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paru dans lundimatin#323, le 24 janvier 2022 Appel à dons « J’ai lu l’article Sur la catastrophe en cours et comment en sortir, et j’étais trop content de lire un truc sur tout ça, parce que dans nos collectifs, c’est le déni de la situation qui prévaut et l’évitement des débats ! Il faut foutre un coup de pied dans la fourmilière. Après j’étais pas d’accord avec tout, et j’ai eu grave envie d’y répondre, ça a pris la forme d’un article qui est à la fois une réponse et une continuité, qui participe à la réflexion en cours, mais je sais pas… en tout cas ça donne envie de lancer une vraie réflexion collective : quelles positions radicales dans ce bordel ? »
Un tel texte est nécessaire et désirable car depuis deux ans nous flottons dans une confusion et une stupeur qui suspend les mouvements de la réflexion. Recouvert par la fureur des médias, pris au piège dans les dualismes et les mots de l’ennemi, notre pensée stagne et ne parvient plus à trouver les chemins du dépassement. Dans une telle période historique des franchissements « ne pas savoir » est surement une marque de bon sens, mais dernièrement les affects entourant la question de la catastrophe, des vaccins, étaient tellement intenses et virulents que des formes de déni et d’évitement des débats ont pu avoir lieu, il est temps d’y mettre fin. Ouvrir les questions que posent l’époque, nourrir les conflits, déplacer les certitudes, mettre à l’épreuve les théories, voilà ce à quoi nous aimerions participer, voilà la recherche d’une théorie radicale : comment s’en sortir.
Premier point : les complotistes et les anti-complotistes font dispositif, ces deux postures trempent dans l’impuissance et la dénonciation. Mais d’une certaine manière, la posture complotiste est déjà connue et bien documentée ; c’est le complot des anticomplotistes qui passe pour un phénomène exotique. Cette nouvelle raison d’être de la gauche bourgeoise, nouveau détour dans la mésaventure de la pensée critique, prend peut-être son essor avec l’hystérie anti-Trump. Cela n’est pas assez souligné dans le premier texte, mais l’anticomplotiste est un ennemi de premier ordre, l’évolution monstrueuse du flic-citoyen trop heureux de montrer son pass sanitaire comme preuve de sa bonne moralité. Et puis oui : les complots existent. Le piège grossier de l’attaque sémantique anticomplotiste est évidement de nous cantonner à une critique réformiste où l’on ne pourrait plus dénoncer les complots bien réels et historiques des dominants dans leur systématicité et dans leur existence terrestre.
Bien que les rapports sociaux soient complexes et que la domination est toujours structurelle, il est vital pour les révolutionnaires de pouvoir la contester dans ses incarnations humaines et pas seulement dans le ciel des structures sinon le camp des révolutionnaires se limite aux seules personnes ayant suffisamment de conscience politique et se condamne à un avant-gardisme néfaste. « Quiconque attend une révolution pure ne vivra jamais assez longtemps pour la voir », ce n’est pas un spontanéiste qui parle mais bien Lénine lui-même à propos de la révolution de 1905 : « il y avait des masses aux préjugés les plus barbares, luttant pour des objectifs les plus vagues et les plus fantastiques, il y avait de groupuscules qui recevaient de l’argent japonais, il y avait des spéculateurs et des aventuriers, etc. […] sans cette participation, la lutte des masse n’est pas possible. Et tout aussi inévitablement, ils apporteront au mouvement leurs fantaisies réactionnaires, leurs faiblesses et leur erreurs. Mais objectivement ils s’attaqueront au Capital. »
La période est révélatrice : les anticomplotistes préférant ne pas se compromettre avec de mauvais alliés en viennent à se cantonner dans la critique des structures et passent à côté de tous les sursauts de résistance des populations. Ces deux dernières années on a vu l’ultragauche déserter la critique des mesures sanitaires et autoritaires en laissant le champ entier de la défense des libertés aux droites.
Finbalement, l’ennemi ultime est peut-être un rapport social, mais ce rapport s’incarne dans des institutions, des habitudes, des objets, voire des personnes. Il ne suffit pas de dénoncer la police et imaginer comment s’en passer, il faut aussi parfois lui jeter des pavés, alors même qu’existe le risque de la fétichiser et de rester bloqué dans une lutte contre la répression. De la même façon, il ne faut pas caricaturer le pouvoir au point de croire en sa toute puissance et de devoir inventer des forces surnaturelles pour l’expliquer, mais il faut bien donner des responsables concrets et dénoncer les chiens de garde du rapport social : pour Stengers, par exemple, il est important de rendre les petites mains capitalistes responsables du capitalisme, s’en prendre à elles et pas seulement dénoncer « le système ».
