Les « visioprofs » , dernière trouvaille face à la pénurie d’enseignants : « Du marketing pour calmer les parents ! »

Éducation

29 novembre 2022 par Adèle Cailleteau

Des cours de français ou de sciences dispensés en classe par un visioprof, pendant plusieurs semaines voire trimestres. C’est la nouvelle invention des rectorats pour parer à la pénurie d’enseignants. L’expérimentation pourrait être généralisée.

Publié dans Société

      Il faut visualiser une classe remplie d’enfants de dix ou onze ans. Ils sont en sixième au collège Émile-Gallé de Lexy, en Meurthe-et-Moselle. Dans la salle, aucun professeur n’est présent. Il est seulement projeté en très grand sur le tableau, et dispense son cours de français à distance. Ce sera le cas pendant toute une année. C’est un « visioprof ».

      « Ma fille me racontait que quand un élève levait la main, le prof disait « la main avec la manche jaune » »

      À la rentrée 2021, un poste d’enseignant de lettres n’est pas pourvu dans l’établissement. Dans ce territoire du nord de la Lorraine, à la frontière avec la Belgique et le Luxembourg, ce n’est pas une première. Auparavant, l’établissement s’arrangeait en interne pour assurer la plupart des remplacements, mais l’année dernière, jongler avec les emplois du temps des enseignants n’a plus suffi : une classe de sixième se retrouve sans cours de français. Les parents d’élèves protestent, écrivent même au ministre de l’Éducation de l’époque, Jean-Michel Blanquer. Rien n’y fait. Alors, un peu avant Noël, le rectorat annonce avoir trouvé la solution : des remplacements en visioconférence.

      « C’est mieux que rien, mais ça reste malgré tout catastrophique pour les enfants, observe la mère d’une élève concernée. Ma fille me racontait que quand un élève levait la main, le prof disait « la main avec la manche jaune ». » Une classe de sixième s’est vu dispenser un cours de français en visio jusqu’à la fin de l’année scolaire, quatre autres classes pendant quelques semaines.

      Parents d’élèves et syndicats décrivent ces premiers remplacements en visio comme un « fiasco ». Ils ont pourtant été les prémices d’une pratique devenue officielle depuis, avec la création d’une « brigade numérique de remplacement » dans l’académie de Nancy-Metz. Une invention sortie tout droit du premier confinement, à l’époque où la visioconférence apparaît comme une réponse à un enjeu de santé publique.

      Aucun accompagnement individualisé

      Aujourd’hui, les sept enseignants volontaires recrutés dans la brigade ont pour rôle de pallier la désertion des professeurs dans l’Éducation nationale et d’« assurer la continuité du service public de l’éducation », explique le rectorat. La « priorité, c’est de trouver un remplaçant qui vient sur place. Ce n’est qu’en dernier recours qu’on appelle la brigade », est-il précisé. Les membres de cette brigade donnent cours en visio avec du matériel fourni par l’académie, à des élèves surveillés en classe par des assistants d’éducation, qui sont pour leur part bien présents sur place.

      « Même si ce n’est pas la panacée, ma fille a gardé contact avec l’allemand et c’est plutôt une bonne chose », salue un parent d’élève du collège très rural de Vaubécourt (Meuse). Pendant les deux derniers mois de la dernière année scolaire, les germanistes de cet établissement ont également cours en visio. J’étais content que le collège ait trouvé une solution », dit encore le parent. « C’était plus compliqué pour tout le monde, mais la prof faisait quand même bien vivre la classe », se souvient aussi Sarah, une élève. Elle dit avoir réussi à suivre sans trop de difficulté.

      « Apprendre et enseigner, c’est en se rencontrant »

      « On avait l’air de guignols. Je parlais dans le vide chez moi, sans savoir si on m’entendait »

      Le procédé des cours en visio atteint tout de même vite ses limites. À cause des problèmes techniques d’abord : une caméra qui s’éteint, une connexion qui coupe tous les dix mots, une communication par haut-parleur du téléphone du surveillant…. « On avait l’air de guignols. Je parlais dans le vide chez moi, sans savoir si on m’entendait », se souvient Louise*, « visioprof », pendant plusieurs mois l’année dernière.

      Au-delà des problèmes techniques, la relation professeur-élève est aussi aux abonnés absents. Tous les enseignant·e·s interrogé·e·s mentionnent le rôle indispensable joué par le contact humain en cours : « Apprendre et enseigner, c’est dans une salle et en se rencontrant, en échangeant avec des élèves qu’on apprend à connaître », détaille Céline Kautz, professeur d’anglais en collège, déléguée syndicale Force ouvrière.

