Voici un petit essai stimulant, aussi bref que clairvoyant, pour repenser l’écologie contemporaine. Pas d’incantation mais plutôt des pistes de réflexion en soixante-quatorze paragraphes qui sont autant de portes ouvertes au lecteur. L’enjeu pour Bruno Latour, chercheur, sociologue et philosophe, et Nikolaj Schultz, jeune doctorant qui co-signe l’ouvrage : faire de l’écologie non plus le socle de partis politiques inaudibles, mais une grille de lecture du monde susceptible de contaminer la société et d’organiser toute la vie politique autour de ses enjeux propres.
Pour gagner le combat des idées, l’écologie se doit de redéfinir un horizon global, comme ont su en d’autres temps le faire le libéralisme ou le socialisme. L’écologie est un combat : elle ne doit pas viser pas à apaiser, mais à déclarer la guerre à tout ce qui aujourd’hui abîme la terre et le vivant. Un combat ? Plutôt une lutte ! Ce petit “Mémo sur la nouvelle classe écologique” s’inspire de Marx et propose de réinventer la grille de lecture classique de la lutte des classes à partir de nouvelles classes “géosociales” qu’il convient de définir, puis de mobiliser contre le risque d’épuisement du vivant. Bruno Latour affirme que dans le monde contemporain, où la production est devenue intrinsèquement liée aux conditions d’habitabilité de la planète, ce concept de lutte des classes reste opérant sur de nouveaux fondements, et pourrait servir de boussole pour mettre la société en ordre de bataille, à condition d’être repensé.
Les enjeux de notre ère moderne : l’Anthropocène, sont à peine rappelés dans les premiers chapitres : effondrement du vivant, dérèglement climatique, épuisement des ressources… Tout est résumé en un objectif simple pour l’avenir : rendre le monde durablement habitable. Face à ce qui semble pourtant une évidence, l’incapacité des partis écologistes à se rendre incontournables sur les solutions à apporter et à convaincre des électeurs pourtant désespérés par le paysage politique est constatée par chacun de nous. Si les partis écologistes restent inaudibles dans ce contexte, c’est qu’ils continuent selon les auteurs de se définir sur d’anciens clivages devenus obsolètes, ce qui les empêche de se raconter avec leurs termes propres. L’écologie se veut trop pédagogique, elle n’est pas assez combative. Or, ses enjeux ne peuvent par essence pas rassembler : ils divisent. Voir par exemple de quoi est né le conflit des gilets jaunes. Si l’angoisse et l’envie d’agir rassemblent maintenant très largement, force est de constater qu’il ne se profile aucune véritable politique d’action, alors que le temps presse.
Pourtant, les sujets écologiques sont omniprésents dans la vie politique et médiatique. Comme le soulignent les auteurs : “L’écologie est à la fois partout et nulle part”. Ses fronts sont multiples, éclatés. La diversité des conflits empêche de donner aux luttes une définition cohérente. Une seule issue : “Reconnaître, embrasser, comprendre et représenter efficacement [le projet écologique] en ramassant tous ces conflits en une unité d’action compréhensible par tous”. Comme chez Marx, cette nouvelle lutte ne peut être que transnationale, et doit par son universalité dépasser les Etats Nations.
La classe écologique, héritière de la “gauche émancipatrice”
Au sujet de la crise écologique, chacun de nous est à la fois complice et victime. Difficile de partir en guerre sans savoir dans quel camp l’on se trouve. Comment donc définir la “nouvelle classe écologique” susceptible d’écrire l’horizon politique et de proposer des outils idéologiques et intellectuels adaptés à la masse des électeurs ? Enfin, comment reconnaître les siens ?
Une certitude : cette “nouvelle classe écologique”, qui réunit scientifiques, militants et partisans, est bien de gauche, et même “au carré” puisque ce sont les systèmes de production capitalistes qui détruisent le vivant et rendent peu à peu le monde inhabitable : “La classe écologique peut revendiquer qu’elle reprend en l’amplifiant l’histoire de la gauche émancipatrice. Le signe que cette reprise a bien eu lieu, c’est que les militants écologistes sont maintenant plus nombreux à se faire assassiner que les syndicalistes”.
Elle est par ailleurs probablement majoritaire, et doit maintenant faire son inventaire culturel pour occuper l’espace politique et viser l’hégémonie culturelle (un concept emprunté à Gramsci, qui mis en œuvre par la droite identitaire depuis quelques années lui a permis de prospérer). Comme tout mouvement social, l’écologie a besoin d’un temps long pour développer ses outils, mobiliser ses troupes et développer cette nouvelle “conscience de classe”. Il lui faudra sortir des marges et se placer au centre de l’attention, mais pour l’instant son émergence ne se devine que dans un “épais brouillard”.
Renverser les valeurs
Au cœur de son projet, un renversement des valeurs devra être imposé par la classe écologique : il s’agit de rendre l’habitabilité du monde prioritaire par rapport au développement de la production. Prospérer plutôt que croître, soit l’inverse de ce que proposent les partis actuels. En ce sens, les classes dirigeantes du monde entier ont perdu toute légitimité puisque leurs programmes ne permettent pas de maintenir notre planète habitable. Pire : le libéralisme a trahi sa promesse de garantir le progrès. Cette trahison des élites légitime tous les combats.
Mais pour convaincre largement, la classe écologique devra remobiliser vers de nouvelles valeurs fondatrices, comme la gauche a su le faire au siècle dernier autour de l’émancipation, de la prospérité ou de la liberté. Sinon, l’écologie continuera d’évoquer comme aujourd’hui un retour en arrière, ce qui freinera toute mobilisation.
Depuis la sortie de cet ouvrage, Bruno Latour – omniprésent dans les media – se voit déjà attaqué de toutes parts. Par les marxistes attachés à leurs dogmes, qui peinent à comprendre que les enjeux et le monde ont bougé depuis le XIXe siècle. Par les écologistes vexés d’être critiqués sur leur incapacité à rassembler. Par les partisans de la décroissance, concept désigné comme une fausse route. Et bien sûr par les libéraux et les réactionnaires, sur qui les auteurs tirent à boulets rouges. Avec tant d’ennemis, peut-être une bonne nouvelle : la lutte a déjà commencé
Mémo sur la nouvelle classe écologique, Comment faire émerger une classe écologique consciente et fière d’elle-même (éditions Les Empêcheurs de tourner en rond), 94 pages, 14 €
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