31 août 1920 : mouvement d’occupation d’usines en Italie

Publié le 31 août 2020

Résistances et solidarités internationales

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Le 31 août 1920, à Milan, Turin, et dans le nord de l’Italie, débute un vaste mouvement d’occupation des usines et de mise en place de conseils ouvriers. D’un côté, cette expérience est un moment-clé pour qui s’intéresse aux expériences d’auto-organisation. De l’autre, l’étouffement de ce mouvement ouvrira la porte à la réaction fasciste.

Contexte : l’après-guerre en Italie

Après la première guerre mondiale se crée en Italie un climat de veille de révolution : les protestations du mouvement antimilitariste, celle liées au chômage alarmant, aux difficultés de la vie quotidienne mais aussi les espoirs suscités par les événements révolutionnaires qui secouaient la Russie, explosent en une succession de grèves et de désordres divers.

Les premiers signaux de mécontentement populaire se manifestèrent à Turin. Le 22 août 1917, spontanément, les travailleurs et travailleuses croisèrent les bras contre la guerre et le patronat; les anarchistes du quartier de la Barriera di Milano (Turin) furent parmi les principaux protagonistes des émeutes qui éclatent dans toute la ville. Une semaine plus tard, la violente répression de la police (50 morts parmi les grévistes, et plus de 1000 arrestations) met fin aux protestations.

Après les élections de 1919 (gagnées par Francesco Saverio Nitti du Partito Radicale Storico), la grave situation économique du pays explosa en une série innombrable de grèves et d’occupations. Durant les deux années 1919 et 1920, restées dans l’histoire de l’Italie comme le Biennio rosso (les deux années rouges), le pays est secoué par une véritable crise révolutionnaire. Au mois d’août s’amorce un mouvement d’occupation des terres abandonnées (le 24 août, les terres agricoles romaines sont occupées). À Turin, en grande partie grâce au travail des anarchistes (Maurizio Garino, Italo Garinei et Pietro Ferrero), est constitué, au mois de septembre, le premier Conseil d’usine, organisme avec lequel les travailleuses et travailleurs cherchent à prendre le contrôle de la production et à jeter les bases de la révolution prochaine.

Les occupations d’usines en 1920

Le 30 août 1920, la direction d’Alfa Romeo de Milan annonce la fermeture de l’usine. Spontanément, les ouvriers l’en empêchent en occupant l’établissement et en étendant, avec la participation de près d’un demi-million de travailleuses et travailleurs, un mouvement de protestation et des occupations dans 280 autres établissements de Milan, pour ensuite atteindre le reste de l’Italie. Les occupations se sont concentrées en particulier dans le «triangle industriel» : Milan-Gênes-Turin.

Dans le chef-lieu piémontais, les anarchistes ont joué un rôle de premier plan, reconnu même par des communistes comme Antonio Gramsci, spécialement grâce au travail de Maurizio Garino, Italo Garinei et Pietro Ferrero. Les anarchistes, comme minorité de la CGL (ils et elles furent surtout présent dans le FIOM, syndicat des travailleurs du métal adhérant à la CGL), étaient rassemblé-e-s au sein de l’Unione Anarchica Italiana et l’Unione Sindacale Italiana, syndicats très différents des organisations syndicales ordinaires en mettant l’accent sur l’éducation et l’instruction du salarié-e-s à l’autogestion et à l’abolition de toute hiérarchie. De fait, l’Union Anarchiste Italienne «U.A.I» (forte d’un demi million d’adhérents) lors de son congrès de Bologne (1er au 4 juillet 1920), préconisait la création de «Conseils d’usine».

Le mouvement prend de l’ampleur début septembre, les patrons sont chassés, l’autogestion se généralise dans les ateliers, mais ne s’étend pas à tout le corps social. En septembre 1920, le mouvement d’occupation des usines s’étend à tous les établissements de la métallurgie des principales villes d’Italie : à Rome, Bologne, La Spezia, Gênes et Turin, les occupations se réalisent dans le plus grand enthousiasme. Selon Paolo Spriano :

Entre le mercredi 1er septembre et le samedi 4, les ouvriers métallurgistes occupent les établissements de toute la péninsule. A l’exception de la Vénétie-Julienne – où cependant la situation politique est très tendue en raison des premiers affrontements entre fascistes et socialistes et bien que l’on proclame la grève générale à Trieste – et de quelques autres petits centres où les travailleurs obtiennent immédiatement les augmentations demandées et la signature d’un accord sur la base de la plate-forme de la FIOM, l’occupation est totale. Les occupants sont constitués de plus de 400.000 ouvriers. Le chiffre atteindra le demi-million lorsque les personnels d’entreprise non métallurgistes procèderont eux aussi à l’occupation dans quelques villes. [1]

