de quitter la Russie. Plus nombreuses sont donc celles qui ont décidé de rester sur le sol russe, quitte à être régulièrement accusées de contribuer à l’effort de guerre russe.
Après Bonduelle, Auchan et Leroy-Merlin pris dans la tempête
Depuis le début de l’invasion russe de l’Ukraine, plusieurs entreprises françaises ont pourtant été mises à l’index. Leroy Merlin, plus grosse entreprise étrangère sur le territoire russe, tant en termes de personnel (113 magasins et 45 000 collaborateurs) que de chiffre d’affaires (5,8 milliards d’euros et 20 % de son chiffre d’affaires mondial en 2021), a ainsi été accusée de vouloir profiter du retrait de Russie de certains de ses concurrents. Suite au bombardement d’un magasin Leroy-Merlin à Kyiv, des salariés ukrainiens avaient appelé l’enseigne française à cesser ses activités en Russie. En vain, puisque l’entreprise continue à s’y développer comme le montre l’avancée du chantier d’un nouveau magasin dans la ville de Vladimir, à l’Est de Moscou.
De son côté, le groupe alimentaire Bonduelle, pour lequel la Russie représente 5 % de son chiffre d’affaires mondial, a été accusé de participer à l’effort de guerre russe après avoir fourni des conserves de légumes aux soldats russes qui combattent les troupes ukrainiennes. Bonduelle a démenti, sans convaincre. Après le champion de la boîte de conserve, ce sont désormais Auchan et à nouveau Leroy-Merlin, deux des joyaux de la famille Mulliez – huitième plus grande fortune française – et deux des principales entreprises étrangères encore présentes en Russie, qui sont accusées de soutenir l’effort de guerre russe.
Plusieurs groupes français se révèlent incapables de garantir que leurs produits et leurs activités ne profitent pas également aux soldats russes et ne financent pas l’effort de guerre du Kremlin.
Dans une enquête récemment publiée, le journal Le Monde, le site d’investigation The Insider et l’ONG Bellingcat montrent en effet qu’Auchan a contribué à une collecte de produits destinés à l’armée de Vladimir Poutine. Des produits Leroy-Merlin apparaissent également dans ces collectes. Le chef de la diplomatie ukrainienne Dmytro Kouleba a accusé Auchan d’être devenu une « arme à part entière de l’agression russe », indiquant qu’il souhaitait en discuter avec la ministre française des Affaires étrangères, Catherine Colonna. A notre connaissance, ni le quai d’Orsay ni la ministre n’ont pour l’instant réagi.
Si le groupe Auchan a démenti, cette enquête illustre les contradictions dans lesquelles sont empêtrées plusieurs groupes français tels qu’Auchan, Leroy-Merlin, Danone, Lactalis ou Bonduelle : ils prétendent rester en Russie pour nourrir la société civile russe et protéger l’emploi de leurs salariés, mais se révèlent incapables de garantir que leurs produits et leurs activités ne profitent pas également aux soldats russes et ne financent pas l’effort de guerre du Kremlin.
Vers une contribution à l’effort de guerre encore plus directe ?
Cette contradiction pourrait encore s’accentuer. La « mobilisation partielle » du pays décrétée par Vladimir Poutine en septembre 2022 prévoit déjà que les entreprises installées en Russie puissent fournir « des bâtiments, des structures, des communications, des parcelles de terrain, des moyens de transport et d’autres moyens matériels conformément aux plans de mobilisation ». Pour faire face au coût astronomique de la guerre en Ukraine, le Kremlin envisage désormais d’obtenir une contribution financière des entreprises présentes sur le territoire russe afin de récupérer environ 300 milliards de roubles (3,8 milliards d’euros environ). Les filiales russes des groupes français vont-elles accepter d’être mises à contribution ?
Pour justifier leur présence en Russie, certains groupes comme Danone ou Air Liquide évoquent les difficultés rencontrées pour céder leurs filiales et se désengager.
Pour justifier leur présence en Russie, certains groupes évoquent les difficultés rencontrées pour céder leurs filiales et se désengager. Danone, qui a finalement annoncé vouloir partir, ne semble pas trouver de repreneur aux conditions souhaitées. La cession de la filiale d’Air Liquide traine également en longueur et reste soumise à l’aval du Kremlin. Le Kremlin intensifie d’ailleurs ses pressions pour que les entreprises étrangères restent sur le territoire russe : pour éviter l’expropriation, une entreprise candidate au départ doit obtenir une autorisation d’une commission spéciale créée à cet effet, accepter de vendre sa filiale au rabais (des taux de -20 à -50% sont évoqués) et payer une contribution à l’État russe. Le piège se referme sur les groupes qui ont voulu rester en Russie malgré l’agression de l’Ukraine.
