Par Félix Tréguer
paru dans lundimatin#255, le 21 septembre 2020 Appel à dons A Londres, l’audience en extradition vers les USA de Julian Assange (qui risque 175 ans de prison pour « espionnage » sans protection du « premier amendement ») se poursuit. Après avoir notamment republié La Conspiration comme mode de gouvernement lundimatin propose cette fois un extrait de l’Utopie Déchue, ouvrage de Félix Tréguer, chercheur au CNRS et membre de la Quadrature du net.
En novembre 2006, quelques jours après avoir déposé le nom de domaine wikileaks.org, et alors que lui-même et la petite équipe qui l’a rejoint préparent le lancement de l’organisation, Julian Assange publie un essai. Il s’intitule State and Terrorist Conspiracies [1].
S’inspirant des modèles d’analyse cybernétiques, ce texte décrit les États comme des réseaux d’information entre différents acteurs (appelés « agents » ou « institutions »), réagissant aux informations présentes dans leur environnement et collaborant en vue d’une même fin. Pour Assange, toute organisation de ce type qui verse dans l’abus de pouvoir cherche nécessairement à dissimuler les échanges d’information en son sein, afin d’éviter tout scandale et de minimiser le risque de résistance à la domination qu’elle exerce. Or la reproductibilité des informations numériques, leur liquidité et l’anonymat que rend possible la cryptographie sont autant d’innovations techniques qui permettent de systématiser et de démocratiser la fuite des secrets d’États. Dans la veine des cypherpunks, le programme proposé par Assange consiste donc à utiliser l’anonymat pour permettre à ceux qui prennent part à ces conspirations de briser le lien d’identification avec l’institution qu’ils sont censés servir. De ce point de vue, comme le résume le philosophe Geoffroy de Lagasnerie :
Une association comme WikiLeaks entend produire un nouveau type de subjectivation : une subjectivation clivée. Il s’agit de donner aux individus les moyens d’être à la fois et en même temps dans une institution et engagés anonymement dans des activités qui promeuvent des valeurs contraires à cette institution ou qui la contestent [2] .
À travers cette forme de subjectivation permise par la cryptographie, il s’agit de contester aux États la capacité d’opérer ce partage du sensible entre ce qui peut être public et ce qui doit échapper à la délibération démocratique, de permettre à n’importe quel individu ayant accès à ces documents de décider, en son âme et conscience, si leur divulgation répond à l’intérêt public, et de briser ainsi la séparation symbolique et juridique induite par le secret entre les insiders autorisés et les outsiders.
Entre 2006 et 2009, Assange concrétise son projet et réalise ses premières fuites. WikiLeaks connaît quelques coups d’éclat et essuie ses premiers procès, remportés en lien avec des associations de défense des droits. Et dès cette époque, le Pentagone s’inquiète des activités de l’organisation, lui consacrant même un rapport daté de février 2008 [3] . WikiLeaks y est présentée comme une « menace pour la sécurité informationnelle » de l’armée américaine. Bien qu’ils reconnaissent la portée journalistique de ses activités, les auteurs font part des divergences d’analyse quant à sa licéité. Le rapport souligne également que WikiLeaks a fait l’objet de mesures de censure dans des pays tels que la Chine, la Corée du Nord, la Russie ou le Zimbabwe, puis envisage à son tour des manières de « porter préjudice ou détruire » WikiLeaks tout en décourageant toute entreprise similaire. À l’époque, la piste privilégiée consiste à s’en prendre aux lanceurs d’alerte, notamment en engageant des poursuites à leur encontre. La réponse des États à WikiLeaks ira en réalité bien plus loin.
Dès 2008, au moment où est rédigé le rapport du Pentagone, Assange voit son nom inscrit dans une base de données surnommée « la frise chronologique de la chasse à l’homme » (manhunting timeline), un fichier relatif notamment aux personnes soupçonnées de terrorisme ou de trafic de drogue et que le gouvernement américain cherche à localiser, à poursuivre en justice ou même à assassiner dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme ». Puis, à partir de 2010, WikiLeaks engage une série de publications retentissantes, grâce à des dizaines de milliers de fichiers fournis par la lanceuse d’alerte Chelsea Manning, alors analyste militaire de l’armée américaine. Au mois d’avril, la publication de la vidéo Collateral Murder – filmée en juillet 2007 depuis un hélicoptère américain à bord duquel les soldats tirent sur des civils au sol, faisant dix-huit morts, dont le photographe de Reuters Namir Noor-Eldeen et son assistant Saeed Chmagh – va confirmer les inquiétudes des autorités américaines à l’égard de WikiLeaks, les conduisant à préparer activement la riposte.
