Durée de lecture : 6 minutes 24 septembre 2020 / Laury-Anne Cholez (Reporterre)
Un recours au Conseil d’État contre le nouveau schéma national du maintien de l’ordre est engagé. Car syndicats, sociétés de journalistes et ONG des droits humains ne décolèrent pas face à des mesures qui les empêcheront de couvrir correctement les manifestations.
C’est une nouvelle atteinte à la liberté de la presse et au droit de manifester qui ne passe pas. Le schéma national du maintien de l’ordre (SNMO) présenté le 17 septembre, qui définit la stratégie sécuritaire lors des manifestations, a été vertement critiqué par les organisations de défense des droits humains et les journalistes. La Scam et le Prix Albert Londres ont même publié un communiqué de presse incendiaire, estimant que ce document était un «floutage de gueule.»
Si le texte du ministère de l’Intérieur commence par reconnaître que «l’exercice de la liberté d’expression et de communication, dont découle le droit d’expression collective des idées et des opinions, est une condition première de la démocratie et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés» c’est pour mieux la réprimer par la suite.
En effet, pour couvrir une manifestation, un journaliste devra désormais être accrédité et posséder une carte de presse. Une disposition inadmissible pour une quarantaine de société de journalistes qui ont publié le 22 septembre un communiqué, demandant au ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, de corriger ce nouveau schéma qui porte atteinte à la liberté d’informer.
Cette tribune rappelle que l’exercice de la profession de journaliste, telle que définie dans le code du travail, ne nécessite pas la possession d’une carte de presse. Ce qui vaut tant pour la couverture des manifestations dans l’espace public que pour l’«identification» demandée afin de pouvoir porter des équipements de protection.Pour couvrir une manifestation — comme ici contre la réforme des retraites — un journaliste devra désormais être accrédité.
Un constat partagé par l’ONG Reporters sans frontières. «La profession s’est précarisée et un grand nombre de journalistes ne peuvent pas détenir la carte de presse. Il est d’autant plus difficile pour eux de s’enregistrer car ils sont souvent prévenus au dernier moment qu’ils vont couvrir une manifestation», explique à Reporterre Pauline Ades Mevel, porte-parole de RSF.
Quitter un attroupement après sommation
Autre disposition très problématique : l’obligation faite aux journalistes ainsi qu’aux observateurs «d’obtempérer aux injonctions des représentants des forces de l’ordre en se positionnant en dehors des manifestants appelés à se disperser». Le schéma national du maintien de l’ordre poursuit en précisant que «le délit constitué par le fait de se maintenir dans un attroupement après sommation ne comporte aucune exception, y compris au profit des journalistes ou de membres d’associations». Pour beaucoup, cette mesure est une restriction à la liberté d’informer. D’autant qu’il sera interdit de rester au moment le plus critique d’une manifestation : celui où s’exercent la plupart des violences policières.
Une disposition difficile à défendre médiatiquement, comme l’illustre l’interview de Gérald Darmanin mercredi 23 septembre sur France Inter. Le ministre évoque un «malentendu» avec les journalistes : «On n’a jamais demandé une carte de presse pour être journaliste sur une manifestation. Je suis bien conscient qu’il y a des journalistes qui n’ont pas de carte de presse. […] Par ailleurs ils ont le droit de rester dans la manifestation même s’il y a une question de sécurité lorsque les manifestations deviennent violentes.»
Rester au sein d’un attroupement après une sommation deviendra-t-il un délit? «Nous avons quelques inquiétudes à ce sujet, dit Pauline Ades Mevel, de RSF. Mais je trouve encourageant que la porte ne soit pas fermée. Nous avons fait des pieds et des mains pour faire remonter ce qui nous venait du terrain. Et certaines de nos recommandations ont été entendues, comme la reconnaissance de la « place particulière des journalistes au sein des manifestations », la nécessaire protection du « droit d’informer », la désignation d’un « officier référent » chargé d’assurer la liaison avec les journalistes dans les manifestations. Je crois que les choses peuvent évoluer dans le bon sens.»
En attendant, difficile de savoir si ces dispositions seront appliquées lors des prochaines mobilisations. Contactée par Reporterre, la préfecture de police de Paris nous a renvoyé vers l’Intérieur en nous souhaitant «bonne chance». Effectivement, le ministère n’a pas répondu à nos questions.
Les syndicats de journalistes mis de côté
Du coté des syndicats de journalistes, c’est l’exaspération. D’autant que le SNJ et le SNJ – CGT n’ont été pas auditionnés par le ministère pour préparer ce document. «À l’automne 2018, nous avons eu une réunion avec Christophe Castaner au sujet des interpellations de journalistes. Il nous avait expliqué qu’il allait faire des réunions pour comprendre comment la profession fonctionne afin de mieux travailler avec nous et produire un nouveau schéma du maintien de l’ordre. Mais nous n’avons jamais été auditionnés, et ce n’est pas faute d’avoir sollicité», dit Pablo Aiquel du Syndicat national des journalistes (SNJ)-CGT. Il appelle toutes les rédactions à refuser de s’accréditer pour couvrir les prochaines mobilisations. «Si tous ensemble on considère que c’est inacceptable et que personne n’applique les consignes, cela ne passera pas. C’est le but d’une lutte collective.»La LDH a décidé d’engager un recours devant le Conseil d’État.
Le SNJ compte également attaquer ce schéma devant le conseil d’État. «Ce texte ne fait qu’entériner des procédés qui sont déjà mis en œuvre dans les manifestations à l’encontre des journalistes et que nous dénonçons», explique Dominique Pradalié, la secrétaire générale du syndicat.
Ce texte porte également atteinte aux droits des observateurs de la Ligue des droits de l’Homme (LDH) et d’Amnesty. Les deux ONG ont pourtant été auditionnées de façon «courtoise et policée» selon Michel Tubiana, le président de la LDH. «Mais nous considérons qu’un rendez-vous qui se bornait à 1 h 30 d’audition n’était pas une concertation.» La LDH a décidé d’engager un recours devant le Conseil d’État.
Chez Amnesty, on s’étonne également du manque de communication de la part du gouvernement. «On a été auditionné une fois puis tenu à l’écart des travaux, malgré nos relances. On nous indiquait que Christophe Castaner [l’ancien ministre de l’Intérieur] n’avait pas le temps de nous recevoir. C’est surprenant car nous avons souvent dénoncé l’usage illégal de la force et les blessés très graves dans le cadre des manifestations», estime Anne-Sophie Simpere, chargée de plaidoyer chez Amnesty. «D’autres pays ont des pratiques problématiques au regard du droit de manifester. Mais la France est quand même très souvent le mauvais exemple».
La France se situe en effet à la 34e place du classement mondial de la liberté de la presse.
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