Depuis mercredi, plusieurs centaines d’étudiants occupent les locaux historiques de la Sorbonne. Au premier jour du mouvement, l’organisation était foutraque et les discussions politiques finalement peu nombreuses, mais l’objectif clair et partagé : gripper la machine électorale.
14 avril 2022 à 15h10
Ce n’était pas arrivé depuis des années. Les portes de la Sorbonne ont été forcées, mercredi 13 avril, en début d’après-midi. Il a suffi d’une poignée de minutes pour que quelques centaines d’étudiant·es, de la Sorbonne, de l’ENS Jourdan ou de Nanterre, s’engouffrent dans les locaux historiques de l’université Paris 1. Après eux, les portes se sont refermées fissa, laissant à l’extérieur des dizaines d’étudiants frustrés. Comme l’impression de rater les premières heures grisantes d’un mouvement social parti de manière spontanée.
Tout l’après-midi, les vigiles laissent sortir mais ne laissent entrer personne, pas même ces deux étudiantes étrangères qui ont laissé leurs affaires à la bibliothèque et demandent sur tous les tons de pouvoir récupérer leurs sacs. Les cours ont été supprimés, les séminaires doctoraux aussi, et toutes les sorties sont dûment surveillées quand elles ne sont pas carrément cadenassées.
À 17 heures, un mail sera envoyé par la direction de Paris 1 aux étudiant·es qui ont cours dans les locaux, pour les informer que tous les enseignements passent en distanciel jusqu’à samedi. Un peu plus tard, le recteur décide que toutes les universités parisiennes resteront fermées jusqu’à dimanche. Manière efficace d’anesthésier le mouvement naissant.
À l’intérieur, les tags donnent le ton : « Plutôt gilet jaune que castor »,« Nik la morale bourgeoise » et un grand « Faites mieux »,en écho au discours de Jean-Luc Mélenchon, le soir de la défaite. Les étudiant·es ont décidé en assemblée générale d’occuper les lieux. L’idée est claire : faire dérailler le second tour, avec comme mot d’ordre « Ni Macron ni Le Pen ». Si le slogan est imprimé partout, des murs historiques de la Sorbonne aux tracts distribués la veille, les étudiantes et étudiants sont plus mesurés quand on les interroge.
Occupation de La Sorbonne, le mercredi 13 avril 2022. © Khedidja Zerouali
Fabio*, étudiant en géographie, discute avec une amie sur les bancs tout en haut de l’amphithéâtre occupé. Cette dernière a ramené des chocolats, des madeleines, des canettes que les occupants ont directement réquisitionnés dans les distributeurs qui ont tous été défoncés dans la journée.
Au premier tour, pas d’hésitation, le jeune homme a voté Jean-Luc Mélenchon. Son colocataire avait même acheté le programme de L’Avenir en commun dans lequel ils se sont plongés ensemble. « Je n’ai pas hésité même si je ne suis pas convaincu par tout,nuance t-il. Par exemple, ça m’a soûlé quand le groupe France insoumise s’est abstenu sur la dénonciation du génocide des Ouïghours, et leur idée d’envoyer les jeunes dans une espèce de service militaire, ça ne me convient pas du tout. »
Et pour la suite, il s’inquiète. Fabio a bien conscience qu’il ne fait pas partie de ceux qui seront attaqués en premier si l’extrême droite arrive au pouvoir, « parce que je suis un étudiant blanc ». « Mais ce qu’il faut surtout dire, c’est qu’on est dans cette situation à cause de Macron, qui a tellement fait le jeu de l’extrême droite pour se faire élire », dit-il. Pour l’heure, il ne sait toujours pas ce qu’il fera le 24 avril.
Pas de signe égal entre Macron et Le Pen
Nova*, elle, n’hésite plus. Elle votera Emmanuel Macron, même à contrecœur. « On ne peut pas mettre de signe égal entre les fascistes et les libéraux,explique l’étudiante syndiquée à Sud-Solidaires. Même si Macron tend vers l’extrême droite, le RN, c’est autre chose. C’est un parti lié à des milices fascistes qui vont se défouler dès le premier jour du quinquennat. »
Et l’étudiante musulmane de revenir, en détail, sur ce que serait un État dirigé par Marine Le Pen, de l’interdiction du port du voile dans la rue à la théorie du grand remplacement : « Tout ça, c’est effrayant pour nous. Macron aussi c’est effrayant, et ça sera violent, mais on ne fera pas les mêmes luttes, dans les mêmes conditions, sous Le Pen ou sous Macron. »
Rapidement, Nova est interrompue par un large brouhaha qui vient du fond de l’amphi. Au micro, une étudiante en histoire annonce qu’« un faf est dans la salle ».Il s’agit d’Anyss, connu dans les médias comme « le fils caché de Cheb Khaled » et pour ses positions très conservatrices. Il est évacué sous le slogan italien « siamo tutti antifascisti ».
