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Dessinateur de presse, Yan Lindingre collabore depuis des années au Canard enchaîné, dans la tourmente depuis qu’un de ses journalistes a déposé plainte, pour soupçons d’emploi fictif. L’affaire Escaro – du nom de cet autre dessinateur dont la femme était rémunérée plus de 8 000 euros net pendant deux décennies sans que ça ne se sache – a mis le feu à la vénérable maison, réputée pour démasquer les turpitudes des autres. Pour Blast, Yan Lindingre raconte une autre réalité jusqu’alors invisible, celle des petites mains du Canard. C’est l’histoire d’un dessinateur talentueux. Et du « pigiste le plus maltraité du Canard ».
Dans l’affaire du Canard, c’est un monde à double face qui apparaît : d’un côté des notables du journalisme, habitués aux tables 3 macarons et qui vivent très confortablement, de l’autre des soutiers de la presse, peu considérés et exploités.
Le témoignage de Yan Lindingre que Blast publie éclaire cette affaire et la guerre ouverte entre anciens et nouveaux, pour le contrôle du trésor de guerre de l’hebdo.
Un peu après le drame des attentats de Charlie et la disparition de Cabu, plusieurs dessinateurs du Canard, pas des moindres, qui connaissent et apprécient mon travail de dessinateur (à Fluide Glacial, l’Echo des Savanes, Siné…), me suggèrent de postuler au Palmipède. « Pas pour jouer les charognards mais parce qu’ils risquent de vouloir remplacer Cabu par le premier venu, à savoir un mauvais ». Textuellement, la chose est présentée ainsi.
Je prends ça comme un compliment. Et je tente ma chance.
Au bout de quelques mois sans réponse, je demande audience à un rédacteur en chef (du second cercle) qui m’a donné le feu vert pour tenter ma chance. Nous nous rencontrons en face du Canard, lui, moi et le préposé au choix des dessins : un réd’chef du premier cercle lui, qui je l’apprendrai plus tard s’est octroyé d’autorité les pleins pouvoirs sans aucune connaissance de la discipline, au grand dam des dessinateurs. Le même, personne ne le sait à l’époque, s’est octroyé d’autres pouvoirs, dont celui de dégauchir (1) un emploi fictif à qui vous savez.
Le « directeur artistique » me fait savoir qu’il aime bien mes blagues mais que je ne serai publié qu’à condition de changer radicalement mon style. Comprenez : un dessin plus réaliste, son seul critère. Rien à voir avec ma production habituelle donc, ce qui faisait ma « personnalité ».
Peu de dessinateurs acceptent ce genre d’injonction, mais je me soumets à sa demande. J’ai vraiment envie de bosser pour le Canard. Je sue sang et eau pour parvenir à un dessin plus réaliste. Des caricatures ressemblantes, ça prend du temps. Mes publications sont erratiques, mais c’est le jeu au Canard.
Je fournis sans faillir entre 8 et 10 dessins hebdomadaires. Pas de vacances ! Et il faut que chaque dessin soit fini, encré, torché propre. En somme, prêt à être imprimé. Attention, hors de question de fournir des crayonnés ou de vagues gribouillis qu’on ne peaufine que s’ils sont sélectionnés. Et je me conforme aux règles strictes du Canard : interdiction de bosser pour un autre hebdo. Ces règles, je le découvrirai à posteriori, sont aléatoirement applicables, selon la tête du client dans cet imbroglio de totems, tabous, passe-droits, exceptions et autres mystères. « Aucune logique », telle est la véritable règle au Palmipède. Mais pire que les règles à dimensions variables : jamais aucune communication. En bientôt 8 ans, je n’ai jamais reçu un coup de fil d’un rédac chef, jamais un mail et bien sûr jamais aucune réponse à mes sollicitations, qu’elles concernent l’artistique ou le pécunier.
Le pire des DHR s’arracherait les cheveux.
Bref, après des années de collaboration sans jamais rater une livraison (4 000 dessins à l’heure actuelle pour 300 publiés), les secrétaires de rédaction me demandent si je peux assurer les crobards l’été. Of course ! Malgré les départs en vacances des premiers couteaux et l’espace qui se libère dans le journal, il m’est arrivé de terminer le mois avec un seul dessin publié… Donc moins de 100 euros de paye à la fin du mois, après avoir fourni à leur demande sans faillir. 100 balles par mois au Canard enchaîné, quand t’as 50 berges, deux gosses et que tu bosses sans jamais prendre de vacances – ou tout du moins quand tu continues de bosser, même en vacances !
Finalement… peut-être que je suis mauvais ! Voilà tout ! Or, si je faisais vraiment de la merde, il faudrait me le dire. Le cas échéant me le démontrer. Le fait d’être adoubé par des bons, publié dans la presse nationale, dans la PQR, être régulièrement cité dans les revues de presse de Ruquier (certes, ce n’est pas le mètre étalon du dessin) ou autres, enfin tout de même… Trente ans d’expérience et une assiduité à toute épreuve ne peuvent pas aboutir à autant de mépris.