Il y a une tendance humaniste dans la gauche à considérer qu’il n’y a pas de véritables ennemis. Le fait de nommer des ennemis est certes une mauvaise habitude mais « une mauvaise habitude de révolutionnaire » où la politique redevient cette capacité à « reconstituer de nouvelles communautés antagonistes, des lignes de partage, des divisions sans possibilité de synthèse : destitution ». Donc d’un côté la dénonciation des structures « qui ne descendent pas dans la rue » et de l’autre « le camp des amis de la politique antagoniste ».
Un grosse erreur, la stupeur mise de côté, fut de ne pas parvenir à se saisir de tous les enjeux quotidiens pour ancrer notre position destituante : pendant deux ans, il n’exista que très peu de discours radicaux sur la catastrophe capables de s’ancrer dans ce que nous vivions pourtant tous – au moins partiellement – comme une rupture de l’ordre et de la réalité capitaliste.
Deuxième point : la peur n’est pas à fuir, il faut partir d’elle. Nous le saurons pour la prochaine, dans la catastrophe la peur est une émotion partagée et qui partage : que ce soit la peur du virus ou la peur de la gestion biopolitique qui domine, notre réaction ne sera pas la même et on se trouvera pris au piège à des endroits différent des dualismes : pro et anti. La peur est généralement cachée, infusant inconsciemment dans les débats – surtout chez les rationalistes. La peur est à la fois ce par quoi on nous gouverne et ce par quoi, si elle est mise en commun et dépassée, on se révolte. Mais la peur est un affect qui pousse à s’organiser si et seulement si on la dépasse collectivement, dans le cas contraire elle n’est qu’une fuite qui mène dans les bras « du premier charlatan ou sauveur auto-proclamé », qu’il soit officiel ou officieux, que ce soit la tisane au miel ou le vaccin magique.
Une part du mouvement antivax, certains complotistes, comme d’autres fascistes, surfent sur la peur en roue libre, peur de la science, des autres, du savoir, de la vérité, du virus, qui peut aussi se convertir en peur irrationnelle des étrangers ou du vaccin. Mais la peur est commune à tous, c’est aussi le provax convaincu, militant de « la suspension critique » qui parfois sans le dire, charrie sa peur de la maladie, du virus et qu’il reporte sur les pauvres, les marginaux, ceux qui ne comprennent rien etc.
La peur paranoïaque est le dénominateur commun de l’époque, il se trouve aussi du côté de ceux qui ont peur de la maladie parce qu’ils ont peur de la mort – peur de la vie qui englobe fatalement la mort et la maladie. On peut certes vouloir être soigné par un robot ultra technologique mais on peut aussi préférer mourir comme Illich. La question n’est pas de savoir ce qui est mieux, ce serait stupide puisque derrière nos préoccupations théoriques, ce sont nos affects qui agissent et qu’on se fout pas mal de savoir comment chacun s’arrange individuellement avec les chantages de l’Empire.
Oui, des gauchistes et même des anarchistes tombent dans un complotisme facile, ce qui n’est finalement pas nouveau, mais des gauchistes et même des anarchistes trainent dans un anticomplotisme ridicule où devient taboue la critique des technologies vaccinales, de la 5G et des lobbys pharmaceutiques ce qui fait aussi le jeu du gouvernement et du Capital. Il faut aller au bout du processus consistant à mettre dos à dos complotistes et anticomplotistes – devenus irrationnels à force de rationalité. Dans le cas où c’est la peur du virus et de la maladie qui parle chez nos ami.e.s et qui est seule légitime, ce qu’il y a de particulièrement dangereux c’est que le pouvoir et ses solutions biopolitiques peuvent apparaître comme désirables. Non seulement les mesures gouvernementales ont été massivement acceptées mais également désirées jusque chez les radicaux et les anti-système.
On en retourne au point de départ : les pro et les anti font machine et fonctionnent en couple incapacitant. On est bloqué là et c’est frappant dans le rapport que l’on entretien avec le mouvement contre le pass : beaucoup sont dépassés et cherchent à expliquer notre impuissance, voir l’impuissance des autres, pour trouver la bonne position morale surplombante et « le calme du néant politique ».