À partir du mois d’août 2010, tandis que WikiLeaks entame la publication des Afghan War Logs – 92 000 documents émanant de l’armée américaine relatifs aux opérations des troupes de l’OTAN en Afghanistan – et alors qu’Assange circule encore librement en Europe, les États-Unis mobilisent le FBI, les services secrets et l’ensemble de leurs réseaux diplomatiques afin de surveiller les membres de l’organisation et tenter de faire inculper Assange par une juridiction européenne. La raison d’État est alors en passe de s’abattre violemment sur WikiLeaks. L’organisation fait d’abord l’objet d’une surveillance active de la part des services secrets américains et britanniques. Le GCHQ utilise par exemple ses vastes programmes de surveillance d’Internet pour récupérer l’ensemble des adresses IP des personnes se rendant sur le site de WikiLeaks, notamment dans le but d’identifier des sources potentielles. Le FBI retourne également un jeune membre de l’organisation et en fait un précieux informateur.
Puis, en décembre 2010, une guerre ouverte est déclarée. Après les documents militaires, c’est toute la diplomatie américaine qui est sur le point d’être mise à nu – une série de fuites historique qui restera dans les mémoires comme le « Cablegate ». Alors que WikiLeaks et ses partenaires de la presse internationale entament la publication des câbles diplomatiques étasuniens, le site subit plusieurs attaques par déni de service. L’ampleur de ces DDoS, avec des débits de l’ordre de dix gigabits par seconde, conduit de nombreux observateurs à soupçonner la responsabilité d’un acteur étatique. Aux États-Unis, les réactions de la classe politique américaine sont extrêmement violentes. Le vice-président Joe Biden désigne Julian Assange comme un « terroriste hi-tech », tandis que l’ancienne candidate à son poste, la républicaine Sarah Palin, appelle à ce qu’il soit poursuivi au même titre que les dirigeants du réseau terroriste Al-Qaïda, qui pour certains font l’objet d’« assassinats ciblés ». Puis, le 1 er décembre, soit trois jours après les premières publications, le sénateur Joe Lieberman appelle « toute entreprise ou organisation hébergeant WikiLeaks à mettre immédiatement fin à sa relation avec elle » :
Les activités illégales, scandaleuses et irresponsables de WikiLeaks ont compromis notre sécurité nationale et mis des vies en danger à travers le monde. Aucune entreprise responsable, qu’elle soit américaine ou étrangère, ne devrait collaborer avec WikiLeaks pour disséminer ces documents volés [4] .
Sans qu’aucune décision de justice ni même aucun recours n’ait été introduit au pays du premier amendement, des prestataires fournissant des services essentiels à l’activité de WikiLeaks –son hébergeur Amazon, son fournisseur de nom de domaine everyDNS, ses services de paiement en ligne Paypal, Visa et Mastercard – décidaient unilatéralement de compromettre sa survie, au moment même où ce média attirait une couverture médiatique sans précédent.
Sans doute en raison des contacts diplomatiques pris par Washington avec ses alliés, l’appel de la classe politique américaine résonne jusqu’à Paris. Dès le 29 novembre, le porte-parole du gouvernement, François Baroin, ancien journaliste, a déjà fait part de l’état d’esprit du gouvernement : si un site similaire à WikiLeaks apparaissait en France, explique-t-il alors, « il faudrait être intraitable » et le « poursuivre ». Or, le 1 er décembre, à la suite de ses déboires avec Amazon et après s’être doté d’un nom de domaine enregistré en Suisse (wikileaks.ch), WikiLeaks décide de s’adjoindre les services d’Octopuce, une petite entreprise d’hébergement basée à Paris dirigée par Benjamin Sonntag, militant des droits sur Internet. Octopuce loue certains de ses serveurs à OVH, une entreprise familiale et l’une des principales sociétés d’hébergement en Europe, basée à Roubaix.
