Histoire
Alors que de nouveaux rapports, de Human Rights Watch et d’Amnesty International, dénoncent les nombreux abus du contrôle au faciès en France ou les préjugés racistes dans la police, la question continue pourtant de faire débat : l’institution policière se distingue-t-elle par une pratique raciale, en France ? Cela ne fait aucun doute, estime l’historien Emmanuel Blanchard.
Basta ! : S’il puise dans une histoire longue de drames en France, le mouvement actuel de dénonciation du racisme dans la police a été déclenché par un nouveau cas aux Etats-Unis, avec la mort de George Floyd. Les situations françaises et américaines sont-elles pour autant similaires, à ce sujet ?
Emmanuel Blanchard [1] : Au ministère de l’Intérieur, dans l’institution policière comme au plus haut-sommet de l’État, on entend de façon récurrente qu’il n’est pas pertinent, voire même déplacé, de comparer les situations américaines et françaises – comme si, d’ailleurs, les personnes qui s’intéressent à ce qu’il se passe de l’autre côté de l’Atlantique considéraient que les situations sont identiques. Bien sûr, ce n’est pas le cas : ainsi, les niveaux de violence raciale des polices états-uniennes renvoient historiquement au rôle qu’elles ont joué dans l’ordre esclavagiste et pendant la période de la ségrégation. Il ne faut cependant pas oublier que si la France hexagonale ne fut pas une société esclavagiste, elle a connu au 18e siècle ses « lois sur les noirs » et une police des « gens de couleur ». Et dans les Antilles françaises, jusqu’à nos jours, la répression des conflits du travail y est d’ailleurs marquée par des antagonismes et affrontements plus violents qu’en métropole – on peut par exemple penser aux nombreux morts de « Mé 67 » en Guadeloupe.
La comparaison entre France et États-Unis ne signifie pas que la « question raciale » a le même poids dans les deux pays, mais elle oblige à tenir compte que la France a connu sa propre trajectoire de racialisation des pratiques de police. Aujourd’hui, le critère racial joue de façon importante dans l’antagonisme entre une partie de la population et les forces de police. Il doit ainsi être pris en compte si l’on veut essayer de comprendre les illégalismes et les violences, y compris létales, commis par certains policiers.
Indéniablement, en France, les pratiques de police ne sont pas aveugles à la couleur. En matière policière, le « color blindness » n’existe pas, pas plus dans les modes de fonctionnement internes que dans ses relations avec les populations, encore moins en ce qui concerne les pratiques les plus répressives. Tout un ensemble de travaux en sciences sociales l’ont démontré, que ce soit les études sur les contrôles d’identité [2] ou celles sur la présence des « minorités » au sein de l’institution policière [3].
À quand faites-vous remonter l’origine de ce problème ?
Plusieurs moments importants ont contribué à créer une tradition française de la racialisation des pratiques policières. La police dite moderne émerge dans la deuxième moitié du 19e siècle. La naissance de la police scientifique, en particulier l’anthropométrie, est contemporaine de l’obsession classificatoire, notamment en matière de « races ». Une loi de 1912 rend ainsi obligatoire la possession d’un carnet anthropométrique pour les « nomades », terme qui recouvre alors des populations considérées comme suspectes telles que les gens du voyage, les tsiganes voire les forains. Cette loi met en carte une certaine catégorie de population et offre une grande latitude aux policiers pour la soumettre à une plus étroite surveillance. Les mesures d’interdiction de circulation adoptées en octobre 1939, puis d’internement à partir de l’automne 1940, purent s’adosser à cette législation antérieure. D’une certaine manière, la loi de 1912 rend opératoire, dans le cadre de contrôles de routine, des préjugés et des représentations négatives appliquées à certaines populations.
Cette démarche est ensuite prolongée dans les années 1930, dans un contexte de forte xénophobie qui se diffuse dans la population française. On renforce alors les politiques de fichage, avec des contrôles de plus en plus offensifs des exilés et étrangers considérés comme « indésirables », un qualificatif employé jusque dans les textes administratifs et juridiques. Au sein des services de police, ces personnes sont alors couramment désignées au travers de catégories racialisantes, racistes voire antisémites. Les années noires de Vichy et de l’Occupation allemande vont bien sûr radicaliser cette approche. La Libération est certes le moment où les assignations raciales sont évacuées du débat public et des textes officiels, mais elles perdurent à bas bruits dans les notes administratives et les rapports de police.
En quoi la période de la décolonisation joue-t-elle un rôle particulier dans cette histoire ?