Il faut en finir avec la question de ces manifestations et arrêter d’essayer de les rabattre d’un côté ou de l’autre de la pureté gauchiste : le collectif Wu Ming l’à montré dans son analyse, nos expériences le confirme : le mouvement contre le pass et plus généralement la résistance aux mesures autoritaires est protéiforme et confus. Dire que, comme le mouvement des gilets-jaunes l’était déjà, ce mouvement est impur ne veut pas rien dire, cela veut dire qu’il faut prendre acte que « les luttes contemporaines ne se développent pas à partir d’idées ou d’idéologies, mais à partir de gestes qui donnent un sens à leur moment, des vérités situées qui méritent d’être défendues ». Cela vaut pour le simple refus de la vaccination « y compris de principe, sensible et intime ».
Troisième point : Au-delà de la question du pass qui est évidement une privation de liberté, il va bien falloir trouver un point d’accord entre nos différentes tendances camarades à propos des technologies vaccinales, on ne peut pas se satisfaire d’un flou constant ou d’une position simpliste. Il va falloir se trouver des points d’accordage : 1) Pour tout un tas de raisons de différentes natures la méfiance à l’égard de la science est parfaitement légitime. 2) Pour un autre tas de raisons différentes l’efficacité et la fiabilité de la science est évidente. Le vaccin protège de la covid 19. La question est ailleurs et elle porte effectivement sur la science et de notre rapport avec elle.
Nous pouvons désormais caractériser la technologie vaccinale : c’est une réponse industrielle, capitaliste et biopolitique à la crise sanitaire, c’est une science impériale, qu’elle soit la plus efficace et la plus concrète pour nous aujourd’hui ne suppose pas qu’elle soit la seule.
Il y a une dialectique entre la science impériale et ce que Deleuze appelle les sciences nomades qui permet de penser un peu en dehors de « l’alternative infernale » entre le vaccin et la tisane au miel. Le propos est simple : extérieurement à la science impériale existe une science « mineure, excentrique, nomade ». Cette conception de la science est essentiellement liée à la machine de guerre qui se projette dans un savoir abstrait, formellement différent de celui qui double l’appareil d’État : « On dirait que toute une science nomade se développe excentriquement, très différente des sciences royales ou impériales. Bien plus, cette science nomade ne cesse pas d’être « barrée », inhibée ou interdite par les exigences et les conditions de la science d’État […] c’est que la science d’État ne cesse pas d’imposer sa forme de souveraineté aux inventions de la science nomade : elle ne retient de la science nomade que ce qu’elle peut s’approprier, et, pour le reste, elle en fait un ensemble de recettes étroitement limitées, sans statut vraiment scientifique, ou bien le réprime et l’interdit simplement. »
Avec la crise du coronavirus, qui remet absolument tout le fonctionnement de la machine capitaliste en question, il y a une crispation du pouvoir sur son fondement biopolitique et le vaccin, perçu comme une solution miracle, devient un enjeu énorme – pas seulement financier, mais aussi complètement magique : un rituel sacré permettant le retour de la liberté républicaine. Alors, la dialectique dont parle Deleuze se radicalise – un peu comme au temps des sorcières lorsque le pouvoir religieux se sentait menacé – la science impériale veut s’imposer partout, les sciences nomades sont traquées et détruites. Lorsque le prestige des sciences itinérantes est trop important, des ersatz farfelus et inoffensifs viennent également les remplacer et servir de fausses alternatives aux crétins.
Les savoirs nomades sont pris entre deux feux, celui des savants d’État et des faux prophètes. Car « il y a un type de savant ambulant que les savants d’État ne cessent de combattre ou d’intégrer, ou de s’allier, quitte à lui proposer une place mineure dans le système légal de la science et de la technique. » Il y a surtout l’intégration des faux prophètes au système de valeurs de la science impériale comme acte de récupération classique : un Raoult ou un Fouché disant « si vous croyez en moi, vous ne tomberez pas malade, je vous soignerai, vous survivrez » répète évidement le mantra biopolitique du gouvernement, « dans sa mineure ».
Il n’ y a pas d’intérêt pour notre camp à valoriser une telle position mensongère, l’enjeu de cette crise est ailleurs, il est dans la capacité que nous avons de nous soigner et prendre soin les uns des autres en dehors du capitalisme. Mais il n’y a pas d’intérêt non plus à défendre les technologies vaccinales. Car le vaccin est indissociable du rapport à la science, de l’économie et des dispositifs qui le permettent. Le vaccin n’est pas une solution à la crise du coronavirus, il ne soigne pas nos communautés du coronavirus et des raisons de son apparition (par exemple de la biopolitique elle-même s’il s’avère que le covid19 vienne bien d’un laboratoire) – il nous en protège seulement.
