Vu d’Allemagne
Par Johanna Luyssen, correspondante à Berlin — 10 juillet 2020 à 05:57 Sur un marché turc du quartier berlinois de Neukölln. Photo Manuel Cohen. AFP
Voitures brûlées, croix gammées taguées dans les halls d’immeubles, vitrines vandalisées… Une série d’attaques secoue ce quartier de Berlin où vivent de nombreux Turcs, Syriens et Libanais.
Le cèdre sur la devanture du restaurant Al Andalos, sur la Sonnenallee, dans le quartier berlinois de Neukölln, est calciné. Ce restaurant libanais, institution du quartier, a été le théâtre d’un spectaculaire incendie le week-end dernier, et deux personnes sont grièvement blessées. Si la police exclut pour le moment la piste criminelle, faute d’indices, l’inquiétude est grande à Neukölln, où vivent de nombreux Turcs, Libanais et Syriens, comme le raconte au site Belltower le militant antiraciste Ferat Kocak, dont la voiture a été incendiée en janvier 2018 : «Je me suis dit qu’il s’agissait probablement d’une attaque d’extrême droite. […] Elle ferait suite à une longue série d’attentats de ce genre à Neukölln, qui ne peuvent plus être qualifiés « seulement » d’attentats mineurs, mais de terrorisme de rue. Les extrémistes de droite veulent créer le chaos ici.»
Runes SS et saluts hitlériens
Le contexte dans lequel cet incendie est survenu est en effet inquiétant. Dans la nuit du 18 au 19 juin, à 600 mètres de là, la pâtisserie Damaskus, célèbre pour ses baklavas et dont les propriétaires syriens ont fui Homs, était vandalisée avec une croix gammée. Un camion de livraison garé devant l’établissement a également été incendié. Choqués, des habitants de Neukölln ont manifesté leur solidarité le 26 juin, dans un rassemblement regroupant 1 000 personnes.
Depuis septembre 2019, le Sénat a dénombré 130 délits attribués à la droite extrême et aux néonazis dans le seul quartier de Neukölln, qui compte 330 000 habitants. La plupart de ces violences (81) sont des croix gammées ou des runes SS peintes, ainsi que des saluts hitlériens. Mais il y a aussi des voitures brûlées, des actes de vandalisme, commis spécifiquement contre des personnes engagées contre l’extrême droite, ou bien non-blanches, et ce depuis des années.
Par exemple, la maison d’une travailleuse sociale a été attaquée pas moins de sept fois, parce qu’elle avait demandé à des néonazis de ne pas mettre de tract pour le Parti national-démocrate d’Allemagne (NPD) dans sa boîte aux lettres. La voiture de sa fille a été barbouillée d’un «Juifs dehors» et les vitres de son salon ont été caillassées. Cafés de gauchistes et librairies vandalisés, voitures de politiques du SPD ou de militants antiracistes incendiées, halls d’immeubles couverts de croix gammées (comme, en décembre 2019, celui de plusieurs membres de la famille de Ferat Kocak)… la liste est longue.
2 800 incendies criminels en sept ans
Depuis des années, Neukölln est secouée par ces violences, et le sud de cet arrondissement est considéré comme un QG notoire d’extrémistes de droite.
Alertées à de nombreuses reprises sur le problème, les autorités se mettent désormais au travail. Une commission spéciale a été créée afin de résoudre certaines affaires non élucidées. Plus de 60 cas doivent être rouverts, mais ce n’est rien comparé à ce chiffre : au cours des sept dernières années, on dénombre 2 800 incendies criminels commis à Neukölln… Et des soupçons de liens entre la police et des militants néonazis doivent encore être examinés.
De manière générale, en Allemagne, le contexte n’est pas réjouissant. Le rapport annuel de l’Office de protection de la constitution (les renseignements intérieurs) a été dévoilé jeudi. Et ce document de 388 pages vient confirmer une tendance nette : le nombre d’extrémistes de droite est en hausse en Allemagne. On en dénombrait 32 080 en 2019, contre 24 100 en 2018. Cette augmentation spectaculaire est due au fait que deux branches de l’AfD sont désormais concernées par cette qualification : son aile jeunesse, «Junge Alternative», et sa branche identitaire dite «Der Flügel», censément dissoute depuis le printemps.
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«La détection de petits groupes et d’auteurs individuels en particulier pose des défis particuliers aux autorités de sécurité», indique également le rapport, ce que la plupart des grandes affaires récentes survenues en Allemagne montrent bien, de l’attentat de Halle à celui de Hanau en passant par l’assassinat de l’élu CDU Walter Lübcke et la tentative d’assassinat d’un Erythréen à Wächtersbach en juin 2019. Des actes dont les auteurs sont rangés dans la catégorie «loups solitaires», mais dont le nombre grandissant rend désormais cette appellation parfaitement obsolète.
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