Armée Politique Presidentielle
Le ministère de la Défense demande au général Bertrand de la Chesnais, directeur de campagne d’Eric Zemmour, de démissionner. Son statut l’oblige au devoir de réserve. Mais si l’armée a décidé de prendre les devants, c’est parce que Blast l’a alertée. Récit.
Jeudi soir dernier, au milieu d’une semaine rythmée par deux articles d’une même enquête consacrée à une candidate à l’élection présidentielle (Blast y dévoile la façon dont Valérie Pécresse a masqué la situation de conflit d’intérêts dans laquelle elle se trouve à la Région Ile-de-France), on pensait s’accorder un peu de répit. Il n’y a pas que pour les candidats que la campagne est un marathon. Sauf que… En consultant notre portable, BFMTV, annonçait que l’armée venait de demander au général chef d’orchestre du candidat d’extrême droite de démissionner : entre le service de la Nation et l’engagement politique, Bertrand de la Chesnais, qui n’oublie jamais de mettre en avant son titre et son grade, doit choisir. C’est ce que lui propose de faire le courrier aux armes de la République qui lui a été adressé, une dizaine de jours plus tôt. Ce sujet de la chaîne tout info faisait suite à une question posée dans la journée, toujours ce jeudi, à un représentant du ministère de la Défense. En début de semaine, un article du Parisien avait déjà fait fuité l’info.
Bertrand de la Chesnais a officiellement annoncé son engagement aux côtés d’Eric Zemmour en décembre dernier. Mais on avait vu pointer sa silhouette deux mois plus tôt aux côtés de l’ex-salarié du Figaro, lors de la visite de ce dernier au salon Milipol. Jusqu’alors, la campagne de Zemmour, souffrait d’une désorganisation interne. En dépit de l’enthousiasme des troupes, l’entreprise manquait de professionnalisme et patinait. Or, une campagne présidentielle, si on la veut gagnante, ne s’improvise pas. Voilà comment débarque ce général de corps d’armée 4 étoiles, ancien n°2 de l’armée de terre, annoncé comme l’homme de la situation.
Fin décembre, un contact nous alerte. « Bertrand de la Chesnais ne peut pas faire ce qu’il fait : diriger la campagne présidentielle de Zemmour ! Il n’a pas le droit. C’était déjà le cas lors des municipales à Carpentras, personne n’avait rien vu, mais là, tout de même : il appartient à la 2S ! » En 2020, le militaire avait en effet mené une liste pour tenter de devenir maire de la ville du Vaucluse. Il avait reçu le soutien du rassemblement national.
Le retour de la 2S
La 2S, à Blast, on connaît. En avril 2021, nous avions publié une enquête sur le sujet suite à la parution de la tribune des généraux de Valeurs actuelles. L’affaire avait fait grand bruit, les signataires menaçant, si les mesures s’imposant à leurs yeux n’étaient pas prises par le pouvoir, de prendre les devants. Au nom de la sauvegarde de « la France en péril ». Des idées brunes exprimées en roue libre dans l’hebdo de la droite dure mais sans référence directe à un parti politique, même si personne n’est dupe alors. Dans notre enquête nous rappelions que ces gradés se prétendant en retraite étaient en réalité tenus au devoir de réserve du fait de leur appartenance à la 2e section. Et qu’ils n’étaient dès lors pas autorisés à prendre de telles positions, qui violent « le principe de stricte neutralité politique des armées », notion « fondamentale » rappelée en 2019 par le général François Lecointre, alors chef d’état-major des armées.
Un vivier de généraux
Ce statut de la 2e section est un entre-deux. Les militaires qui y sont versés ne sont plus en active mais pas encore en retraite. « Cette subtilité, écrivait Blast l’année dernière, « survivance » de 1830 rappelle la Cour des comptes, les place en réserve de la République. Elle a été initialement conçue comme un vivier de généraux pour temps de guerre, quand la France avait une armée d’appelés ». A ce titre, les quelques 5 600 officiers généraux de la 2S touchent une solde (de réserve) du ministère de la Défense, assortie d’avantages fiscaux. Les 4 000 à 5 900 euros par mois versés sur le budget de l’Etat relèvent bien d’une rémunération d’activité, même si le ministère les sollicite très peu – et qu’ils peuvent se trouver des revenus complémentaires (comme Bertrand de la Chesnais d’ailleurs, qui est aussi consultant et enseigne à l’ISSEP, l’école créée à Lyon par Marion Maréchal). Et ils bénéficient d’autres avantages, par exemple sur leurs déplacements en train, dont ils ne paient que 25% du prix du billet.