A la Fiat-Centro, le conseil d’usine déclare

«La commission interne ouvrière, en accord avec les commission interne des techniciens invite tous les ouvriers à rester à leur poste en continuant leur tâche comme par le passé dans un respect mutuel. Ouvriers, montrez que même sans patron vous savez parfaitement faire fonctionner l’usine.» [2]

L’occupation de Turin se caractérise par un effort pour organiser dès les premiers jours un système de gestion ouvrière des usines métallurgiques qui assure la coordination de la production, des échanges et du matériel, ainsi que l’approvisionnement en matières premières. Des conseils d’usine se mettent en place un peu partout à travers le pays. Au niveau national, les anarchistes cherchent à relier, sur la base d’un fédéralisme structuré horizontalement, tous les conseils d’usines, afin d’échapper au contrôle des partis politiques et des syndicats.

Le débat sur le rôle des conseils d’usine

L’expérience des conseils d’usine donne lieu à de vifs débats au sein mouvement ouvrier sur la fonction que les conseils devraient assumer dans le contexte social, ouvrier et politique.
Se distinguent trois courants de pensée :

  • un propre aux réformistes,
  • un propre aux socialistes maximalistes [3]
  • et un courant anarchiste :
  • Le premier désirait que les conseils soient au sein des syndicats, de façon à détruire leur indépendance.
  • Le second considérait le conseil comme un organe révolutionnaire amenant à la conquête du pouvoir politique.
  • Les anarchistes, au contraire voyaient les conseils d’usines comme des corps révolutionnaires, représentants de tous les travailleuses et travailleurs (et pas seulement ceux et celles qui ont payé leur carte du syndicat) et capable, non de conquérir le pouvoir, mais de l’abolir.

Les conseils d’usine italiens sont ainsi une des matrices du débat théorique entre conseillistes anarchistes, conseillistes marxistes, conseillistes situationnistes, communistes de conseil, etc. [4]
Ce qui est mis en avant, c’est le fait que les conseils ouvriers fonctionnent selon des principes de démocratie directe, en rassemblant l’ensemble des travailleurs dans des assemblées de base.
Les élu-e-s de ces assemblées sont mandaté-e-s, doivent rendre compte de leurs activités devant l’assemblée, et sont révocables à tout moment par l’assemblée. Pour les conseillistes, seules ces assemblées doivent décider des orientations de la révolution, et au-delà, être les structures organisant la société socialiste : ils s’opposent donc aux conceptions de Lénine pour qui seul le parti devait diriger la révolution et la société socialiste. Les conseillistes rejettent également les syndicats, considérés comme des structures essentiellement réformistes. L’ultra-gauche conseilliste critiquera également l’antifascisme en tant qu’alliance avec la bourgeoisie.
Toutefois, la montée du fascisme est une conséquence essentielle de l’échec des conseils ouvriers de 1920 en Italie.

Etouffement de la contestation et conséquences politiques : la montée du fascisme

Le Premier ministre italien, Giovanni Giolitti, n’évacue pas les usines, comme beaucoup lui demandent de faire, mais s’appuie sur la collaboration des réformistes du PSI et de la CGL pour faire perdre au mouvement son caractère révolutionnaire.
Les syndicats réformistes, effrayés par l’ampleur révolutionnaire du mouvement (notamment dans la métallurgie et l’automobile), s’empressent de signer un accord avec le patronat pour mettre fin au mouvement. Tout ceci porte à augmenter la méfiance, la fatigue et la confusion entre les ouvriers et ouvrières, à les convaincre qu’il est nécessaire de se désarmer et d’abandonner les usines occupées, favorisant ainsi la réaction patronale et l’instauration de la dictature fasciste.

La défaite du mouvement ouvrier provoque en effet une réaction de la bourgeoisie qui soutient les fascistes par crainte du bolchévisme et pour réprimer les mobilisations ouvrières. Les Faisceaux italiens de combat, constitués par Mussolini en mars 1919, expriment la volonté de «transformer, s’il le faut même par des méthodes révolutionnaires, la vie italienne» s’auto-définissant «parti de l’ordre». Ils réussissent ainsi à gagner la confiance des milieux les plus riches et conservateurs qui sont opposés aux manifestations et revendications du mouvement ouvrier. Anciens combattants, futuristes et nationalistes affluent : en quelques mois, les squadristi fascistes se répandent donnant au mouvement une force paramilitaire.
L’Italie est parcourue du nord au sud par des violences opposant les fascistes au mouvement ouvrier, sous le regard d’un État incapable de réagir, mais soutenant de plus en plus les squadristes. Les fascistes sont intégrés à la classe politique bourgeoise, ils figurent ainsi en octobre 1920 sur les listes électorales du «bloc constitutionnel» formé par les partis de gouvernement. [5] Alors que les grèves et les occupations d’usine refluent, Mussolini reçoit également le soutien financier des classes possédantes (en particulier des grands propriétaires fonciers, ainsi que des banques et de la Confindustria).

