Enquetes | Justice nulle part 7 mars 2022
Temps de lecture : 6 minutes Malgré une dizaine de condamnations de policiers, l’usage de ces armes n’est toujours pas encadré par les tribunaux. Les suites judiciaires de la manif lyonnaise du 7 mars 2020 le rappellent : l’impunité reste la règle.
Illustration par Valfret
Voir aussi :
L’IGPN invente les victimes « collatérales »
LBD : ce que dit la jurisprudence pénale
7 mars 2020, acte 69 des Gilets jaunes à Lyon, 14h17min58sec. L’enquête de l’IGPN est formelle : les policiers essuient de « nombreux jets de projectiles », essentiellement des « pétards », mais ne déplorent « pas de blessé ». Pourtant, ils tirent à coups de LBD. 22 secondes plus tard, Noé, 16 ans, sort d’un nuage de lacrymos la bouche en sang et la mâchoire fracturée. Ce cas de figure classique, dans lequel le LBD « riposte » à des projectiles légers, est-il légal ? Aussi fou que cela puisse paraître, cette question de droit n’est toujours pas réglée en France. Pourtant, utilisés de façon de plus en plus intensive depuis 1995, ces bien mal nommés lanceurs de balles « de défense » sont unanimement critiqués pour leur dangerosité par le Défenseur des droits, le Conseil d’Etat et même l’ONU.
En France, la loi prévoit que l’usage d’une arme par les forces de sécurité doit toujours répondre à deux conditions : la « stricte proportionnalité » et l’« absolue nécessité ». Les textes n’étant pas plus clairs, il appartient aux tribunaux de préciser, par le biais de la jurisprudence, les cas dans lesquels ces deux conditions sont réunies, ou pas. Par exemple, la Cour de cassation (la plus haute juridiction pénale en France, qui a donc le dernier mot), a estimé en octobre 2021 que l’usage d’une matraque pour interpeller une personne qui « prenait la fuite » était illégal. Depuis octobre 2021, les forces de l’ordre n’ont plus le droit de pratiquer un tel geste dans de telles circonstances. L’impact de la jurisprudence sur les pratiques policières est donc théoriquement énorme.
Silence dans les revues juridiques
Le problème, c’est que la Cour de cassation ne s’est pour l’heure pas prononcée sur la question de la « nécessité » et de la « proportionnalité » des tirs de LBD. En l’absence d’une décision « suprême », les cours d’appels et même les tribunaux (situés à un niveau inférieur) peuvent faire jurisprudence. Il faut pour cela qu’ils aient statué définitivement dans le dossier qui leur est soumis. S’il n’y a plus de recours possible dans l’affaire, la décision fixe la règle applicable, jusqu’à ce qu’une juridiction d’un degré supérieur, saisie dans une autre affaire, la contredise. Or, les décisions définitivement rendues en matière de LBD semblent rarissimes. Malgré une recherche fouillée, Flagrant déni n’a pu en retrouver que 13. Ce n’est pourtant pas le contentieux qui manque : d’après notre estimation, plusieurs centaines de dossiers ont été ouverts (voir notre méthodo).
Cette situation est problématique, car plus les dossiers « montent » (en appel puis en cassation), plus la jurisprudence a force de loi. Et plus les décisions sont visibles, plus elles sont mobilisables par les avocat·es. Or, près de la moitié des affaires de LBD ont été jugées en première instance (au plus bas niveau de juridiction) : 6 sur 13 décisions définitives recensées. Le résultat est net : en dépit de neuf condamnations de policiers, aucune décision n’a été commentée dans une revue juridique, celles que les juristes utilisent pour bâtir leurs argumentaires. Une lacune que Flagrant déni commence à combler aujourd’hui (voir notre revue de jurisprudence). Mais alors, d’où vient ce trou dans la législation sur l’usage du LBD ?
