Transition énergétique
Le nucléaire peut-il être classé comme une énergie durable ? Jan Haverkamp, expert pour Greenpeace, a répondu à la question à l’aide de 26 critères de soutenabilité : émissions de CO2, transparence financière, ou encore renforcement de la démocratie.
En France, les partisans du nucléaire défendent volontiers que l’énergie atomique serait une solution à la crise climatique, les centrales nucléaires émettant très peu de CO2. À Bruxelles, l’Union européenne étudie en ce moment si elle classera – ou non – le nucléaire parmi les énergies dites « soutenables ». C’est l’enjeu de ce qui s’appelle en langage bureaucratique européen la « taxonomie verte » ou « taxonomie durable » : établir la liste des activités vertes qui contribuent à la transition écologique.
Derrière, il est question d’argent : l’objectif de cette taxonomie est de définir quelles activités pourront faire l’objet de financements publics dans le but atteindre la neutralité carbone en 2050. L’outil pourrait ainsi changer la donne en matière d’investissements dans les différentes énergies. La taxonomie établit six objectifs environnementaux : promouvoir l’économie circulaire, éviter et contrôler la pollution, protéger la biodiversité, protéger les ressources aquatiques et marines, atténuer le changement climatique et s’y adapter. Pour qu’un investissement soit qualifié de vert, il doit contribuer à l’un d’eux et ne pas causer de préjudice aux cinq autres [1].
Dans cette perspective, le nucléaire peut-il être considéré comme une énergie soutenable ? Pour répondre à cette question, Jan Haverkamp, expert énergétique et nucléaire pour Greenpeace, a soumis l’énergie nucléaire à 26 critères de soutenabilité. Ceux-ci touchent au volet technique de la production – émissions de CO2, risques d’accident aux conséquences majeures, déchets… Ils s’étendent aussi aux aspects économiques, sociaux et politiques : transparence des financements, effets sur la concentration du pouvoir, charge financière aux futures générations, renforcement de la démocratie, pas de contribution aux tensions militaires…. Entretien.
Basta ! : Comment avez-vous établi les 26 critères de soutenabilité des énergies ?
Jan Haverkamp [2] : Nous nous sommes basés sur les critères de soutenabilité du rapport Brundtland [le rapport qui a créé la notion de développement durable, au moment du Sommet de la Terre de 1992, ndlr] et sur le principe de « ne pas causer de préjudice » acté dans le Pacte vert (Green deal) européen. Sur ces bases, il est rapidement devenu clair que ces critères de soutenabilité ne concernent pas seulement des questions environnementales et techniques, mais aussi des questions financières, sociales et politiques. Les aspects financiers n’étaient pas très présents au début des débats sur la soutenabilité des énergies. Ils ont pris de plus en plus d’importance ces quinze dernières années. Car si vous faites quelque chose aujourd’hui qui va ruiner l’économie pour la prochaine génération, cela pose évidemment un problème.
J’ai examiné, avec ces critères, les installations nucléaires déjà en marche, les nouveaux réacteurs de design existant, comme les EPR, et les nouvelles centrales basées sur de nouveaux designs en projet, c’est-à-dire les « petits réacteurs modulaires » [Small Modular Reactor en anglais ou SMR, ndlr]. J’ai aussi étudié les alternatives au nucléaire, c’est à dire les énergies renouvelables, pour voir où sont les différences. Car même si vous regardez le dernier scénario que l’Agence internationale de l’énergie a publié en mai, l’énergie nucléaire y joue toujours un rôle à l’horizon 2050, mais qui reste marginal au niveau mondial. Tout le reste est couvert par les énergies renouvelables. Nous pensions donc qu’il était important de prendre aussi au sérieux la question de la soutenabilité des énergies renouvelables, parce qu’il y a quelques aspects dans le développement des renouvelables qui nous préoccupent.
L’une des conclusions de ce travail, qui n’était pas une surprise pour moi après avoir travaillé plus de trente ans sur l’énergie nucléaire, c’est que l’énergie nucléaire ne remplit aucun de ces critères de soutenabilité. On nous a dit « vous être très négatifs », mais j’ai réalisé cet exercice avec un esprit ouvert et je dois dire honnêtement que le nucléaire ne remplit pas ces critères. Donc, affirmer que l’énergie nucléaire serait soutenable d’une manière ou d’une autre, a fortiori renouvelable, est faux.
Parmi les critères, vous étudiez la relation entre le nucléaire et la démocratie. Ce qui est en général peu discuté, notamment en France…
Hors de France, l’exemple français est pris pour montrer que Robert Jungk par exemple avait raison dans son livre L’État atomique [3]. Le besoin en France d’avoir la « force de frappe » nucléaire et l’infrastructure nucléaire civile est une force motrice de la centralisation du pouvoir. La France a aussi des expériences de décentralisation dans les questions environnementales, par exemple pour la gestion des bassins hydrographiques. Mais le nucléaire en est exclu, alors que l’usage de l’eau de ces bassins est important pour les centrales [pour le refroidissement des réacteurs, ndlr]. Un autre exemple de la décentralisation en France, ce sont les commissions locales d’information [mises en place dans les années 1980 autour des installations nucléaires, elles réunissent élus, représentants d’associations et de syndicats, ndlr]. Mais le pouvoir ne se trouve pas entre leurs mains, il reste centralisé.
