«Charlie» et Lagasnerie : sur deux blasphèmes

Chronique «médiatiques»

Par Daniel Schneidermann — 4 octobre 2020 à 17:26

S’il est évident que Charlie a «le droit» de publier les caricatures de Mahomet, il n’est pas du tout certain que le philosophe Geoffroy de Lagasnerie bénéficie du même droit de prononcer quelques provocations le matin sur France Inter.

  • «Charlie» et Lagasnerie : sur deux blasphèmes

Tout ce qui touche à Charlie étant désormais objet de célébrations officielles, on célébrait la semaine dernière les 50 ans de l’hebdomadaire. Passèrent les ombres de De Gaulle, de Colombey, de Marcellin, de Cabu : ces 50 ans ont duré un siècle ou deux. Libé les célébrait à sa manière, en invitant les dessinateurs de l’hebdomadaire, et France Inter consacrait sa journée à l’anniversaire. Editorialiste politique du matin, Thomas Legrand en profita pour glisser, dans son édito de célébration, une allusion dont le sens aura échappé à tous ceux qui n’avaient pas écouté la radio la veille.

«Il faut profiter de cet anniversaire pour rappeler à tous les censeurs, aux nouveaux Saint-Just en quête de pureté, qu’ils soient d’extrême droite ou d’extrême gauche, on en a entendu un hier ici et c’était instructif, ces racines libertaires de Charlie.»

Le «censeur en quête de pureté» ainsi évoqué, c’était le sociologue et philosophe de gauche radicale Geoffroy de Lagasnerie, invité la veille du «grand entretien» de France Inter. Pourquoi le traiter de censeur ? Parce que plusieurs extraits de son interview avaient semé l’effroi sur les réseaux sociaux. Et par exemple celui-ci : «Je pense que nous perdons notre temps lorsque nous allons dans les chaînes d’info débattre avec des gens inconvaincables. Nous ratifions la possibilité qu’ils fassent partie de l’espace du débat. J’assume qu’il faut reproduire un certain nombre de censures dans l’espace public, pour reproduire un espace où les opinions justes prennent le pouvoir sur les opinions injustes.»

Ce «rétablir un espace de censure» n’était pas la seule punchline de la prestation de Lagasnerie. Il en envoya un certain nombre d’autres. Par exemple : «Il y a des gens qui sont déjà de droite à 20 ans parce que leurs parents ont fait HEC, donc ils sont perdus.» Sur la légitimité d’un pouvoir issu des élections ? «Il faut toujours penser aux 40 millions qui n’ont pas voté Macron, aux enfants qui n’ont pas choisi d’être exposés à la pollution, aux migrants qui se noient dans la Méditerranée.» Ou encore : «Le respect de la loi n’est pas une catégorie pertinente pour moi. La question, c’est la justice et la pureté, ce n’est pas la loi. La personne la plus condamnée de France est le préfet de police de Paris, qui a 135 condamnations au tribunal administratif pour des manœuvres dilatoires sur la demande d’asile. Je ne pense pas que les gouvernants obéissent beaucoup à la loi.»

A chaque fois, ses punchlines dépassaient un peu sa pensée. Poussé dans ses retranchements sur la «censure», il se repliait sur le boycott. Léa Salamé : «Ça veut dire quoi rétablir un espace de censure dans l’espace public ?» Lagasnerie : «Plus que la censure, parce que je ne suis pas favorable à l’appareil d’Etat, je suis favorable à une forme de mépris que la gauche doit avoir pour les opinions de droite.» Se prononçant pour «l’action directe», il précisait aussitôt faire référence aux actions concrètes de solidarité avec les migrants, plutôt qu’aux assassinats de PDG. Bref, il provoquait, avec un art consommé de la provocation. Et Thomas Legrand le savait très bien, qui avait assisté à l’émission de la veille. N’empêche que Lagasnerie avait prononcé les gros mots. Il avait dit pureté ? C’était le nazisme (ou dans le meilleur des cas, le robespierrisme). Action directe ? C’était Rouillan et Ménigon. Censure ? C’était la Corée du Nord.

Dans l’assemblée générale informelle de journalistes rassemblés sur les réseaux sociaux pour célébrer Charlie, on sentait les mêmes pincements de nez. Ainsi, la maire de Paris, Anne Hidalgo, ayant tweeté qu’elle jugeait Lagasnerie «inspirant», se fit ainsi promptement reprendre de volée par le directeur adjoint de l’Obs, Pascal Riché. Qu’avait-elle dit là ? «Quelle partie est “inspirante”, Anne Hidalgo ? L’apologie de l’action directe ? Ou de la pureté ? […] Ou alors “il faut rétablir une forme de censure dans l’espace public” ?» Donc, s’il était évident que Charlie «avait le droit» de publier les caricatures de Mahomet, il n’était pas du tout évident que Lagasnerie bénéficie du même droit de prononcer quelques gros mots le matin à la radio. De ces deux blasphèmes, l’un était manifestement plus blasphématoire que l’autre.

Daniel Schneidermann

https://www.liberation.fr/debats/2020/10/04/charlie-et-lagasnerie-sur-deux-blasphemes_1801365

https://www.franceinter.fr/emissions/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien-30-septembre-2020

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.