par Lucile Girard, Pauline Perrenot, vendredi 4 septembre 2020
Les matinales radio sont des lieux stratégiques de l’espace médiatique. En témoignent leurs audiences : selon les chiffres publiés par Médiamétrie concernant la période janvier-mars 2020, les plus écoutées cumuleraient 5 719 000 auditeurs [1]. Les interviews matinales jouent en particulier un rôle prescripteur : produit d’appel à même de doper l’audience d’un programme, elles sont mises en avant et parfois commentées tout au long de la journée [2]. Compte tenu de leur importance dans l’espace médiatique, nous avons étudié en détail les invitations passées pour les interviews matinales des principales radios nationales pendant la période de mars-avril 2020 – caractérisée par une crise à la fois sanitaire, économique, sociale et politique. Le panorama ainsi dressé révèle d’écrasantes inégalités de genre, et donne à voir la misère du pluralisme politique, économique et social à l’antenne.
Avant de revenir sur les principaux résultats de notre étude, nous proposons de rendre compte de notre méthodologie et des données recueillies. Notre étude repose sur une recension allant du 17 mars au 30 avril. Elle concerne un ou plusieurs entretiens des cinq principales matinales radios nationales (France Inter, RTL, RMC, France Info et Europe 1) [3].
Une remarque préliminaire : au total, notre base de données compile 287 invitations. Le choix des émissions répertoriées, diffusées quotidiennement (hors week-end) entre 7h30 et 8h45, comporte toutefois un biais : Europe 1 totalise un nombre bien plus important d’invités (112), devant France Inter (73). Les chiffres des trois autres radios sont plus homogènes (33 invités pour France Info et RMC ; 36 pour RTL). Compte tenu de cette disproportion, nous limiterons les remarques transversales à quelques traits saillants pour davantage privilégier une analyse par chaîne et/ou catégorie.
Les différents invités ont été répartis en dix familles [4].
Afin de rentrer plus avant dans l’analyse des choix des « grandes » matinales radiophoniques, nous proposons de revenir sur plusieurs aspects : la question du genre, celle du pluralisme politique, la représentation du patronat en comparaison de celle des travailleurs, ainsi que la place réservée aux milieux universitaire et culturel.
De flagrantes inégalités de genre
Un des résultats les plus flagrants de l’analyse des invités des interviews matinales est sans doute l’inégalité entre les hommes et les femmes : sur l’ensemble des radios, les premiers constituent en effet 81% des invités, soit plus de quatre invités sur cinq. Une tendance qui se vérifie chaîne par chaîne : les hommes cumulent 73% des fauteuils sur France Inter, 76% sur France Info, 84% sur Europe 1 (94 hommes et 18 femmes !), et même 88% et 89% sur RMC et RTL.
Ce fossé s’accentue dans certaines catégories : ainsi, sur 45 invitations passées au secteur « Business », 44 l’ont été à des hommes. Idem chez les universitaires, où les hommes ont occupé 12 des 14 fauteuils. La catégorie « Culture », rassemblant des écrivains, artistes, etc. ne compte quant à elle strictement aucune femme ! Un secteur pourtant loin d’en être dépourvu… Quant aux 101 fauteuils accordés aux politiciens sur les différentes chaînes, 67 furent occupés par des hommes, et 34 par des femmes – soit presque moitié moins.
Dans un rapport daté de mars 2020 concernant l’année 2019, le CSA note que « pour la première fois, la part des femmes présentes à l’antenne – télévision et radio confondues – dépasse la barre des 40% (41% contre 59% d’hommes). » Force est de constater qu’avec une part ridiculement basse (19%), les interviews matinales de mars-avril 2020 sont bien en deçà d’une telle moyenne, et explosent même les inégalités de genre dans le choix des invités que leurs rédactions choisissent de mettre en valeur.
Le trou noir du pluralisme politique
Autre résultat important de notre analyse : la grande pauvreté du pluralisme politique dans les matinales radio. La République en marche cumule plus de la moitié des fauteuils (55 sur 101, dont 4 fois un député… et 51 fois un membre du gouvernement !) S’y ajoutent 3 invitations de représentants politiques étiquetés UDI ou Modem, alliés à la majorité. Les Républicains (membres actuels ou ex) cumulent quant à eux 24 passages, soit un quart des invitations, et le Rassemblement national, 5 invitations. Au total, les libéraux et l’extrême droite auront donc, un mois et demi durant, capté 86% des invitations politiques des cinq principales interviews matinales de ce pays !
