Le 10 novembre 2022, sur C8, chaîne de télévision du groupe Bolloré où il présente une émission quotidienne, l’animateur Cyril Hanouna lance une bordée d’injures à l’un de ses invités : le député insoumis Louis Boyard, qui a eu le front d’évoquer en direct l’immense fortune de son employeur – Vincent Bolloré, donc -, et qu’il traite notamment d’« espèce d’abruti » et de « merde ». Cette canaillerie ne nuit pas le moins du monde à la respectabilité de l’animateur : quelques semaines plus tard, le ministre Olivier Véran, porte-parole du gouvernement d’Élisabeth Borne, insensible à ses vulgarités, lui fera au contraire l’insigne honneur de s’exhiber dans l’une – autre – de ses émissions.
Sanction
Tout de même, le 9 février 2023, une sanction finit par tomber : l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), considérant que les insultes proférées par Hanouna « ont porté atteinte aux droits de l’invité » Louis Boyard et « au respect de son honneur et de sa réputation », condamne C8 à payer une amende d’un montant de 3,5 millions d’euros – la plus forte jamais infligée à un opérateur de télévision.
Et ce n’est pas tout : le même jour, l’Arcom met la chaîne en demeure de respecter l’obligation qui lui est faite, depuis le 10 juin 2003 – date à laquelle lui a été accordé le droit d’ « utiliser une ressource radioélectrique pour l’exploitation d’un service de télévision à caractère national diffusé en clair par voie hertzienne terrestre en mode numérique » -, de veiller « à ce que les émissions d’information et les programmes qui y concourent soient réalisés dans des conditions qui garantissent l’indépendance de l’information, notamment à l’égard des intérêts économiques de ses actionnaires et de ses annonceurs ».
Cet avis de l’Arcom délivre donc cette information importante, mais peu connue : le groupe Bolloré bénéficie de la mise à disposition gratuite de plusieurs fréquences pour ses chaînes de télévision et de radio – c’est ainsi que l’État sponsorise, à l’insu des contribuables qui ne sont bien sûr jamais consultés sur la pertinence d’une telle assistance, une lourde machine de guerre médiatique dédiée notamment au service des droites les plus réactionnaires.
La ministre de la Culture Rima Abdul Malak rappelle de son côté les chaînes de ce groupe – C8 et CNews – à leurs engagements contractuels. Elle explique, sur France Inter, ce même 9 février : « Je suis dans mon rôle quand je rappelle le cadre existant. Il y a des chaînes qui ont accès à des fréquences gratuites en échange de certaines obligations qu’elles doivent respecter. Ces obligations, il suffit de les lire, elles sont dans la loi, elles sont très claires : parmi elles il y a le respect du pluralisme, il y a le fait de traiter les affaires judiciaires avec mesure – c’est écrit comme tel -, le fait de créer un débat contradictoire avec l’ensemble des points de vue sur des sujets pouvant porter à controverse, c’est écrit comme ça ; donc, c’est le rôle de l’Arcom ensuite, au moment de faire le bilan de ces obligations, de vérifier qu’elles ont bien été respectées, pour pouvoir ensuite évaluer si la reconduction de cette fréquence est justifiée ou pas. Il y a bien des obligations à respecter, et c’est mon rôle de le rappeler. »
La ministre, ici, fait notamment référence, lorsqu’elle rappelle que les chaînes de Bolloré sont tenues de « traiter les affaires judiciaires avec mesure », à un épisode précis : en octobre 2022, Cyril Hanouna avait proclamé sur C8, après l’atroce assassinat d’une enfant de 12 ans, que « pour (lui), c’(était) procès très rapide et perpétuité pour la personne qui (avait) fait ça » – propos qui, déjà, lui avaient valu une mise en demeure de l’Arcom dénonçant ses appels répétés « à des procès expéditifs et à des condamnations à perpétuité automatiques en de tels cas ».
Cette mention des obligations du groupe Bolloré par Rima Abdul Malak est d’un effet foudroyant : elle précipite les droites réactionnaires, soudain hostiles – nous y reviendrons – au légalisme qui constitue ordinairement l’un de leurs plus rentables fonds de commerce, dans un abîme de fureur.
Et c’est un festival.
Fureurs
Éric Ciotti, président des Républicains, tweete, le 9 février, à grands renforts de points d’exclamation : « En voulant censurer C8 et Cnews, la ministre de la Culture s’érige en ministre de l’information ! Dérive scandaleuse !! »
Quatre jours plus tard, le 13 février, l’agitateur d’extrême droite Éric Zemmour, qui doit beaucoup de sa notoriété à la tribune télévisuelle quotidienne qui lui a naguère été offerte par Bolloré en dépit de ses condamnations pour provocation à la haine raciale ou religieuse – et dont il a amplement profité pour colporter ses avis répugnants sur l’immigration, sur l’islam ou sur le maréchal Pétain -, ajoute : « Les propos de la ministre de la Culture contre CNews et C8 sont scandaleux. (…) Voilà le pluralisme selon la gauche : censurer tout avis divergent. »
La presse écrite n’est bien sûr pas en reste : Le Journal du dimanche, propriété du groupe Bolloré – on n’est jamais si bien servi que par soi-même -, consacre, en partie ou en totalité, plusieurs papiers à la dénonciation de la décision de l’Arcom, dont une tribune demandant que cette instance « garanti(sse) la liberté d’opinion », et une interview du très droitier sénateur républicain Bruno Retailleau, qui dénonce des menaces contre « la liberté d’expression ». Le sous-entendu – fielleux – étant, on l’aura compris, que l’autorité chargée de veiller au pluralisme oeuvrerait en réalité à le restreindre.