      « Les élèves n’avaient pas l’impression d’être en cours », explique aussi Stéphanie Chambre, qui a surveillé des cours de sciences économiques et sociales en visio dans un lycée de la Drôme. « On n’était pas les plus attentifs », confirme un élève qui résume la visio par un simple « pas ouf ». L’enseignement par écran interposé est même source de souffrance. « J’habite dans un appartement une pièce, donc je me lève et je passe ma journée devant l’ordinateur, relate Manon*, une « visioprof ». Quand un élève venait plus près de la caméra, j’étais trop contente de le voir et pas juste un visage tout flou au fond de la classe. »

      Effet collatéral : sans professeur dans la salle, le ou la surveillante devient l’adulte responsable de la gestion de classe, sans y avoir été formé. Il leur faut même expliquer le cours, quand la connexion s’interrompt. « Mais moi je ne suis pas prof, ce n’est pas évident d’expliquer », témoigne l’un d’eux. « Je considère que les assistants d’éducation ont un statut de coremplaçant, mais payés comme des surveillants », ajoute l’enseignante Louise.

      Des visioprofs surtout pour les zones rurales

      « La visio exacerbe les inégalités, ceux qui sont le plus en difficulté sur la matière ont besoin du prof »

      En visio, impossible de passer dans les rangs, de connaître les élèves, de fournir un accompagnement individualisé. « La visio exacerbe les inégalités, souligne Bruno Henry, secrétaire du Syndicat national des enseignements de second degré-Fédération syndicale unitaire (Snes-FSU) dans l’académie de Nancy-Metz. D’un côté, les élèves les plus autonomes et performants réussissent à suivre, mais de l’autre côté, il y a tous ceux qui sont plus en difficulté sur la matière et qui ont besoin du prof. En visio, ils décrochent très vite. »

      Aux inégalités entre niveau scolaire, s’ajoutent celles entre les centres et les périphéries. « La brigade numérique acte une iniquité de traitement selon les territoires », souligne Sébastien Wagner, secrétaire du SNES-FSU dans la Meuse. Le rectorat confirme que cette brigade est destinée à intervenir en zones rurales, où il n’y a pas de professeurs remplaçants disponibles et où les contractuels ne veulent pas aller.

      Le territoire du « Pays Haut », à la frontière avec le Luxembourg, est l’une de ces zones. Au lycée Alfred-Mézières de Longwy (Meurthe-et-Moselle), il manque un professeur de français, un de latin et un de physique-chimie depuis la rentrée 2022. Un membre de la brigade numérique de remplacement intervient désormais dans des classes de seconde pour assurer le cours de français. Il n’y a toujours pas de professeur de physique et les cours de latin des secondes et des premières ont quant à eux été annulés.

      Pour les latinistes en terminale, une enseignante d’un établissement à Metz a tenté pendant trois semaines de faire cours en « hybride » : à sa classe qu’elle avait en chair et en os devant elle, et en même temps aux sept élèves de Longwy. Comme ça ne fonctionnait pas, les cours ont cessé peu après la Toussaint. « C’est dramatique comme situation, s’insurge Carine Berger, professeur d’histoire-géo dans l’établissement et membre du SNES. On se retrouve avec des élèves qui ont suivi un enseignement de latin en seconde et en première et là, ils sont en terminale, et ils n’ont pas d’enseignant pour valider leur contrôle continu au bac. »

      « Du marketing pour calmer les parents »

      « Les remplacements en visio se font en enlevant des moyens ailleurs »

      Alors, mieux que rien, le remplacement à distance ? « Les brigades, c’est du marketing pour calmer les parents. Ça dédouane l’État de trouver des solutions », s’agace une inspectrice d’une autre académie. « C’est pire que rien, tempête aussi Bruno Henry, du SNES-FSU. Pendant que les élèves sont occupés, on se met moins la pression pour chercher un vrai remplaçant. »

      Le secrétaire du syndicat dans l’académie rappelle que 8000 postes ont été supprimés dans l’Éducation nationale depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron en 2017, dont 495 en Lorraine. Céline Kautz, de Force ouvrière ajoute : « Les remplacements en visio se font en enlevant des moyens ailleurs. Des remplaçants sont derrière un écran au lieu d’être dans une salle de classe, et il faut des surveillants pour superviser les élèves. »

      Les syndicats de tous bords, qu’ils aient voté contre la création des brigades (FO et SNES-FSU) ou se soient abstenus (UNSA et SGEN) à Nancy-Metz, font le même constat : les problèmes de remplacements ne sont qu’un symptôme d’un mal plus profond, celui de l’attractivité de la profession. Faute d’un nombre suffisant de candidats aux concours de l’enseignement, les délais d’inscription ont même été prolongés de deux semaines cette année (jusqu’au 2 décembre).