Reste, évidemment, fort peu de place… Le Parti socialiste et Europe Écologie les Verts totalisent respectivement 2 et 1 invitations. La France insoumise, quant à elle, sera représentée à seulement trois reprises (Jean-Luc Mélenchon est invité une fois sur Europe 1, une autre sur France Info et Alexis Corbière est intervenu dans la matinale de France Inter). Le Parti communiste est inexistant, de même que le Nouveau parti anticapitaliste et Lutte ouvrière. Un oubli, sans doute. Un tel palmarès confirme la petite musique (de droite) qui, chaque semaine, s’impose aux auditeurs. De fait, il fut impossible de trouver deux jours consécutifs sans un représentant du gouvernement ou de la majorité à la radio [6]. La norme fut plutôt une, et même deux voix gouvernementales par jour [7].
Et, en prime, quelques doux réveils ! Le 14 avril par exemple, la diversité radiophonique nous laissait le choix entre Christophe Castaner sur France Inter, Bruno Le Maire sur RMC, Gérald Darmanin sur France Info, Olivier Véran sur RTL ou Marion Maréchal Le Pen sur Europe 1. De quoi écraser l’oreiller ! Le lendemain, Le Maire et Darmanin étaient de nouveau présents (respectivement sur RTL et Europe 1), mais on pouvait aussi choisir l’extrême droite grâce à France Info, qui conversait cette fois-ci avec Louis Aliot. Quelques jours plus tôt, le 9 avril, Cédric O était sur France Inter, Muriel Pénicaud sur RMC, Sibeth Ndiaye sur France Info ; ne restait qu’Europe 1 pour trouver l’introuvable, puisque micro fut tendu à… Manuel Valls ! Mais le 29 avril reste le jour du quinté-plus pour le gouvernement : Gérald Darmanin (RTL), Jean-Baptiste Djebarri (Europe 1), Olivier Véran (France Info), Jean-Michel Blanquer (RMC) et Muriel Pénicaud (Inter) saturent l’espace.
Les matinales ont bien sûr leurs habitués : Bruno Le Maire, Gérald Darmanin, Olivier Véran et Christophe Castaner cumulent ainsi à eux seuls 22 passages sur la période [8], soit un tiers des invitations masculines… Chez les femmes, Muriel Pénicaud, Valérie Pécresse, Sibeth Ndiaye, et Marine Le Pen raflent respectivement 5, 4, 3 et 3 invitations : 15 passages au total donc, sur les 34 invitations passées à des femmes politiques…
À noter, également, l’ouverture quasi nulle des matinales à l’international : hormis une ministre allemande et une seconde, espagnole, les radios ont très peu tendu le micro à des personnalités étrangères pendant la période étudiée, alors que le contexte de pandémie mondiale le justifiait d’un point de vue journalistique. Quand des points de vue extra-hexagonaux ont été représentés, ce furent exclusivement ceux des hauts responsables libéraux des institutions européennes : Charles Michel, président du Conseil européen est intervenu sur France Inter (17/03), de même que la présidente de la Banque centrale et le Commissaire européen pour le marché intérieur, Christine Lagarde (9/04) et Thierry Breton (2/04), ce dernier ayant également fait un passage sur RMC (21/04). Ursula von der Leyen, la Présidente de la Commission européenne, a quant à elle été reçue sur Europe 1 (3/04).
Bref, le constat est sans appel : les voix de gauche ont littéralement été écrasées pendant la période étudiée. Offrant ainsi une démonstration de l’anémie du pluralisme politique dans les lieux clés de l’espace médiatique que sont les matinales radiophoniques.
Désert médiatique pour les travailleurs
L’anémie du pluralisme ne s’exprime pas seulement sur le plan de la représentation politique : la représentation du patronat en comparaison de celle des salariés en donne une autre illustration. Les chefferies entrepreneuriales (catégorie « Business ») et leurs représentants syndicaux (FNSEA, CPME, Medef) représentent en effet à elles seules 17% des invités [9]… contre 1% pour les représentants de salariés (CGT et CFDT).
Le service public (France Inter et France Info) s’est particulièrement illustré dans cette affaire : si la seconde s’offre le Medef par le biais de Geoffroy Roux de Bézieux le 23 mars, elle « oublie » de convier le moindre syndicat de travailleurs sur toute la période. Sur France Inter, il semble également plus évident d’inviter la Confédération des petites et moyennes entreprises ou la FNSEA qu’un syndicat de travailleurs (même si la CFDT sera, certes, reçue une fois…) De même, il n’est venu à l’esprit d’aucune de ces deux stations (ni d’aucune autre d’ailleurs !) d’inviter un syndicat enseignant [10], tant il est vrai que l’école fut une problématique mineure au cours de la période… Mais que l’on se rassure : Jean-Michel Blanquer n’a pas été oublié (trois invitations sur RMC, Europe 1 et RTL). On ne trouvera évidemment non plus de travailleur lambda, non plus le moindre inspecteur du travail. L’ex « patronne gouvernementale », en revanche, a été invitée à cinq reprises (Muriel Pénicaud fut reçue une fois sur chaque station).