« Chaque fois que l’on maintient un primat législatif et constituant de la science royale on prend parti pour l’État et on fait de la science nomade une instance pré-scientifique, parascientifique ou subscientifique. Et surtout on ne peut plus comprendre les rapports science-technique, science-pratique, puisque la science nomade n’est pas une simple pratique ou technique, mais un champ scientifique dans lequel le problème de ses rapports se pose et se résout autrement que du point de vue de la science royale. L’État ne cesse de produire et de reproduire des cercles idéaux, mais il faut une machine de guerre pour faire un rond. C’est donc les caractères propres de la science nomade qu’il faudrait déterminer pour comprendre à la fois la répression qu’elle subit et l’intéraction dans laquelle elle se tient. »
On se retrouve avec d’un côté une réponse impériale à la pandémie, de l’autre des sciences nomades inaudibles et invisibilisées par la répression et une seule vraie alternative liée à une machine de guerre : l’autogestion de la crise sanitaire au Chiapas dont nous ne savons pas grand chose.
Mais cette alternative réellement existante n’est pas du tout reproductible dans nos sociétés et les gauchistes en France qui singent l’autogestion sanitaire en étant simplement plus paranoïaque que les gouvernements sont aussi ridicules qu’inefficaces. C’est comme ça qu’on a pu voir des collectifs organiser des événements avec des règles plus strictes que celles du gouvernement puis faire la fête sans aucune précaution par la suite.
Car enfin, nous assistons bien à une instrumentalisation de la science par les forces capitalistes technologiques qui ont pour ambition de fabriquer notre réel. Tout en faisant advenir les moyens qui permettront de détruire ces monstres nous sommes bien « condamnés à bricoler notre rapport critique à la connaissance instituée. » Pour nous qui vivons à l’intérieur du capitalisme et de la biopolitique, il n’y a pas d’en dehors, les « alternatives » sans EZLN sont vouées à la récupération ou à l’écrasement. Sans machine de guerre il n’y a pas de sciences nomades, alors il n’ y a pas d’autres façons de gérer la pandémie que celle de l’Empire.
C’est donc tout à fait logique que l’on ne trouve pas d’alternatives au vaccin pour justifier son refus. L’équation en face de nous n’est pas vaccin vs tisane au miel mais vaccin vs révolution. C’est seulement dans la révolution que l’on trouvera les moyens de se passer de l’Empire et donc des technologies vaccinales. À mon sens, la stratégie destituante n’est pas remise en question par la pandémie, au contraire. Selon Levi Strauss, « les petits groupes humains ont une capacité spontanée pour éliminer de leur sein les maladies infectieuses », les indigènes d’Afrique tropicale vécurent en équilibre dans leur milieu écologique complexe avec le virus du SIDA. Se passer du vaccin pourrait vouloir dire fragmenter le monde, vivre dans des communautés humaines réduites en lien avec leur milieu écologique, vider le capitalisme et niquer la police. « La révolution consiste moins à détruire le capitalisme qu’à refuser de le fabriquer. »
Se passer du vaccin peut aussi vouloir dire pleins d’autres choses dont les exemples manquent et pour lesquelles il faudrait être curieux et passer au-dessus de certains préjugés tenaces issus d’une longue tradition progressiste et scientiste. « Il y a toujours un courant par lequel les sciences ambulantes ou itinérantes ne se laissent pas complètement intérioriser dans les sciences royales reproductives. » Dans nos vies et nos communautés ou dans celles des autres trainent quelques bribes de sciences vernaculaires qui devraient attirer notre attention. Comme pour le reste de la révolution, entre le refus du monde détestable et la construction de mondes vivables, existent de nombreuses mais marginales résistances, la force des discours complotistes tient sur ce que Wu Ming 1 appelle des « noyaux de vérité ». Nous pourrions envisager qu’il existe des noyaux de vérité « scientifiques » dans les discours et les recherches fantastiques développées par ceux qu’on appelle complotistes.