Des dépréciations d’actifs plutôt que des retraits
Ainsi, la Société générale a vendu sa filiale Rosbank à l’oligarque Vladimir Potanine et Renault la sienne à l’État russe, avec de lourdes pertes, respectivement évaluées à 3,2 et 2,3 milliards d’euros. Le temps de rendre ces départs effectifs – ou d’attendre une hypothétique amélioration de la situation leur permettant de rester en Russie – de nombreux groupes déprécient leurs comptes annuels de la valeur estimée de leurs participations russes. C’est le cas de la filiale d’Air Liquide qui ne rentre plus dans les comptes du champion des gaz industriels.
Kyiv réclame que TotalEnergies rétrocède ses dividendes russes « tâchés de sang » pour reconstruire l’Ukraine.
C’est aussi la voie choisie par TotalEnergies. Après avoir initialement minoré sa présence en Russie alors que la Russie constituait la clef de voûte de sa stratégie gazière en Europe, le groupe a décidé de déprécier la valeur de ses actifs russes et d’inscrire de colossales provisions d’environ 14 milliards d’euros dans ses comptes de l’année 2022. TotalEnergies a ainsi pu réduire d’autant le montant de ses profits annuels : 19,5 milliards d’euros contre 34 milliards sans ces dépréciations d’actifs. Sans que cela ne l’empêche de percevoir environ 1,5 milliard de dollars de dividendes « russes » provenant directement de ses participations dans l’entreprise russe Novatek – dont TotalEnergies n’a toujours pas cédé ses parts – et dans le gigantesque projet de production de gaz naturel liquéfié Yamal LNG en Sibérie. Des dividendes « tâchés de sang » que Kyiv réclame pour reconstruire l’Ukraine.
Des dividendes malgré les sanctions ?
Interrogé en septembre dernier sur la possibilité de rapatrier les dividendes russes, Patrick Pouyanné, PDG de TotalEnergies, avait affirmé qu’il « n’était pas facile de recevoir ce cash » puisque « les circuits financiers entre la Russie et le reste du monde » étaient devenus « plus complexes », tout en confirmant avoir pu le faire. Si les sanctions internationales ont interdit l’exportation de certaines technologies ainsi que les interactions avec les principales banques russes, les pays européens et anglo-saxons n’ont pas interdit à leurs entreprises de toucher des dividendes en Russie et de les rapatrier vers leurs maisons-mères, sous réserve de ne pas enfreindre ces sanctions.
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Rares sont les entreprises françaises telles que Décathlon, dont les approvisionnements pour sa soixantaine de magasins russes provenaient essentiellement de l’étranger, qui ont du suspendre leurs activités en raison des sanctions internationales. A ce jour, outre les groupes français déjà mentionnés, Accor, Blablacar, Engie, Sanofi, Veolia ou Vinci, sont toujours présents en Russie et tentent de s’accommoder tant des sanctions occidentales que des mesures du Kremlin. Au risque d’être à nouveau la cible des autorités ukrainiennes et de l’opinion publique pour leur contribution à l’effort de guerre russe.
De leur côté, le chef de l’État et le gouvernement restent sur le principe du « ni-ni », à savoir « ni approbation ni condamnation » du maintien des activités des entreprises françaises en Russie. Jusqu’à quand l’exécutif pourra-t-il ne pas se préoccuper des accusations touchant les groupes français en Russie et feindre de ne pas s’intéresser aux dividendes « tâchés de sang » qu’ils en retirent ?
Maxime Combes
Visuel en une : liste des principales entreprises françaises toujours présentes en Russie selon les données au 21 février 2023 de la YaleSchool of Management, qu’elles « continuent comme avant » ou cherchent simplement à « gagner du temps » / © Maxime Combes
Notes
[1] Evenett, Simon et Pisani, Niccolò, Moins de 9 % des entreprises occidentales ont désinvesti de Russie (décembre 2022).
[2] L’abandon de telles prises de participations demandant du temps, les auteurs considèrent que le taux de 8,5 % va sans doute grossir dans les mois à venir, à mesure que certains engagements se concrétisent. Néanmoins, ces cessions peuvent n’être que partielles.
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