Des noises rêveuses
Huit mois plus tard, la ministre Florence Parly se retrouve avec le même sujet brûlant sur les mains. C’est même un cran au-dessus avec Bertrand de la Chesnais, en première ligne pour aider Éric Zemmour à sauver la patrie en prenant le pouvoir. Pourtant, jeudi soir, sur BMTV, nous avons entendu un chroniqueur (Bruno Jeudy) expliquer qu’on « chipotait beaucoup » en cherchant des noises au général. Selon le rédacteur en chef de Paris Match, c’est un mauvais procès, le général étant très discret, peu présent sur les photos et n’intervenant pas ou peu dans la presse. Pour preuve, il ne donne pas son numéro personnel aux journalistes. Un argument qui laisse rêveur : si diriger la campagne d’un candidat à la présidentielle ne relève pas de l’engagement politique, c’est à se demander ce qu’il faut. Peut-être que de la Chesnais… soit lui-même candidat, comme l’a un temps envisagé son ami le général Pierre de Villiers, le frère de l’homme du Puy du fou, autre soutien du polémiste ?
A Blast, après les échanges de la fin d’année, nous décidons donc de nous intéresser au cas particulier du général. Quelques recherches rapides ont permis de confirmer son appartenance à la 2S. Sur le site de Valeurs actuelles, à nouveau : en août 2021, Bertrand de la Chesnais y disserte sur les soldats français tombés en Afghanistan, au moment où les Talibans s’emparent du pays.
Le mardi 4 janvier, le matin, Blast compose le numéro de la délégation à l’information et à la communication de la Défense (le DICoD), au ministère des Armées. L’échange dure un peu plus de trois minutes, le temps de manifester notre étonnement sur le statut et la position du général directeur de campagne. Très urbain, notre interlocuteur prend note du problème que nous avons identifié, et pour lequel nous souhaitons une réponse du ministère. Et nous demande, c’est généralement l’usage, d’envoyer un mail avec nos questions et en précisant notre deadline. A 10h57, c’est chose faite. Le lendemain, le 5 janvier, Blast reçoit un message de confirmation, promettant des réponses « dans les délais indiqués ».
Les réponses du ministère ne sont jamais arrivées. Blast s’apprêtait à le souligner dans les prochains jours en sortant l’histoire de ce général épris de politique alors qu’il profite des avantages de la carrière. En revanche, Bertrand de la Chesnais a bien reçu le courrier lui proposant de démissionner de l’armée. Cette missive est partie dans la foulée de notre demande du 4 janvier. Faut-il voir un lien dans ce télescopage – et la suite de l’histoire, qui nous ramène aux évènements de la semaine écoulée ? Une chose est sûre : quelqu’un a décidé de ne pas répondre à Blast. Notre mail et nos questions sont nécessairement remontés à l’état-major, et très probablement jusqu’au cabinet de Florence Parly, vu le caractère sensible du sujet. A observer ce circuit et sa chronologie, la réponse semble évidente.
Pas de plaisir, de la gêne
Habituellement, quand un journaliste s’empare d’un sujet et sort une information, les conséquences et les réactions éventuelles interviennent après – à la suite de ces révélations. Ici, dans le cas présent, les choses se sont inversées. Si l’armée et le ministère ont préféré prendre les devants, torpillant par là-même notre (petit) scoop, c’est de bonne guerre mais c’est sans doute aussi la manifestation d’une certaine gêne. Dans le mail du 4 janvier, nous pointions le laxisme évident dans le traitement réservé à Bertrand de la Chesnais. Si on s’en tient là encore aux dates, il a donc fallu attendre janvier pour que l’institution prenne conscience des libertés prises par son galonné avec le code de la Défense – et lui écrive. Sa nomination comme directeur de la campagne d’Éric Zemmour n’a évidemment pas pu lui échapper. L’armée était d’autant plus informée que le général, nous le relevions dans nos questions au ministère, était du déplacement en décembre du candidat en Côte-d’Ivoire. Impossible par conséquent d’imaginer qu’il n’ait pas été identifié, au moins à cette occasion. D’autant que, d’après nos informations, Bertrand de la Chesnais en personne a assuré la liaison avec le ministère, pour préparer l’opération – avant qu’elle ne déraille…
Parmi nos questions restées sans réponse, nous demandions encore si des mesures étaient prises pour vérifier que le général n’utilise pas les avantages dont il bénéficie dans les transports dans le cadre de son engagement actuel. Une question légitime pour éviter que ces moyens (financés par l’argent du contribuable) ne soient utilisés à des fins politiques et ne matérialisent un avantage pour le candidat et ses comptes de campagne.