Comme avec la peur, on ne peut pas se réfugier derrière l’argument que seuls les complotistes sont atteint par des affects : complotistes et anticomplotistes, pro ou antivax, tout le monde dialogue aujourd’hui contre la pandémie avec la magie. Peut-être que la magie des antivax est plus inventive, plus folklorique mais elle n’est pas plus absurde que ceux qui portent un masque seuls dans leur voiture ou que la croyance en un vaccin qui ferait immédiatement disparaître la pandémie.
« Ce n’est pas que les sciences ambulantes soient plus pénétrées de démarches irrationnelles, mystère, magie. Elles ne deviennent ainsi que lorsqu’elles tombent en désuétude. Et d’autres part, les sciences royales s’entourent aussi de beaucoup de prêtrise et de magie. Ce qui apparaît dans la rivalité des deux modèles, c’est que les sciences ambulantes ou nomades ne destinent pas la science à prendre un pouvoir, ni même un développement autonome. Elles n’en ont pas les moyens, parce qu’elles subordonnent toutes leurs opérations aux conditions sensibles de l’intuition et de la construction […] quelle que soit sa finesse, sa rigueur, la « connaissance approché » reste soumise à des évaluations sensibles et sensitives qui lui font poser plus de problèmes qu’elle n’en résout : le problématique reste son seul mode. »
Si nous sommes assez honnêtes c’est bien là où nous en sommes : à devoir construire une connaissance approchée de la catastrophe en cours. Et dans ces temps de redéfinition une question que l’on se pose est celle que toute politique suppose : quels ennemis, quels amis ? Au delà des choix individuels de se faire ou non vacciner : avec qui pouvons nous construire une santé communiste ?
Parler d’une « galaxie des boulets » qui serait un obstacle au décollage du mouvement c’est vraiment être à côté de la plaque. Oui il faut renvoyer dos à dos les pro et les anti mais pas pour finalement se renfermer dans le camp des anticomplotistes en se fermant aux mondes complotistes ; car c’est en refusant toute appréhension des sciences nomades et du refus radical – que peut être le refus du vaccin – en refusant d’articuler la lutte à partir des expériences sensibles de la catastrophe que l’on se renferme dans une dénonciation sans communautés de l’ordre. C’est se priver de sol pour la destitution et manquer d’intelligence politique. Cela ce voit d’ailleurs dans le texte où le fameux « décollage du mouvement contre le despotisme sanitaire », une fois débarrassé des boulets, se retrouve à réclamer le partage en dehors des frontières de la technologie vaccinale, quel décollage ! Cela veut dire se retrouver dans le champ d’action du PCF : dénonciations et revendications séniles. Pendant ce temps là, chez des camarades en Picardie, les complotistes farfelus tiennent le réseau des supermarchés coopératifs.
Ce n’est pas avec une position bien pensante qui se placerait entre l’anticomplotisme et le complotisme que l’on pourra tisser des liens avec « 80% de Russes qui préfèrent utiliser de faux passes sanitaires plutôt que de faire confiance à l’État et le magnifique mouvement guadeloupéen. » Il faut tenir le cap de la destitution au milieu des dualismes. « Car c’est bien à cet endroit que nous nous retrouvons coincés : l’inventivité, la recherche, le soin, l’expérimentation, toutes ces caractéristiques du monde vivant, ont été colonisées, écrasées, reconfigurées et calibrées par le monde de l’économie. » Et c’est bien dans le geste de la révolte destituante que nous allons pouvoir nous réapproprier la santé et le soin.
« Si les conspirationnistes font une erreur c’est de réserver aux seuls puissants le privilège de conspirer » disait le comité invisible. Cela tient toujours : il s’agit de trouver qui sont nos ennemis et qui sont nos amis dans les mouvements conspirationnistes et surtout de continuer à conspirer. Qui tire une puissance destituante et matérielle de la conspiration, qui en fait une forme-de-vie, qui au contraire s’acharne à dénoncer une toute puissance derrière son ordi et a besoin d’inventer des lézards géants pour combler sa faiblesse d’analyse.
« Ce qui a fait la rigueur, la justesse et la sincérité politique de notre parti, » c’est peut-être de refuser de se compromettre avec le mensonge mais c’est aussi de savoir recomposer des mondes à l’intérieur de la catastrophe. Le risque des alliances regrettable penche d’un côté comme de l’autre de l’axe des pro et des anti. La force de notre parti fut de construire une théorie au-delà des « bandes rackets » pour redéfinir la politique dans les limbes de l’époque. Soyons intransigeants avec le pouvoir et ses fausses critiques mais soyons fins dans notre analyse, à quoi nous condamne un refus des mondes complotistes ? Ne faut-il pas mieux prendre parti en soin sein ?