Les patrons sont pour le moins sollicités : sur France Inter, six furent conviés (contre 0 représentant de la CGT). Et la première matinale de France se paye le luxe des « grands » : Dominique Schelcher (PDG de Système U ; 24/03), Augustin de Romane (Président d’ADP-Aéroports de Paris ; 7/04), Sébastien Bazin (PDG du groupe hôtelier Accor ; 16/04), Stéphane Richard (PDG d’Orange ; 17/04), Nicolas Théry (Président du Crédit Mutuel Alliance Fédérale ; 22/04) et Philippe Wahl (Président-directeur général du groupe La Poste ; 23/04). Même tendance sur RTL : on ne compte aucun syndicat de salariés, mais sept invitations passées aux patrons, dont 5 du CAC40 : Stéphane Richard (PDG d’Orange ; 20/03), Emmanuel Faber (PDG de Danone ; 26/03) ; Florent Menegaux (PDG de Michelin ; 7/04), Jean-Dominique Senard (PDG de Renault ; 10/04), et Guillaume Faury (PDG de Airbus ; 30/04).
Europe 1, qui accueillit 29 des 45 patrons présents dans notre base de données, affiche le déséquilibre le plus flagrant. Tout au long des mois de mars et avril, Matthieu Belliard a en effet offert aux PDG un boulevard radiophonique : Lidl, la Société générale, le Medef, EDF, la Fédération de l’hospitalisation privée, la BPI, Century 21, Orange, ADP, Sodexo, la Banque populaire, Korian, Amazon (deux fois !), Fnac/Sarty, Idex, Véolia, Crédit Agricole, etc. C’est un festival pour le capital. A contrario, le point de vue du travail, via les syndicats de salariés, est inexistant sur ce même créneau… à une invitation près : celle de la CGT (Catherine Perret, secrétaire confédérale), le 30 avril.
Une fois n’est pas coutume, remercions donc Europe 1, qui, du 17 mars au 30 avril, aura été la seule à recevoir la CGT, soit l’une des principales organisations syndicales. Et cette fois, ce n’est pas la CFDT qui aura permis d’équilibrer la balance, puisque le syndicat n’a été convié qu’à deux reprises… Ainsi les interviews des matinales confirment-elles la tendance : plébisciter le patronat ; et ne laisser que quelques miettes médiatiques aux représentants de salariés. Dans une période où les droits de ces derniers furent largement mis à mal, où les travailleurs furent confrontés à de sérieux bouleversements, impactant à la fois leur travail mais également leur vie quotidienne et où les besoins élémentaires des plus précaires d’entre eux ont été menacés, il eut été logique de les voir représentés – eux et leurs problématiques – lors de ces moments importants d’antenne. Que nenni !
Une tendance, du reste, qui ne se cantonne ni aux seuls mois de mars-avril 2020, ni aux matinales… Dans un article spécifiquement consacré à France Inter [11], le journaliste David Garcia pointe combien « les cadres et professions intellectuelles supérieures monopolisent les micros de la radio publique. » Et de poursuivre : « Du 18 au 24 novembre 2019, les studios de la chaîne ont accueilli 177 invités. Tous issus de classes moyennes supérieures, culturellement et économiquement favorisées. À deux petites exceptions près, à des heures de faible écoute. » La messe est dite.
Universitaires et milieu culturel : la voix des maîtres ?
La culture reste, comme c’est souvent le cas dans les médias dominants, le parent pauvre. Ainsi, sur toute la période, et toutes matinales confondues, on ne compte que cinq représentants d’un milieu pourtant ravagé par la crise sanitaire. Et si l’on regarde dans le détail, on constate qu’il s’agit de cinq hommes… et cinq « pontes » du secteur : Luc Barruet et Olivier Py, respectivement directeurs des Solidays et du festival d’Avignon ; le violoniste Renaud Capuçon, invité pour ses vidéos postées sur les réseaux sociaux ; et deux écrivains très médiatiques. Philippe Lançon (France Inter, 7/04) est intervenu en tant que… président du Prix du livre Inter ; Sylvain Tesson (20/03), « ayant fait plusieurs expériences de moment de solitude, choisies ou non », livrait sur la même antenne ses réflexions métaphysiques, énième épisode des feuilletons de la bourgeoisie confinée, que les médias ont donnée en spectacle des semaines durant.