Cette gêne est d’autant plus forte que cet incompréhensible laxisme ne date pas d’hier – comme le problème Bertrand de la Chesnais ne date pas de décembre, puisqu’il a pu concourir aux municipales de 2020 à Carpentras. Pour le coup, il semble qu’une certaine continuité s’annonçait, le laissant tranquillement entamer sa nouvelle carrière de directeur de campagne sans que personne ne réagisse, jusqu’à notre alerte. Pas plus hier qu’aujourd’hui, le général n’aurait du pouvoir exprimer et porter ses idées brunes.
Un maximum de discrétion
Pour en avoir le cœur net, nous avons écrit à nouveau ce vendredi 21 janvier au centre média du ministère, puis appelé dans l’après-midi le cabinet de Florence Parly. Un conseiller a confirmé à Blast que c’est bien l’appartenance à la 2S du général qui avait motivé le courrier qui lui a été adressé. En revanche, notre demande d’une lecture s’est vue opposer un niet catégorique : le ministère ne souhaite pas le rendre publique. « Non, on ne le donne à personne, nous considérons que ce n’est pas à nous de le diffuser », précise le cabinet de la ministre, renvoyant à l’intervention du porte-parole de l’armée de la veille. « C’est le maximum que nous pouvons dire ». La Grande muette porte toujours bien son nom.
https://video.blast-info.fr/videos/embed/014ba1c6-762f-48c5-a992-5518d2fe7f1c
L’intervention d’Hervé Grandjean, porte-parole du ministère des Armées, lors d’un point presse jeudi 20 janvier à Balard, siège de l’état-major, en réponse aux questions des journalistes.
Fin 2021, une polémique avait éclatée dans les milieux militaires au sujet d’une chronique particulièrement élogieuse publiée dans le numéro de décembre de la Revue Défense Nationale. Elle était consacrée au livre… d’Éric Zemmour – ouvrage qui lui a permis d’entamer un tour de France et sa campagne, avant même de se déclarer officiellement. Obligeant Jérôme Pellistrandi, le rédacteur en chef de la RDN, lui aussi… général 2S, à se fendre d’un mea culpa, reconnaissant auprès du quotidien l’Opinion, qui l’interrogeait, « une erreur malencontreuse de (sa) part». Le général Pellistrandi avait ainsi présenté ses « excuses » « pour ne pas avoir tenu sa promesse d’exigence éditoriale et de neutralité».
Cette règle de bon sens de la neutralité, depuis trop longtemps foulée au pied par des gradés, s’impose à tous pour une raison simple : en France, l’armée est celle de la République. Ce seul énoncé justifie pleinement la réserve de ceux qui doivent la servir et la respecter. Il est évident que le ministère de la Défense ne peut plus continuer à courir avec à chaque fois un temps de retard après ses brebis égarées, et se faire ridiculiser. Ce phénomène exige des mesures fermes pour que ces écarts cessent enfin.
Dans l’affaire du général de la Chesnais, l’armée a décidé d’user de la méthode douce, réduite à écrire un courrier pour quémander sa démission à un général en roue libre. En effet, engager une procédure pour acter son placement d’autorité à la retraite ne règlerait rien dans l’immédiat : le temps que celle-ci aille au bout, la campagne présidentielle serait de toute façon passée. De son côté, le général a déjà laissé entendre qu’il n’envisageait nullement d’obtempérer, délivrant un nouveau bras d’honneur à l’institution – Éric Zemmour dénonçant ce week-end un complot politique. Voilà comment l’armée se retrouve coincée par un des siens qui bafoue la règle, qu’il connaît parfaitement, et qui en plus la défie. Piégée donc.
Avec les bons baisers d’un général en campagne.
(1) Un Gilbert Collard que les débatteurs de CNews – qui continue à faire la promo de son ex-salarié Zemmour pendant que le patron Bolloré se fait (mollement) auditionner au Parlement – présentait cette semaine comme un « un intellectuel » et un renfort majeur…
Commentaires récents