Certes le chaos de l’époque nous désoriente mais c’est aussi là selon Tiqqun que se construit le parti, lorsque des forces irreprésentables voient le jour : « du point de vue de l’homogène, le Parti Imaginaire sera simplement ’l’hétérogène’, le pur irreprésentable. » Il est frappant que la plupart des complotistes s’inventent des mondes et des réalités irréductibles, développent des formes de vies irrécupérables, aux formes parfois complètement farfelues – c’est précisément ce qui nous fait tant rire – et fragmentent le monde. Toujours selon Tiqqun, « construire le Parti ne se pose plus en termes d’organisation mais en terme de circulation », pour construire un véritable parti,il s’agit « d’établir les formes- de-vie dans leurs différences, intensifier, complexifier les rapports entre elles, élaborer le plus finement possible la guerre civile parmi nous. »
Il faut donc prendre parti au sein même du complotisme et de l’anticomplotisme afin de dessiner un nouvel axe éthique auquel nous rattacher par rapport à la catastrophe, la pandémie et les technologies vaccinales, faisant d’un côté barrage aux théories impuissantes ou fascistes et de l’autres permettant la circulation des sciences nomades et ambulantes jusque chez les rationalistes. Pour sortir d’une science industrielle et impériale il faudra certes faire « sortir des savoirs des institutions » mais peut-être également s’en remettre à certaines inventions farfelues qui s’avéreront efficaces. C’est seulement ainsi – en couplant des savoirs volés à l’Empire par ses ingénieurs et ses savants au profit de la révolution avec d’autres savoirs venant de communautés extérieures à lui – que l’on trouvera un chemin vers la construction d’une santé communiste permettant la sortie de la biopolitique. Cet horizon pourrait-être une boussole pour ceux qui travailleront à cartographier les lignes de fuite de l’époque, elle pose d’ores et déjà un certain nombre de questions :
— Il est inacceptable que le monde de l’économie poursuive son exploitation en temps de pandémie mondiale alors même qu’il en est à l’origine. Comment en témoigner ?
— Il est assez évident que la crise du coronavirus est une répétition générale de la fin du monde, que les catastrophes vont continuer à s’enchainer, la question étant comment tenir une position communiste dans cette époque, en quoi la pandémie aura-t-elle ou pas remis en question les théories de la destitution et ses présupposés ?
— Que veut dire matériellement, économiquement et énergétiquement cette ultime alliance technocratique opportuniste de la crise : sommes nous en train d’assister à une transformation profonde du capitalisme ? Quels en sont les contradictions et les faiblesses ?
— Stratégiquement, faut-il appuyer la gravité de la pandémie en démontrant les manques de l’État – au risque d’être dans une demande d’État contre-productive et pris au piège dans les règles du jeu sémantique des dirigeants – ou bien refuser la Pandémie comme nouveau paradigme et, sans nier l’existence d’une épidémie de covid 19, s’opposer à l’instrumentalisation par l’État de la crise sanitaire ?
Rendons cette réflexion collective, car nous aurons besoin de toutes les ressources radicales pour parvenir à une théorie digne de l’époque.
Signé X
Bibliographie :
Thomas Frank, Aux États-Unis, le complotisme des progressistes, 2021, https://www.monde-diplomatique.fr/2021/08/FRANK/63420
Lénine, Bilan d’une discussion sur le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, 1916.
Josep Rafanell i Orra, Fragmenter le monde, 2020.
Wu ming, Passe Sanitaire, conspirationnisme et luttes sociales, 2021.
Adrian Wohlleben, Mèmes sans fins->https://lundi.am/Memes-sans-fin-2-2], 2021
Anonyme, « Dimanche 9 Janvier 2022, à 10h30, je me suis fait vacciner et je pleure », 2022.
Isabelle Stengers et Philippe Pignarre, La sorcellerie capitaliste, 2005.
Gilles Deleuze et Felix Guattari, Milles plateaux, 1980, p.448-462.
Claude Levi-Strauss, L’anthropologie face aux problèmes du monde moderne, 1986.
Comité Invisible, A nos amis, 2014.
Jacques Camatte, De l’organisation, 1972.
Tiqqun, Tout a failli, vive le communisme, 2009.
https://lundi.am/Toujours-sur-la-catastrophe-et-comment-en-sortir
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