L’action fasciste, commence alors à se développer avec violence : la composante militaire, largement prévalente dans les squadre, confère à celles-ci une nette supériorité lors des affrontements avec les socialistes. Un «fascisme agraire» se développe au Nord, et réprime violemment les victoires des travailleurs sans terre, les braccianti [6]. La campagne de destruction des bureaux, des bourses du travail, l’intimidation physique et l’assassinat des militant-e-s conduisent socialisme maximaliste et syndicalisme à une profonde crise, tandis que se renforcent les faisceaux.
Dans ce climat de violence, lors des élections du 15 mai 1921, les fascistes, qui ont rejoint la coalition gouvernementale, obtiennent 35 sièges sur les 275 élus de la coalition. Les syndicats proclament une grève générale, mais les fascistes, sur ordre de Mussolini, brisent la grève de manière très violente. Hormis à Parme, les mouvements antifascistes sont vaincus dans les affrontements avec les chemises noires. Les fascistes n’ont que peu de pertes et le parti sort très renforcé, apparaissant comme la seule force politique capable de «remettre de l’ordre». Après le congrès de Naples, en octobre 1922, un contingent de 50 000 squadristi est rassemblé dans toute l’Italie pour marcher sur Rome. La prise de pouvoir de Mussolini ouvre alors les pages sombres du fascisme italien, de 1922 à 1943.

Note

Sources utilisées ou reprises : Anarchopedia, Ephéméride Anarchiste,Paolo Spriano, L’occupation des usines, Claix, La pensée sauvage, 1978; Angelo Tasca, Naissance du fascisme, Paris, Gallimard, 2003.

Notes

[1] Paolo Spriano, L’occupation des usines, Claix, La pensée sauvage, 1978, p. 75.

[2] D’après l’édition piémontaise du 2 septembre de l’Avanti!, le journal du Parti Socialiste Italien.

[3] Le maximalisme, surtout connu comme courant politique au sein du PSI (Parti socialiste italien) représenté en particulier par le Mouvement de l’Ordre Nouveau de Gramsci. Le terme est en particulier utilisé par Bordiga et Gramsci pour renvoyer aux révolutionnaires bolcheviques, la fraction abstentionniste du parti socialiste italien affichant alors son «orientation maximaliste». Ce terme de «maximalisme» a cependant une histoire plus large, il renvoie au découpage des programmes de la IIe Internationale : le programme «minimum» était le programme du réformisme, d’une série d’améliorations et de réformes qui visaient au long terme à arracher le pouvoir à la bourgeoisie; le programme «maximum» devait en être le couronnement par la réalisation du socialisme.

[4] Pour résumer, on peut dire que les deux autres références principales de ce courant à multiples facettes doivent être cherchées du côté du luxembourgisme allemand et de l’expérience des conseils lors de la révolution russe.

[5] De plus, l’état-major adresse aux commandants d’unité une circulaire exigeant des renseignements sur les fascii, «circulaire en général interprétée comme invite faite aux officiers d’adhérer au mouvement fasciste». La «circulaire Bonomi», du nom du ministre de la Guerre de Giolitti de juin 1920 à mars 1921, offre les 4/5 de leur solde aux 50 000 officiers démobilisés qui intégreraient les faisceaux.
Plus généralement, le gouvernement Giolitti, officiellement «neutre», soutient en fait les fascistes, espérant les utiliser dans la lutte contre les socialistes. De fait, outre l’assistance plus ou moins passive de l’appareil répressif de l’État, le gouvernement dissout, invoquant l’«ordre public», des centaines de municipalités socialistes, dont Bologne, Modène, Ferrare, etc. À la veille des élections de 1921, il ordonne au pouvoir judiciaire de cesser les poursuites contre les fascistes.

[6] Les agrariens soutiennent, y compris en les payant, les «expéditions punitives» des squadristes et des arditi afin de briser les luttes sociales portées par les travailleurs sans terre qui avaient réussi à obtenir quelques succès. On songe aux pratiques du manganello (le gourdin, symbole de la violence fasciste) et de l’huile de ricin, ainsi qu’aux multiples assassinats qui restent le plus souvent impunis. Angelo Tasca décrit bien cette irruption des ruraux dans les rangs fascistes, dans son ouvrage de référence, Naissance du fascisme (voir en particulier pp. 118-119).

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