      Un professeur pour « donner cours à plusieurs classes à la fois »

      Le véritable problème concerne le « salaire et les conditions de travail », résume Patrik Wallbom, secrétaire de l’Unsa (Union nationale des syndicats autonomes) dans l’académie. En 1980, les professeurs en début de carrière gagnaient 2,2 fois le Smic, contre un salaire qui y est à peine supérieur aujourd’hui (1,2 Smic), explique l’économiste à Sciences Po Lucas Chancel sur Twitter. Il y a en plus les classes surchargées, les établissements délabrés ou la quasi-impossibilité de choisir son lieu de travail. « L’Éducation nationale a le service de ressources humaines le plus pourri de tous les ministères », tranche une inspectrice.

      Beaucoup d’enseignants se sentent aussi méprisés. Par exemple quand on leur suggère – ou impose – de faire cours en visio : « On en a beaucoup parlé dans les salles de profs et ça a été très mal perçu, explique Bruno Henry du SNES-FSU. Penser qu’on peut nous remplacer par quelqu’un à distance, on l’a vécu comme une humiliation. »

      Le phénomène « visioprof » reste encore marginal, tout en étant difficile à quantifier faute de chiffres officiels. L’académie de Nancy-Metz refuse de communiquer trop précisément sur les actions de ses sept « brigadiers numériques » pour éviter tout « effet de loupe ». Ailleurs, des remplacements par visio ont peut-être lieu en catimini, loin de tout cadre officiel, comme ce fut le cas l’année dernière en sciences économiques et sociales dans un lycée de la Drôme.

      Le rectorat de Grenoble communique toutefois au sujet de la visio qui sert à « assurer des enseignements de cours en option facultative comme le latin ou l’allemand », ce qui concerne actuellement « environ cinq enseignants ».

      « Avec la visio, on pourrait imaginer qu’un professeur puisse même donner cours à plusieurs classes à la fois, craint Solange de Jésus, secrétaire du Syndicat national des lycées et collèges (Snalc) dans l’académie de Nancy-Metz. C’est une option envisageable quand l’enseignement se fait selon le principe d’économie. » Bruno Henry, lui, n’y croit pas : « Je ne peux pas avoir peur que ça se généralise, parce que je ne l’imagine même pas, explique-t-il. Ça ne fonctionne tellement pas… »

      L’initiateur des visioprofs a rejoint le ministère de l’Éducation nationale

      L’inspectrice déjà citée pense elle aussi que cette expérimentation des remplacements en visio est vouée à l’échec. « Est-ce l’un des premiers signes de l’effondrement du système éducatif ou au contraire un catalyseur qui permettra une prise de conscience ? » se demande-t-elle.

      Le développement des cours en visio pourrait en tout cas être freiné par d’éventuels recours juridiques. « Les parents vont finir par être tellement énervés qu’ils vont porter plainte contre l’État », prédit Sébastien Wagner du SNES-FSU. La question se poserait alors : l’État remplit-il là bien son devoir inscrit dans la Constitution et le Code de l’Éducation de fournir à tous un « égal accès à l’instruction, à la formation et la culture » ?

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      Dans l’académie de Nancy-Metz, l’expérimentation de la « brigade numérique » doit durer deux ans. « On fera le bilan et on verra si c’est utile », promet le rectorat. Le ministère de l’Éducation assure de son côté qu’il s’agit d’une initiative locale qui n’a, à l’heure actuelle, pas vocation à être généralisée. Mais la trajectoire de son initiateur est éloquente : c’est Jean-Marc Huart, à l’époque recteur de l’académie de Nancy-Metz, qui avait annoncé en mars dernier sa mise en place. Deux mois plus tard, il quittait son poste pour devenir directeur de cabinet de Pap Ndiaye, le nouveau ministre de l’Éducation nationale.

      Adèle Cailleteau

      *Les prénoms ont été modifiés pour préserver l’anonymat des personnes.

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