Sans surprise, le gouvernement français décide de mettre ces acteurs sous pression. Le 3 décembre, dans une lettre adressée au Conseil général de l’industrie, de l’énergie et des technologies (CGIET) et partagée avec la presse, le ministre en charge de l’Économie numérique, Éric Besson, affirme que « la France ne peut héberger des sites Internet qui violent ainsi le secret des relations diplomatiques et mettent en danger des personnes protégées par le secret diplomatique », sites dont il précise qu’ils sont « qualifiés de criminels et rejetés par d’autres États en raison d’atteintes qu’ils portent à leurs droits fondamentaux ». Le gouvernement sait parfaitement qu’il ne dispose d’aucun argument valable à faire valoir devant les juridictions, et la manœuvre n’a qu’un seul but : intimider OVH afin que l’entreprise imite Amazon, et ainsi tenter d’imposer une forme de censure extra-légale du site. Ce sera toutefois peine perdue, et WikiLeaks ne sera pas censuré. Mais, à l’occasion de cet épisode, une rupture juridique et politique était consommée. Là où quelques années plus tôt, l’armée américaine reconnaissait en creux que WikiLeaks menait bien une activité journalistique, et alors que depuis les années 1990 les gouvernements ne cessaient de mettre en avant la transparence permise par Internet, les régimes représentatifs des deux côtés de l’Atlantique n’hésitaient désormais plus à recourir à des mesures extra-légales pour défendre le secret.
La répression sévit aussi sur le terrain judiciaire. Après l’arrestation de la lanceuse d’alerte Chelsea Manning en mai 2010 et la surveillance de plusieurs personnalités proches de WikiLeaks, des documents fuités début 2011 confirmeront ce que beaucoup supposent alors : Julian Assange a bien été inculpé dans le cadre d’une procédure secrète sur le fondement de l’Espionage Act. À l’heure où ces lignes sont écrites, Assange est détenu par les autorités britanniques après avoir passé plus de sept ans réfugié à l’ambassade de l’Équateur à Londres. Il craint d’être extradé aux États-Unis où il risque la prison à vie. Et ce alors que la jurisprudence américaine relative au premier amendement est limpide, protégeant une plateforme de publication comme WikiLeaks au même titre que le New York Times [5] . C’est d’ailleurs ce qui avait poussé le gouvernement de Barack Obama à finalement annuler sa mise en examen en 2013. Celle ci aura pourtant été réactivée à l’initiative de Mike Pompeo, directeur de la CIA puis secrétaire d’État sous l’administration de Donald Trump.
Félix Tréguer est chercheur associé au Centre Internet et Société du CNRS et post-doctorant au CERI-Sciences Po. Il est membre fondateur de La Quadrature du Net, une association dédiée à la défense des libertés à l’ère du numérique.
L’Utopie déchue. Une contre-histoire d’Internet XVe-XXIe siècle, Fayard, septembre 2019. Publié avec l’aimable autorisation des éditions Fayard.
[1] Julian Assange , « State and Terrorist Conspiracies », archives IQ.org, 10 novembre 2006.
[2] Geoffroy de Lagasnerie , L’Art de la révolte. Snowden, Assange, Manning,Paris, Fayard, 2015, p. 133.
[3] « U.S. Intelligence Planned to Destroy WikiLeaks-18 March 2008 », WikiLeaks, 25 mars 2010.
[4] Cité dans Arthur C harles , « WikiLeaks Under Attack : The Definitive Timeline », The Guardian, 8 janvier 2010.
[5] Yochai Benkler , « A Free Irresponsible Press : Wikileaks and the Battle over the Soul of the Networked Fourth Estate », Harvard Civil Rights-Civil Liberties Law Review, 46-2, 2011, p. 311-397. En 1971, lorsque l’administration Nixon avait cherché à empêcher la publication d’extraits des Pentagon Papers dans la presse, la Cour suprême avait jugé séance tenante qu’une telle demande de censure préalable était contraire au premier amendement. Dans son opinion, le juge Potter Stewart critiquait la surclassification des documents administratifs et invoquait le risque de voir le secret utilisé par le pouvoir exécutif pour abuser de ses prérogatives : « In the absence of the governmental checks and balances present in other areas of our national life, the only effective restraint upon executive policy and power in the areas of national defense and international affairs may lie in an enlightened citizenry – in an informed and critical public opinion which alone can here protect the values of democratic government. »
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