Je travaille pour Greenpeace depuis 1980, et j’ai perdu un ami, Fernando Pereira, dans l’attaque du Rainbow Warrior en 1985 [le Rainbow Warrior était un navire de Greenpace, coulé en 1985 au large de la Nouvelle-Zélande, dans une attaque perpétrée par les services secrets français, alors que le navire se rendait vers l’atoll de Mururoa pour protester contre les essais nucléaires français, ndlr]. J’ai tout à fait conscience que le système de sécurité français est lié au secteur nucléaire. En France, on ne le voit pas, c’est l’environnement quotidien, mais le secteur de la sécurité est exacerbé à cause de l’activité nucléaire. On a la même chose au Royaume-Uni. Une question centrale aujourd’hui outre-Manche est pourquoi le pays poursuit-il le projet d’Hinkley Point C [projet d’extension d’une centrale nucléaire avec deux réacteurs EPR, construits par EDF, ndlr], alors que cela coûte très cher. La réponse tient au programme nucléaire militaire britannique, Trident. Il leur faut maintenir les compétences pour leurs forces nucléaires. Une grande partie du savoir du secteur nucléaire militaire vient du secteur nucléaire civil. Ce lobby est fort.
Le nucléaire exige des structures centralisées aussi du point de vue des besoins en capital. Par exemple, la Pologne veut se doter de deux centrales nucléaires. L’idée initiale était qu’elles soient développées par PGE, l’entreprise polonaise publique d’électricité, avec une participation de deux autres entreprises publiques et d’une entreprise minière. Mais ce n’est toujours pas suffisant pour prendre en charge le risque financier. Cela ne changera pas avec le petits réacteurs modulaires SMR, car il faudra des usines qui pourront les produire. Les pays qui vont développer ces usines donneront le ton. Et il s’agira là aussi d’une forme de centralisation du pouvoir.
Les énergies renouvelables excluent-elles vraiment cette centralisation ?
L’éolien offshore ne peut pas vraiment être décentralisé. Dire que les énergies renouvelables conduiront automatiquement à une décentralisation n’est donc pas vrai. Mais la transition vers les énergies renouvelables offre l’opportunité d’une grande décentralisation, même si certaines parties des infrastructures seront toujours gérées de manière centralisée. Dans les quatre pays européens où les énergies renouvelables se sont le plus développées – Danemark, Allemagne, Portugal et Espagne – cela s’est fait de manière décentralisée, par des petites entreprises énergétique, par les régies municipales d’électricité ou des petites coopératives. Ces acteurs ont créé une dynamique politique décentralisée si forte que, lorsque les grands groupes énergétiques allemands ont tenté de remettre en cause la loi de transition énergétique en 2010, ils n’ont pas pu. La pression des coopératives et des élus locaux était trop forte. La décentralisation est aussi très importante dans le scénario de transition énergétique développée par négaWatt pour la France.
Sur la question des sites d’enfouissement des déchets radioactifs, certains pays ont-ils mis en place des procédures réellement participatives ?
Le problème des déchets nucléaires a été nié jusque dans les années 1970. Avant, il était dit que tous les déchets pouvaient être réutilisés. En fait, c’est évidemment beaucoup plus compliqué. Quand le problème est apparu clairement, la réponse a été centraliste et technocratique. La quasi absence de discussion publique sur le sujet des déchets nucléaires a conduit à une impasse politique dans les années 1990 et qui continue aujourd’hui. La conclusion qu’on ne pouvait pas gérer ce problème sans la participation de la population n’a commencé à s’imposer qu’au début des années 2000, où des tentatives d’inclure les populations locales se sont mal passées au Royaume-Uni, parce que les gens ont vu qu’ils étaient manipulés.
Au sujet du projet d’enfouissement français Cigéo, lire notre enquête : Un milliard d’euros ont été dépensés pour rendre « socialement acceptable » l’enfouissement de déchets nucléaires Et sur la répression des opposants à Cigeo : Procès des opposants à l’enfouissement des déchets nucléaires : « Nous sommes toutes et tous des malfaiteurs ! » |
Aujourd’hui, des pays essaient de faire les choses autrement, dont l’Allemagne. Outre-Rhin, les discussions sur les sites d’enfouissement ont été au début très techniques, ce qui a conduit au désastre du site d’Asse [autrefois présentée comme un site de stockage modèle, cette ancienne mine s’est en fait retrouvée infiltrée d’eau, les fûts radioactifs déjà stockés sur le site doivent en être retirés, ndlr]. En Allemagne, il y a maintenant une tentative de recommencer une discussion publique sur les déchets, mais avec des ombres au tableau. Car la discussion définit déjà le site d’enfouissement géologique profond comme le meilleur moyen de stocker les déchets, alors qu’il n’y a pas de consensus scientifique sur le sujet. Il y a un consensus sur le fait que cela pourrait être un moyen, mais qu’il existe aussi de nombreuses incertitudes. Donc il faut aussi chercher un plan B, et être conscient du fait que nous sommes déjà de facto en train de déplacer le problème sur trois générations. Ce qui est moralement inacceptable.