Un type comme moi n’a pas la prétention d’occuper le devant de la scène, mais au bout de tant d’années, tant de concessions, de tant d’efforts, se dire que la porte s’est ouverte et que je suis toujours sur le paillasson… Comme si le boss passait de temps en temps juste pour me dire « t’es encore là, toi? ». Même pas d’ailleurs puisqu’il ne nous adresse jamais la parole.
Idem pour les rédacteurs pigistes, qui voient annuler leur article et leurs enquêtes sans explications. Pas un coup de fil : pas publié, pas payé.
Va expliquer après aux gens que tu as interviewés que c’était pour peau de balle… La rédaction grille de fait ses correspondants auprès de leurs sources, sans aucune explication. On ne sait plus si c’est une question de déontologie ou de simple savoir-vivre. Nous, les petits pigistes, on est vraiment de la merde au Canard. Et en plus, jamais augmentés, comme la loi l’oblige. Méprisés, ignorés : travailleurs pauvres dans une boîte riche.
Bref, en ce qui concerne l’affaire « Edith », à savoir madame Escaro, je découvre grâce au travail de mon confrère Christophe Nobili qu’une femme de dessinateur touche chaque mois 20 fois mon salaire moyen pour soi-disant inspirer son mari… retraité. C’est cette vérité qui finit par me mettre à genoux. Je n’entre pas dans les détails. Tout le monde a compris que le réd chef en question a accédé aux exigences d’Escaro pour que, après son départ en retraite, il conserve ses cabochons (vite torchés) de page 2 contre la rémunération délirante de sa femme : plus de 8 000 euros nets mensuels, 3 millions d’euros au total pour le Canard. La direction argue dans un démenti que c’est elle (la direction) qui a supplié Escaro de rester. Puis qui lui a bricolé une acrobatie comptable.
Foutaise ! Pourquoi si les cabochons d’Escaro étaient aussi précieux ne pas les avoir remplacés depuis le mois de juin 2022 ? C’est bien la preuve qu’ils n’étaient pas indispensables. Je me serais fait un plaisir pour ma part de les dessiner pour le quart du salaire fictif de son épouse.
Comparaison n’est pas raison. Mais la raison, le directoire du canard l’a perdue depuis fort longtemps : hors course sur l’investigation, le passage au numérique, arcbouté sur son petit pouvoir ubuesque, ses salaires mirobolants. Comparaison donc. Si moi, pigiste, qui bosse comme tous les autres, les « sous contrats », qui me voit balancer 90% de ma production à la corbeille, qui n’ai plus de publication depuis que j’ai signé le papier syndical publié entre autres dans Médiapart, si moi je gagne 20 fois moins qu’une consœur fictive…
Quel est le ratio de mes revenus par rapport à un boss qui me tient la tête sous l’eau depuis 8 ans ? Lui qui cumule salaire (combien de fois celui de Mme Escaro?), retraite, dividendes et diverses primes, puisque qu’actionnaire du journal – à une hauteur totalement inconnue.
Le réd chef en question n’a jamais bossé ailleurs qu’au Canard depuis l’âge de 22 ans, n’a jamais eu à affronter les éléments, à vivre la vie de pigiste, la vraie. Combien de fois mon pauvre salaire touche-t-il chaque mois? 40 fois ? 80 fois ? Si Edith palpe 20 fois (!!!!) ma paye… Je suis bien curieux de connaître la réponse. Et de savoir combien de journalistes méritants on pourrait embaucher avec ses émoluments et ceux de son accolyte, grand argentier.
Bravo la presse « libertaire » !
Au Canard, des journalistes brillants sont en souffrance, épuisés par ce système inique et despotique. Avides de pouvoir garantir la relève, sinon un passage à la modernité. Le numérique est au point mort, au Canard. Pourquoi ? Parce que les vieux boss n’y comprennent strictement rien. Ce qu’ils ne comprennent pas, ils le récusent, le rejettent. Quitte à faire chavirer le navire.
Moi, j’ai 8 ans de boîte. J’ai tout fait pour me conformer aux demandes de la direction. Je bosse dur. Et j’ai le droit à un mini-dessin dans une petite colonne, quand je suis sage. Jamais deux. Jamais une commande d’illustration. Parfois, mes dessins sont coupés en deux pour ne surtout pas les publier en grand, et que ça ne me rapporte davantage que le minimum. Bien sûr, je pige ailleurs, dans la PQR, dans d’autres journaux nationaux. Mes dessins y sont appréciés, semble-t-il. Nulle part ailleurs, on ne m’a jamais traité de cette façon. Et pour terminer j’ai été moi-même rédacteur en chef (2). Comment puis-je imaginer considérer un collaborateur régulier de manière aussi méprisante, si dégradante, si injuste ? Si dégueulasse.
Le pigiste le plus maltraité du Canard, titre peu reluisant, c’est moi.
(1) Octroyer, en argot.
(2) Du magazine Fluide glacial.
https://www.blast-info.fr/articles/2022/yan-lindingre-le-canard-la-tue-jCcRMpr2T6yHNHVGqJnK6Q
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