1. Tribunaux : police nulle part
D’abord, côté police, une stratégie semble se dessiner : éviter de fixer une jurisprudence. Laurent-Franck Liénard, avocat spécialisé dans la défense des forces de l’ordre, se targue de suivre « des dizaines » de dossiers de LBD. Malgré au moins trois cas où ses clients ont été condamnés, il explique à Flagrant déni : « je ne vais pas en cassation sur ces affaires ». Il dément toute visée stratégique : dans un des dossiers, le gendarme « n’en pouvait plus, donc il n’a pas fait appel ». Dans le second, « on a fait un pourvoi mais on a abandonné après analyse parce que ça ne tenait pas la route ». Et dans le troisième, « le tir n’était pas du tout légitime, donc la question du pourvoi en cassation ne se posait même plus ».
Pourtant lors de ce procès, il défendait l’exact contraire (voir le compte-rendu officiel de l’audience). D’après lui, le tir ayant éborgné Joachim Gatti en juillet 2009, effectué pour riposter à des « jets de canettes », était « nécessaire et proportionné ». Il aurait donc pu décider, avec son client, de contester la position de la cour d’appel, pour que la Cour de cassation tranche (enfin) ce point de droit. Ils ne l’ont pas fait. Quand la probabilité de perdre le procès est trop forte, la stratégie du non-recours est un classique du genre : mieux vaut éviter une décision sévère rendue en appel ou cassation, qui a plus de « force juridique ». Du reste, qu’il y ait stratégie policière ou pas, les chiffres sont clairs : d’après notre recensement, aucun policier condamné n’a fait de pourvoi en cassation.
2. Victimes cassées avant la cassation
Côté victimes, l’accès aux degrés supérieurs de juridiction est extrêmement limité par la loi. Mohamed et Fatouma Kébé ont été gravement blessé·es en 2009. Après deux procès aux assises conclus par un acquittement des policiers, ielles ont dû jeter l’éponge. Leur avocat, Pierre-Henry Honegger, explique : « En tant que partie civile, nos moyens juridiques sont limités à la question de l’indemnisation ». En droit français, les victimes ne peuvent pas contester une décision qui déclare leur agresseur non coupable. Pierre Douillard, éborgné en 2007, n’a par exemple jamais pu faire appel de la relaxe du policier prononcée par le tribunal correctionnel de Nantes.
Les victimes peuvent gravir les degrés de juridiction dans un seul cas : au cours de l’information judiciaire, quand un juge d’instruction est saisi. S’il y a « non-lieu » (si le juge décide d’arrêter les poursuites), elles peuvent saisir la cour d’appel, puis en cas d’échec, la Cour de cassation. C’est ainsi qu’au moins trois arrêts de cassation ont été rendus, en 2017 et 2018, sur des affaires de LBD. Mais les questions de droit posées dans ces recours ne concernaient pas la proportionnalité des tirs (voir notre revue de jurisprudence). La Cour de cassation ne peut s’auto-saisir de questions de droit qui ne lui sont pas posées, donc elle n’a pas tranché.
3. Les pieds dans le parquet
Le troisième acteur est central : c’est le procureur de la République. Les magistrats du « parquet » sont soumis à la tutelle du ministre de la Justice, et les affaires impliquant la police font probablement partie des « dossiers signalés » suivis de près par le Gouvernement (voir notre enquête). Les procureurs, dont la partialité est régulièrement dénoncée, ont la haute main sur les procès : à chaque étape, ils choisissent de faire appel ou pas, et décident des modes de poursuite. A Bayonne, le parquet a carrément fait comparaître un policier en procédure simplifiée de « plaider-coupable ». Résultat : la victime du tir de LBD n’a même pas pu s’expliquer devant la justice. Lola Villabriga avait pourtant subi une triple fracture de la mâchoire, avec 45 jours d’ITT (interruption temporaire de travail).
