Récit d’une nuit en enfer
paru dans lundimatin#369, le 6 février 2023
Au bout de la ligne 12 du métro parisien se dresse l’hideux Campus Condorcet, construit en quelques mois seulement à la Plaine Saint-Denis. S’y déroulent depuis deux ans les séminaires d’une quinzaine d’universités d’Île-de-France, coincés entre les bureaux d’Orange, de Venteprivée.com, et les quartiers ouvriers d’Aubervilliers. Lundi 23 Janvier, afin de s’organiser pour la lutte contre la réforme des retraites, des étudiants ont décidé d’y occuper une salle. Rapidement, la police est intervenue sur le campus pour évacuer le bâtiment avant d’interpeler 28 élèves. L’une d’entre eux, nous a confié ce témoignage édifiant d’une nuit de garde à vue cauchemardesque. Il s’agit de garder des traces, non pas pour propager la peur du pouvoir mais afin de bien saisir et se souvenir du régime dans lequel nous vivons.
Écrire pour garder des traces, pour ne pas oublier, pour écrire nos histoires, celles des bifurcations, des brèches, celles des traumatismes qui nous forment et nous radicalisent, celles des souffrances qui nous font grandir, celles des oppressions, celle des enfants de traverse. Ce récit est celui de notre séjour en garde à vue le 23 janvier 2023 au soir pour avoir lancé l’occupation d’un bâtiment sur le Campus Condorcet.
Commissariat. Bâtiment froid dans lequel l’hiver s’engouffre. Le béton d’une dureté implacable endolorit mes os. Le bruit des portes de fer claque avec violence. Émission de sons abrupts et glacials qui impriment nos tympans d’une peur qui résonne encore en nous. Perte de la notion du temps, absence de fenêtres, plus accès à la moindre montre, le temps passe à reculons. Le monde extérieur semble loin face à cet isolement. Quand sortirons-nous ? Nos camarades nous soutiennent-ils ? L’avocate ne sera jamais venu nous voir. « Vous êtes tous seuls, même votre avocate s !en fout de vous ». Chez les flics, le mensonge est roi. Ils peuvent se le permettre. A défaut du droit, ils connaissent parfaitement leur impunité. Dans l’enceinte de ce blockhaus, ils se déchaînent et font régner leur propre loi fasciste. Comme déchus de notre citoyenneté, nous perdons tout droit. A mesure que nous sommes hors-la-loi, ils sont par-delà-la-loi, protégés par tout un système étatique qui a besoin d’eux. Société sécuritaire dont ils ne sont que l’allégorie, la caricature, le monstre créé par l’Etat lui-même. En réalité, notre avocate ne fut contactée qu’au beau milieu de la nuit. Appel masqué. Pas de numéro pour rappeler. Aucune information sur notre localisation.
On nous y avait amené debout, entassés dans une succincte camionnette de police. Ce rodéo était d’un rare déferlement de violence. Les coups de frein nous faisaient tomber les uns sur les autres et nous couvraient d’hématomes. Démonstration de force dans laquelle la domination s’exerce, s’exhibe et s’entretient. Cette manière de crier, de claquer les portes, d’humilier, de mentir, de conduire, de menacer de mort ou de viol, tout cela fait partie de ce comico du spectacle, de cette performance de la domination. Routinisation d’une violence presque normée, on aura échappé de peu à celle du petit Jésus consistant à menotter en croix le détenu aux grilles de sa cellule afin de le faire suffoquer. La violence de ce monde contre lequel nous tentons de créer d’autres cadres de vie est ici sous sa forme la plus visible et exacerbée. Hurlements d’une prise d’empreinte forcée, les cris retentissent dans nos oreilles mais nous ne savons pas d’où ils proviennent. On nous empêche de nous lever. Nos camarades pleurent, d’impuissance et de rage. Seize camarades sont entassés dans une cellule de quatre mètres carrés. Les policiers ferment la fenêtre d’aération. Ils suffoquent. Un camarade tabassé par un policier a une côte fêlée. Il a le visage blême. Ils l’appellent côtelette. Nous n’avons de cesse d’exiger un médecin mais il sera d’abord envoyé dans le « hammam », comme les policiers dénomment ironiquement la cellule où ils sont entassés.
Sursaut. Je m’étais assoupie. Attroupement et cris de mes camarades. Les policiers pratiquent la strangulation pour forcer l’un d’entre nous à la prise d’empreinte. Ils l’isolent dans un bureau à l’arrière. Ils sont six sur lui. Chaque fois que les policiers éteignent leur caméra, c’est paradoxalement la peur qui s’empare de nous. L’isolement d’un camarade et les tentatives d’intimidation nous remplissent d’angoisse. Le stress et la rage nous maintiennent dans un état d’alerte permanent. Nous voulons nous lever. Nous sommes rassis de force, menottés aux bancs du
hall du commissariat. Nous serons à maintes reprise divisés en différents groupes, répartis entre différentes cellules puis divers commissariats. Cellule en non mixité non choisie. Pour la moitié d’entre nous, nous aurons habité ce hall des heures durant, sans cesse surveillés par les flics. Alors nous tentons l’humour : « A défaut d’occuper notre fac, on occupe le commico ! »
Le rêve fut mon refuge. Je m’y échappais. Mon esprit en était épris telle une drogue dans laquelle on retombe sans cesse. Intermédiaire créatif par lequel je fuyais ; lorsque je rêvais, j’étais libre. Hors de ces murs froids et oppressants, une chaleur venait me réchauffait. Un ciel ensoleillé m’enrobait et les lendemains chantaient. Alors chaque minute de répit était l’occasion d’un assoupissement. Je m’évadais dès que possible dans d’autres dimensions. Mon désir d’assoupissement était infatigable mais l’état de vigilance permanent et le réveil incessant des policiers m’en empêchaient. Torture insupportable à la connaissance fine de nos fonctionnements cérébraux. Le corps endolori au réveil, le froid me saisissait de nouveau. J’avais la gorge sèche mais on nous refusait l’eau. Nous nous partageons une couette à plusieurs. Quand nous avons la chance d’en avoir une.