Et la grande assemblée désorganisée reprend son cours, pendant que les étudiant·es assis·es sur le rebord des grandes fenêtres enchaînent les clopes, tandis que les autres discutent des suites des événements, se disputent sur les motions à adopter.
Occupation de la Sorbonne, le mercredi 13 avril 2022. © Khedidja Zerouali
Pour Maxime*, étudiant en droit à la Sorbonne, c’est une première. « Je viens d’un quartier où on n’a pas l’habitude de ce genre de choses. Au pire, notre moyen de contestation, c’est l’émeute si l’un d’entre nous se fait violenter par la police », explique-t-il, en chuchotant, à son voisin, Louis*, étudiant à l’ENS.
Il a attendu tout l’après-midi qu’une réelle discussion politique ait lieu dans l’amphithéâtre, en vain. La politique est reportée au lendemain, à une nouvelle assemblée générale. « On a décidé de ne pas trop aller dans la théorie pour le premier jour,explique Louis. On essaye d’abord de s’organiser pour que ce lieu tienne un peu. »
Aussi, les « interv » et les votes s’enchaînent : faut-il accepter « la presse bourgeoise » ? Que faire si les « fafs » débarquent ? Comment résister si la police intervient ? Comment communiquer sur les réseaux sociaux ? Qui s’occupe de la porte ? De la pharmacie ? De la cantine ? Comment sélectionner ceux qui entrent dans les locaux occupés ?
Jusqu’à quand faudrait-il tenir l’occupation ? « Jusqu’à la fin de l’État et du capitalisme »,crie l’un de ces jeunes hommes cool, qui virevolte entre les rangs, se retrouve à jouer les équilibristes sur le toit et joue à qui est le plus radical en chemise à fleurs. Dans ces locaux historiques, la référence à Mai-68 est dans tous les esprits.
Dans la cour Cujas de l’aile occupée, il y a ceux qui chantent, qui taguent, qui partagent une bière et qui jouent à une version arrangée du loup-garou. À l’intérieur, Maxime s’agace de la sélection à l’entrée qui va trop loin. Les « chargés de la porte » posent des questions à chacun afin de vérifier qu’ils ne sont « ni des renseignements généraux ni des fachos ».L’interrogatoire poussé lui fait trop penser à celui des policiers, il préfère quitter les lieux.
Dans le même temps, Ariane, élue au conseil d’administration de l’université pour le syndicat Le Poing levé, prend la parole au micro et insiste sur le fait que la discussion politique doit prendre de la place dans l’AG.
Mai-68 dans les esprits
Elle est de celles qui rêvent à une nouvelle mobilisation nationale qui partirait de la Sorbonne, qui réunirait étudiantes et travailleuses, pour renverser la table, une fois pour toutes. « Je ne vis pas dans les mobilisations du passé, mai 2022 sera peut-être plus grand que Mai-68, espère l’étudiante en droit social auprès de Mediapart. Je n’accepte pas ce chantage qu’on nous propose. Au second tour, je vais m’abstenir et ce n’est pas une abstention molle, je me bats en même temps. La lutte contre Macron et Le Pen se fera dans la rue, dans nos lieux d’études et de travail. Le troisième tour social commence maintenant ! »
Et la liste des revendications concrètes commence à se constituer. Tabatha, étudiante en philosophie, et Hugo*, futur enseignant de géographie, passent de groupe en groupe. La première prend des notes sur son téléphone portable, le second, plus old school, noircit une double page à petits carreaux. Ils ont pour mission de récolter les revendications de toutes et tous et d’en faire une synthèse.
Des lycéen·nes des établissements parisiens de Charlemagne, Montaigne, Ravel, demandent la suppression de Parcoursup. Une jeune étudiante, toute vêtue de rouge, insiste pour qu’on ajoute que tous les étudiants étrangers doivent être acceptés sans condition à la fac. Tabatha et Hugo tenteront de faire voter ces revendications mais l’assemblée dissipée remettra ça au lendemain.
Occupation de la Sorbonne, le mercredi 13 avril 2022. Les occupants récoltent de quoi tenir quelques jours. © Khedidja Zerouali
Au micro, Hicham, étudiant de 22 ans en sciences politiques, est applaudi avec ferveur quand il explique qu’il préfère que l’occupation soit ouverte aux autres étudiants, aux travailleurs : « Il faut multiplier nos forces et ne pas rester entre privilégiés de la Sorbonne. »
Auprès de Mediapart, il ajoute qu’instaurer un rapport de force avec le rectorat, qui possède les murs, c’est aussi s’opposer frontalement au ministère et, par ricochet, à l’État. « Nous, c’est simple, on fait sécession. On ne veut plus de ce système où la seule proposition est entre le fascisme et le libéralisme autoritaire. Peut-être qu’on est utopistes d’espérer que le second tour ne se tienne pas, mais ce qui est sûr, c’est qu’il faut un mouvement social fort pour l’empêcher, quitte à rendre ce pays ingouvernable. »
Alors qu’il finit son intervention, une étudiante pioche dans les quelques livres disposés sur les premiers rangs de l’amphithéâtre, empruntés à la bibliothèque universitaire, de La Formation du système soviétiqueaux premiers textes du MLF, jusqu’à L’Intro du marxisme en France.