Surtout, les parquets filtrent les plaintes, distribuant des classements sans suite à la chaîne. Déjà en 2016, l’ONU s’en alarmait. En outre, elle recommandait la publication de statistiques sur le sujet. Depuis… rien. Le cas du 7 mars 2020 à Lyon est tout à fait emblématique de cette justice qui classe ou qui se tait. Après la manifestation, 5 victimes de LBD déposent plainte. Ludwig et Cédric, auditionnés par l’IGPN à l’été 2020, en font partie. Depuis ? « Je n’ai pas de nouvelles » répond Ludwig. « Je ne sais pas », explique Cédric. Deux ans après les faits, 4 plaignants n’ont reçu aucune information sur le devenir de leurs plaintes, pas même un classement sans suite. Contactée par Flagrant déni, l’IGPN renvoie vers le parquet de Lyon… qui ne répond pas.
26 blessé·es, 6 plaintes, 0 procès
Seules deux victimes du 7 mars ont eu l’honneur d’une réponse de la justice au printemps 2021. Verdict : deux classements sans suite. Noé (blessé à la mâchoire), était à une vingtaine de mètres des policiers. Lorenzo (blessé au doigt), filmait. Noé s’apprête à contester le classement devant le procureur général. Pour tous les deux, le parquet se retranche derrière le fait que les tirs de LBD « ne peuvent pas faire l’objet de poursuites car une loi ou un règlement prévoit spécialement qu’ils ne constituent pas une infraction dans les circonstances présentes ». Traduction : la justice estime que les tirs étaient « proportionnés ».
Mais comment se mesure la « proportionnalité » ? Le jour des faits, elle était pour le moins sujette à caution : côté manifestant·es, au moins 26 blessé·es, dont 17 par LBD, et 7 à la tête ou sur le haut du corps. Cinq personnes ont dû être hospitalisées (mâchoire brisée, joue trouée, genou fracturé, cheville foulée et ligaments étirés, chair du doigt arrachée). Le total des ITT s’élève à plusieurs dizaines de jours. Côté police : 24 blessés officiels, dont… 14 acouphènes. Seuls 8 policiers attestent de blessures physiques, et seulement 6 avoir fait l’objet de « jets de projectiles ». 8 jours d’ITT sont recensés, aucune blessure grave, aucune hospitalisation.
Pour l’instant, la justice a choisi son camp.
Méthodo
Sur le nombre d’enquêtes en matière de LBD
En dépit des demandes de l’ONU notamment, l’autorité judiciaire ne publie aucune statistique sur les plaintes pour violences policières. Cela inclut les tirs de LBD. En 2020, l’IGPN affirme ne traiter que 10 % des enquêtes sur la police. La plupart des dossiers sont traités par d’autres services, y compris parfois pour des faits graves (voir notre enquête sur « l’IGPN des pauvres »). L’IGPN ne traite pas les plaintes qui concernent la gendarmerie, qui tire aussi au LBD (un millier de tirs en 2018). Malgré cela, elle affirme suivre une dizaine de dossiers par an. La répression du mouvement des Gilets jaunes a entraîné, à elle seule, plus de 80 enquêtes IGPN pour des tirs de LBD. Ces armes étant utilisées depuis presque 30 ans, nous estimons le volume des plaintes à plusieurs centaines.
Sur le nombre de décisions pénales
Toutes les affaires de LBD ne sont pas médiatisées, et en France, l’accès à l’ensemble des décisions judiciaires est pour l’heure réservé aux magistrats. Notre recherche ne peut donc prétendre à l’exhaustivité. Nous avons passé au peigne fin les affaires mentionnées par des collectifs ou des médias, en retenant les 18 cas où une relance de la procédure après le classement sans suite est mentionnée. Nous avons aussi contacté divers cabinets d’avocat·es et juristes spécialisés sur la question. Par ailleurs, nous avons fait une recherche par mots-clefs sur diverses bases de jurisprudences. Ensuite, nous avons vérifié le caractère définitif (ou pas) des décisions, en contactant les victimes, les avocat·es, ou les greffes des juridictions. Résultat : 13 des dossiers que nous avons identifiés semblent définitivement jugés. Pour 4 décisions sur 13, il ne nous a cependant pas été possible d’obtenir confirmation. Nous avons pu nous procurer la copie de 8 décisions (voir notre revue de jurisprudence).
https://www.flagrant-deni.fr/tirs-de-lbd-un-trou-dans-le-droit-francais/
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