Dans Le Figaro, où la défense de la diversité des opinions se résume pour l’essentiel à de soi-disant « débats » entre la droite et la droite, l’éditorialiste François d’Orcival dénonce sans rire « l’esprit de partialité » de la ministre de la Culture, qu’il accuse de s’être « elle-même enlisée dans une incroyable et sotte polémique avec le groupe (…) présidé par Vincent Bolloré », et dont le lectorat du journal – gavé d’aides étatiques – du groupe Dassault est donc invité à comprendre qu’elle est un peu idiote.
L’hebdomadaire d’extrême droite Valeurs actuelles, qui s’est de longue date spécialisé dans la dénonciation de censures imaginaires – consacre quant à lui la couverture de son édition du 16 février à la dénonciation de « ceux qui veulent tuer CNews ».
Le contenu est à l’image de ce râpeux contenant : le chroniqueur Gilles-William Goldnadel se déchaîne en imprécations contre la ministre de la Culture, coupable selon lui d’un « grave manquement, dont elle devrait répondre au moins politiquement » – en attendant mieux -, et dont les « déclarations sont », soutient cet esthète, « d’une indécence quasi pornographique ».
Car pour Valeurs actuelles, qui produit, au soutien de cette accusation délirante, le témoignage, anonyme, « d’un ancien Premier ministre de gauche » dénonçant le « jeu dangereux » de Rima Abdul Malak, cette dernière, en « décid(ant) de s’attaquer aux médias de Vincent Bolloré », pratiquerait la « censure »…
Tout n’est pas complètement perdu, cependant, car au sein du gouvernement, explique l’hebdomadaire, « quelques voix, fort heureusement », et non des moindres, « s’excusent » pour les errements de cette pauvre femme – comme celle de Gérald Darmanin, qui « doit prendre un café avec Pascal Praud », animateur vedette de CNews.
Giesbertissimo
Dans cet extravagant hallali contre la ministre qui a osé rappeler que C8 et CNews étaient tenues, en échange des fréquences qui leur sont gratuitement attribuées, au respect de quelques obligations, l’éditocrate Franz-Olivier Giesbert se signale, une fois encore, par une singulière misère.
Il rédige, pour Le Journal du dimanche, décidément très mobilisé, qui la publie le 18 février 2022, une tribune sobrement titrée : « Madame la ministre de la Kultur, pitié pour la liberté d’expression ! »
Bien évidemment, l’emploi du mot allemand « Kultur » est tout sauf neutre. Bien évidemment : il renvoie au nazisme – et suggère donc, mais sans le dire vraiment, que le rappel à la loi formulé par Rima Abdul Malak relève d’une pratique hitlérienne du pouvoir. Mais bien sûr : Giesbert, qui ne pousse que rarement le courage vers la témérité, n’assume pas complètement cette vilenie – dont un effet notoire, il est vrai, est qu’elle banalise et relativise l’horreur de politiques culturelles du Troisième Reich.
Il écrit donc, très sérieusement, que s’il appelle la ministre de la Culture « la ministre de la Kultur », ce n’est bien sûr pas pour suggérer d’infâmes rapprochements, mais pour se référer à « l’expression apparue avec le “Kultukampf“ de Bismarck » : preuve que la cuistrerie peut tout à fait cohabiter avec l’indignité.
Dans la vraie vie – il faut y insister pour finir, car c’est cette très banale réalité que des politiciens orwelliens flanqués de leur éditocratie de compagnie tentent d’ensevelir sous leurs boniments -, Rima Abdul Malak n’a aucunement appelé à la moindre censure des médias de Bolloré.
Elle a, beaucoup plus prosaïquement, rappelé que l’assistance vitale que leur fournit l’État en leur octroyant des fréquences gratuites est conditionné au respect de certaines obligations, comme celle, par exemple, de respecter un pluralisme qui ne se réduise pas au déroulé quotidien des éructations d’un Éric Zemmour – ou de l’une, quelconque, de ses répliques.
Pour le dire beaucoup plus simplement : la ministre de la Culture a rappelé au groupe Bolloré que les droits qui lui sont consentis ne vont pas sans quelques devoirs.
C’est là, on l’aura reconnu, une rhétorique coutumière des droites françaises, qui ne restent jamais plus de quelques semaines sans brailler que les migrants accueillis en France doivent impérativement se ployer sous quelques contraintes, pour mériter une telle faveur.
Mais curieusement : ces droites, moins formalistes quand vient le moment de se précipiter au secours d’un magnat de proximité, veulent affranchir le milliardaire Bolloré des rudes règles de vie qu’elles prétendent imposer aux indigents de ce monde.
Crédits photo/illustration en haut de page :
Philippine Déjardins
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