Au-delà de l’amphithéâtre doré, de nombreuses salles ont été réquisitionnées et c’est désormais toute une aile de la Sorbonne qui est occupée par quelque 500 étudiants. Pendant que quelques-uns s’affairent dans la cantine, préparant de grandes portions de couscous sans sauce dans une cuisine plus que rudimentaire, la pharmacie remplit ses rayons. Les soutiens de l’extérieur apportent des serviettes hygiéniques, des produits de première nécessité, des compresses. Mustafa occupe le poste d’infirmier de circonstance. L’étudiant boursier ne s’en sort pas avec ses quelque 567 euros mensuels. Sa mère est au RSA, il lui envoie une partie du salaire qu’il dégage de ses jobs d’étudiant.
Tout renverser
Mustafa est mal inscrit sur les listes électorales et, à vrai dire, il ne s’en occupera pas. « Ça fait des mois, des années que ma situation est intenable. On est dans un système où tout est fait pour que l’étudiant précaire rate ses études. »
Avec un bagout incontestable, il traite tout de « bourgeois », nos questions y compris. Le système présidentiel le « dégoûte »,il ne compte pas y participer et espère le grand soir, rapidement. « Nous, on n’a pas peur de perdre en stabilité, on n’en a déjà pas. Ceux qui ont peur, là, c’est les bourgeois, et ils ont raison. »
En amphi, ça tchatche toujours organisation et technique. Puis, à la faveur d’une intervention du « groupe communication », enfin un début de débat politique.
Un habitué des mouvements sociaux étudiants lit, à la tribune, un texte d’orientation politique, griffonné à plusieurs sur un coin de table. Il revient sur un quinquennat de précarisation des étudiants, avant de citer pêle-mêle la loi de programmation de la recherche et Parcoursup.
Occupation de la Sorbonne, le mercredi 13 avril 2022. À l’extérieur, des policiers surveillent qu’aucun nouvel étudiant ne puisse entrer dans les locaux. © Khedidja Zerouali
Dans le texte, il est fait mention du reste du bilan Macron, « sa politique raciste, à l’image de la loi “séparatisme”, ses attaques fréquentes contre les migrants ».Le projet de Marine Le Pen est dépeint sur le même ton : « raciste, xénophobe, anti-social ».Puis vient la phrase qui fera discorde : « Nous refusons de choisir entre l’extrême droite cachée de Macron et l’extrême droite assumée de Le Pen ! La classe politique vole les aspirations sociales, écologistes et progressistes de la jeunesse. »
Il y a des applaudissements et des visages circonspects. Une étudiante d’origine maghrébine, de longs cheveux bouclés dégringolant sur les épaules, attend patiemment la fin de la lecture puis s’offusque au micro : « C’est pas possible de faire ça ! On ne peut pas comparer les deux ! On est tous du même camp social ici, je ne suis pas au Parti socialiste ou je ne sais pas quoi… Mais là, il y a un vrai danger. C’est minimiser le danger de l’extrême droite que de la comparer à Macron, même si lui aussi on lui crache dessus. Il n’a pas besoin d’être d’extrême droite pour être dégueulasse en fait… »
Ça applaudit, ça siffle, ça crie, et au bout du compte, la motion de la jeune femme aux cheveux longs est adoptée, et la comparaison est abandonnée. On entend cependant une question sortir de la cacophonie : « C’est quoi le fascisme quand y a des opposants éborgnés et des mains arrachées ? »
À 23 heures, la porte gérée par les étudiants, qui donne sur la rue Cujas, s’ouvre pour laisser sortir les derniers étudiants. Quelques centaines d’autres dormiront sur place. Dans la queue pour la sortie, un poème s’échappe d’une large capuche orange. Une version arrangée du « Temps perdu » de Jacques Prévert : « Devant la porte de l’usine le travailleur soudain s’arrête. Le beau temps l’a tiré par la veste et comme il se retourne et regarde le soleil, tout rouge, tout rond, souriant dans son ciel de plomb, il cligne de l’œil familièrement. Dis donc camarade Soleil, tu ne trouves pas que c’est plutôt con de donner une journée pareille à un – putain de – patron ? »
Khedidja Zerouali Boîte noire
* Les prénoms suivis d’un astérisque ont été anonymisés, à la demande des interviewé·es.
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