Ces questions doivent aussi être discutées quand on parle de la soutenabilité de l’énergie nucléaire. Le problème des déchets n’est résolu nulle part, pas même en Finlande. Si le premier site finlandais d’enfouissement fonctionne, à Onkalo, ce que j’espère, il ne pourra pas accueillir tous les déchets, il faudra en trouver un second. Et on ne sera jamais en état de résoudre la question de l’interférence humaine, de gens qui creuseront peut-être dans des centaines d’années pour trouver du plutonium dans ces sites.
Parmi les critères de soutenabilité de l’UE, il y a celui de ne pas causer de préjudice. On en cause avec le nucléaire, car on transmet aux générations suivantes la gestion et le problème des déchets, pour lequel nous n’avons pas de solution aujourd’hui.
Quelles effets cela aura-t-il si l’Union européenne exclut le nucléaire des énergies dites durables ?
Si le nucléaire est exclu de la taxonomie, cela aura des effets sur les financements à l’énergie atomique. Et aura donc pour conséquences la fermeture à terme des centrales, qu’il n’y en aura pas de nouvelles, et que les petits réacteurs modulaires SRM seront utilisés seulement pour la science fondamentale, pas pour produire de l’énergie. En 2050, on verra peut-être encore un ou deux EPR en service, peut-être celui de Flamanville s’il fonctionne un jour. Ce sera tout. La France a cet objectif de 50 % de nucléaire pour 2035, mais il faudrait aussi fixer bientôt les prochains objectifs, d’ici 2045. Et la fin de Flamanville en 2065 au plus tard. Si on prend ces décisions dans les années qui viennent, ce sera aussi plus facile de préparer les infrastructures nécessaires.
Recueilli par Rachel Knaebel
Lire également sur ce sujet : Défi climatique : quand l’argumentaire des pro-nucléaires oublie l’uranium et les déchets radioactifs |
L’étude (en anglais) de Jan Haverkamp et WISE « Vers un système énergétique propre et durable : 26 critères auxquels l’énergie nucléaire ne répond pas » est disponible sur le site de la fondation Heinrich-Böll. Les critères de durabilité définis par les études A. Critères techniques a) Extraction transparente des matières premières b) Exploitation durable des ressources c) Faibles émissions de gaz à effet de serre sur l’ensemble de la chaîne d) Exclusion des accidents ayant des conséquences majeures e) Limitation des conséquences des accidents à un niveau local acceptable f) Intégration dans un système énergétique global g) Pas de production de déchets pour lesquels il n’existe pas de gestion durable h) Pas de double usage possible pour des applications militaires i) Influence positive évidente du point de vue de la durabilité en contribuant de manière significative à la lutte contre l’urgence climatique B. Critères économiques j) Coût et financement transparents k) Ne supplante pas économiquement d’autres mesures plus efficaces l) Contribue à un système qui peut fonctionner de manière financièrement stable à long terme m) Ne conduit pas à des concentrations de pouvoir financier n) Ne transmet pas de charges financières aux générations futures o) N’impose pas de charges financières à des groupes qui ne bénéficient pas de l’installation p) Contribue à un développement sain du marché du travail au niveau local, national et international C. Critères sociaux et politiques q) N’entrave pas le développement de technologies plus efficaces r) Ne transmet pas de fardeau aux générations futures s) Ne transfère pas les charges à des groupes, des régions ou des pays qui n’en bénéficient pas t) Renforcement de la démocratie – ne conduit pas à une concentration du pouvoir u) Renforcement de la démocratie – ne creuse pas l’écart entre les riches et les pauvres v) Renforcement de la démocratie – n’empêche pas une participation accrue du public à la prise de décision w) Ne contribue pas aux tensions militaires x) Réduction de la dépendance à l’égard des ressources, de l’expertise et des financements étrangers y) Transparence tout au long de la chaîne de mise en œuvre z) Offre des avantages qui ne peuvent être fournis par d’autres technologies |
Photo : CC Aurélien Glabas via flickr.
Notes
[1] Voir sur le site de la Commission européenne.
[2] Jan Haverkamp est expert en énergie et énergie nucléaire pour Greenpeace et l’organisation World Information Service on Energy (WISE).
[3] L’État atomique, les retombées politiques du développement nucléaire, publié en France 1979
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