Notons que Sylvain Tesson est lui aussi en lien étroit avec France Inter, ayant été programmé tout l’été du lundi au vendredi pour y animer la série « Un été avec Rimbaud ». Si, parmi ces cinq personnalités, certaines ont pu avoir un mot pour les intermittents et les travailleurs précarisés de la culture, force est de constater que ces derniers – pourtant premiers concernés et qui plus est en poste dans les médias en tant que techniciens, monteurs, etc. – n’auront pas eu eux-mêmes voix au chapitre.
L’originalité et la diversité ne sont guère de mise non plus du côté des universitaires, et des « intellectuels ». Sur les 287 interviewés, seules 14 invitations, toutes matinales confondues, entrent dans cette catégorie, et on compte à nouveau 12 hommes pour 2 femmes. Les matinales ont en ce sens été fidèles aux disparités sociales, puisque le confinement a eu tendance à pénaliser les chercheuses, impactées dans leur travail, comme les autres femmes, par l’inégale répartition des tâches domestiques [12].
Remarquons que les intellectuels sont majoritairement présents sur France Inter, qui totalise 12 interventions sur les 14 [13]. On trouve sur la station du service public des économistes (5 sur les 12 [14]) et trois philosophes [15]. Mais également des personnalités évoluant dans les cercles de pouvoir, voire proches d’Emmanuel Macron [16] : ainsi de Daniel Cohn-Bendit (30/03), Pierre Mathiot (30/04), directeur de Sciences Po et rapporteur du projet de réforme du BAC, et du neuropsychiatre et ethnologue Boris Cyrulnik (25/03) [17].
Personnalités connues du grand public, dans leur immense majorité, et habituées des studios de France Inter : autant dire que la radio publique n’a pas fait chauffer les méninges plus que de raison pour donner à entendre d’autres voix afin de « penser la crise »…
***
Comme indiqué dans notre introduction, nous reviendrons dans une seconde partie sur les représentants du secteur médical conviés dans les matinales au cours de cette même période (mars-avril 2020). Mais ce premier tour d’horizon permet de tirer un certain nombre de bilans : exacerbation des inégalités de genre, misère du pluralisme politique, économique et social, et absence ou presque de représentants des secteurs culturels ou universitaires.
Comme de coutume, les matinales radiophoniques restent ainsi la chasse gardée des « têtes d’affiche » et des personnalités « légitimes », toutes catégories confondues. Haut lieu du pouvoir médiatique, pensée comme tel par ses dirigeants, cette tranche d’antenne s’en tient en effet à ne convoquer que les « importants », au détriment des travailleurs et des classes populaires, plus généralement, dont les paroles seront (au mieux) reléguées à la marge dans les grands médias, entendues principalement au titre de « témoignages » descriptifs, ou imposées par certains auditeurs lorsque ces derniers sont gracieusement conviés à l’antenne. Les journalistes eux-mêmes ne s’y trompent pas…
Dans l’article précédemment cité, David Garcia cite un Yann Gallic (grand reporter à France Inter) à la pointe du cynisme (ou du mépris ?) :
On a tendance à inviter les « bons clients », des professionnels du discours aptes à tenir le micro pendant sept à huit minutes […]. Ce n’est pas donné à tout le monde, et encore moins sans doute à une femme de ménage ou un ouvrier, peu familiers de ce type d’exercice. Un agriculteur sera plus à l’aise pour répondre aux questions d’un journaliste dans son champ.
Découle de cette logique un manque cruel d’originalité dans les invitations, qui contribue lui-même à la (relative) dissolution des identités des stations radiophoniques – à l’œuvre depuis de nombreuses années – au profit d’un paysage globalement uniforme [18], occupé essentiellement par les personnalités politiques les plus en vue, majoritaires sur chaque matinale [19]. Dans le cas du « 8h30 » de France Info, elles représentent même près des trois quarts des invités (70%). Le tout pour beaucoup de communication, et bien peu de journalisme…
Routine légitimiste s’il en est, contribuant à transformer les studios des matinales en vases clos, espaces de pouvoir symbolique, économique et social de plus en plus déconnectés. Car en effet, il est extrêmement rare d’entendre un invité qui ne bénéficierait pas d’une visibilité médiatique préalable, et plutôt courant de voir les mêmes personnalités (surtout si elles sont membres du gouvernement) se succéder, d’un jour à l’autre, sur les différentes chaînes. Les mécanismes de mimétisme – qui s’accélèrent à l’occasion d’un bon mot, d’une « passe d’armes » ou d’un « buzz » – jouent à plein et entretiennent le commentaire, pièce maîtresse du grand jeu médiatique.
Pauline Perrenot et Lucile Girard (avec Maxime Friot et Denis Pérais)
https://www.acrimed.org/Matinales-radio-1-2-a-la-recherche-du-pluralisme
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