Notre occupation est ce rêve lucide où nous nous détournons du monde qu’on nous impose. Des quotidiens oppressants où il est douloureux d’y vivre, nos brèches sont des échappatoires où nous créons d’autres possibles. Elles sont les songes desquels nous sommes sans cesse extirpé.e.s mais où nous replongeons avidement. Élargir les failles. Libérer des espaces. Lutte du quotidien. Pratiques émancipatrices. Autogestion. Politique par le faire.
Réveil brutal, on vient nous chercher pour les auditions. Toujours aucune trace de notre avocate mais on nous force à être auditionnées. Emmenées à quatre, nous n’avons de cesse de répéter que nous n’avons rien à déclarer. On tente de nous faire parler. On nous dit que nos actions ne servent à rien si nous ne portons pas nos revendications ici, devant des Officiers de Police Judiciaire à la recherche du moindre mot pour nous poursuivre en justice. On nous menace de ne jamais sortir d’ici si nous ne sortons pas de l’anonymat. Nous résistons. Je m’appelle X28. Nous sommes ramenées séparément à notre cellule. Le retour de notre troisième camarade est un vrai cauchemar. Malheureusement je ne dors plus. Tirée par les pieds et les cheveux, elle est inconsciente. Sa tête est maculée de bosses. Que lui ont-ils fait ? Nous crions qu’elle doit voir un médecin, nous avons peur. Elle avait été traînée dans les escaliers, inconsciente, la tête se heurtant sur les marches. Ces scènes me rappellent les dictatures d’Amérique du sud où l’on ne pouvait jamais savoir dans quel état les militants allaient revenir dans leur cellule. La panique née non seulement de son état d’inconscience mais aussi de l’état de dictature de ce pays dit des droits de l’Homme. Les OPJ nous rétorquent qu’elle ne va pas mal, qu’elle joue la comédie, qu’elle a déjà vu un médecin la veille et qu’elle ne peut pas en voir un à nouveau. Nous crions au mensonge et exigeons ce droit qu’elle ne se verra plus octroyé. A son réveil, elle pleure. Nos corps se font envahir de sueurs froides. Envie de vomir le seul repas qu’on nous donna sur les vingt-trois heures de garde à vue.
Nous construire contre ce monde nous rend si vulnérables. La domination se renforce. « Ici c’est l’extrême droite, vous allez voir comment on vous traite ».
Transféré deux fois de commissariat, nous sommes à trois reprises fouillées, mises à nue, on coupe nos vêtements, on nous dépossède de tout. Jusque de nos propres empreintes. Ils sont dotés d’une fausse réquisition du procureur, sans tampon ni signature. Dans les cellules voisines se trouvent des gens des cités alentours. Leurs voix nous font du bien. Nous communiquons par le petit trou qui sert à déposer nos repas. Nous nous racontons les récits de nos mises en garde à vue. Nous rigolons et crions ensemble. Comme si l’unissons nous faisait perdre cette peur paralysante. « Y a qui ici ? » demande l’un d’entre eux. Ils se reconnaissent mutuellement. « J’étais caché dans le buisson en bas de chez l’Ours. Ils sont passé à un mètre de moi mais ils ne m’ont pas vu. On m’a dit qu’il fallait pas que j’aille choper ma voiture direct du coup j’ai été chez Dédé, t’as capté ? ». Cette rengaine d’injustice et d’oppression est pour eux une routine, celle du maintien de leur domination. Si nous étions là temporairement pour ce que nous faisons, ils y étaient relégués régulièrement pour ce qu’ils sont.
Le doux sifflement d’une chanson de révolte provenant d’une cellule voisine caresse nos oreilles. C’était comme une fine fumée de liberté qui chatouillait nos narines. Retournés au commissariat de la Plaine-Saint-Denis où nous avions retrouvé des camarades, nous chantions. Nous chantions et ces chansons étaient fortes de leur pouvoir émancipateur. Entre toutes les cellules elles nous liaient. Nos voix et sifflements à l’unisson nous donnaient des frissons et ouvraient les interstices par lesquels nous nous faufilions. Certains slogans nous échappaient et pourtant, sourds à nos appels, le rythme du siamo percuté sur les fenêtres de la cellule était le seul à pouvoir faire venir les policiers. Ni eau, ni médecin, ni avocat, ni kit d’hygiène ; le siamo, comme symbolisant les sept coups de notre théâtre, eu le pouvoir de nous donner, en quelques instants, des couvertures et quelques lingettes pour se débarbouiller.
Ce sifflement ne cesse de résonner dans nos oreilles et son écho a démultiplié sa force. À la sortie du commissariat, nos camarades nous prennent dans les bras. Les rires et les pleurs se mêlent. Nous voulons les remercier, les embrasser, leur dire notre douleur. Nous nous blottissons longuement au creux de leurs bras réconfortants. Nous sommes épuisés mais nous n’arrivons pas à dormir.
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https://lundi.am/Recit-de-la-garde-a-vue-des-28-etudiants-interpelles-sur-le-Campus-Condorcet
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