À partir des années 1950, l’attention spécifique portée à certaines populations immigrées est renforcée en même temps que la question coloniale déborde en métropole. Avec la guerre d’indépendance algérienne se généralisent ainsi le contrôle au faciès et la suspicion à l’encontre d’une partie de la population française. Les « Français musulmans d’Algérie » sont cependant avant tout qualifiés au travers de leur « type », c’est à ce moment-là que l’expression « de type nord-africain » devient générique dans la police.
Au nom de l’efficacité policière dans la lutte contre le FLN et contre les indépendantismes algériens, il est alors jugé légitime de contrôler des populations d’abord perçues au travers de leur apparence et de stéréotypes négatifs. C’est dans le contexte de cette guerre, pour faciliter les contrôles, qu’est élaborée la carte nationale d’identité, pourtant disqualifiée pendant la seconde guerre mondiale. À partir de 1955, elle va devenir l’instrument privilégié des policiers pour entrer en contact avec certaines populations. La pression s’accroît, la police devient d’autant plus offensive dans ces pratiques de contrôle qu’elle a l’assentiment politique pour cela et qu’elle se sent menacée par les actions armées menées par le Front de libération nationale.
C’est à ce moment-là que s’institutionnalise, d’une certaine façon, le caractère raciste de certaines interventions policières, et toute la violence qui en découle ?
À l’époque, en particulier dans les années qui ont suivi la guerre d’Algérie, il y a encore de nombreux crimes racistes qui sont le fait de la population lambda ou de militants d’extrême droite. Jusqu’aux années 1980 – et c’est l’histoire longue des violences xénophobes depuis la fin du 19e siècle – ces dernières ne sont pas le monopole des forces de l’ordre, loin de là : elles restent partagés par certaines franges de la société.
Après 1962, une partie des habitants estime avoir des comptes à régler en raison des affrontements de la guerre d’Algérie. L’indépendance algérienne a été perçue comme le signal du départ annoncé des immigrés. Les incitations au retour se multiplient avec la crise de l’emploi qui frappe le secteur industriel dès le début des années 1970. Les policiers partagent largement ces opinions et leur profession en fait des gardiens, non seulement de la légalité mais aussi d’un « bon ordre » qui est social, national et parfois donc racial. C’est ainsi que des catégories de population sont devenues des cibles pour les contrôles policiers. Les policier évoquent ainsi leurs « clientèles » tandis que certains sociologues parlent de « gibiers de police ».
Or le mandat de la police se caractérise par la possibilité d’utiliser la force, la fameuse « violence légitime » de Max Weber : à partir du moment où des personnes sont contrôlées beaucoup plus fréquemment que d’autres, et où ces contrôles sont largement fondés sur des stigmates négatifs, les garanties attachées aux droits fondamentaux des citoyens sont déjà entamées. Il y a un continuum qui mène de la violence symbolique – les contrôles d’identité sont de véritables « cérémonies de dégradation » [4] – aux pratiques mutilantes ou létales. Ces dépassements, que ce soit celui des règles de civilité attendue d’un fonctionnaire ou de la mesure des contraintes physiques infligées, s’ancrent dans des représentations négatives qui définissent des hiérarchies dans les publics de la police.
Depuis la fin des années 1980, les violences physiques racistes sont, heureusement, moins fréquentes dans l’espace public qu’elles ne l’étaient il y a encore moins d’un demi-siècle. Elles demeurent cependant récurrentes, témoignages et vidéos en attestent, dans le cadre d’interactions avec les forces de police. Cela tient aussi au fait que, dans des sociétés que Norbert Elias décrit comme de moins en moins violentes dans les relations du quotidien, la police est, elle, au contraire, devenue de plus en plus offensive, et plus armée encore qu’elle ne l’était dans les décennies précédentes.
Quand cette racialisation des pratiques policières a-t-elle commencé à susciter des réactions et des mobilisations ?
Le 17 octobre 1961, avec le massacre par les forces de police de plusieurs dizaines d’algériens qui manifestaient pour l’indépendance, occupe une place centrale même si la mémoire en a longtemps été souterraine. Dans les années suivantes, après les vigoureuses dénonciations des « exactions policières » de mai 1968, les critiques vont se focaliser sur les morts violentes de jeunes immigrés. C’est ainsi qu’en 1971 est créé le comité Djellali, du nom de cet adolescent, Djellali Ben Ali, tué par son voisin à la Goutte d’Or à Paris. Ce comité va former une alliance inédite entre des étudiants et travailleurs immigrés, des militants d’extrême gauche, des habitants du quartier et des intellectuels comme Michel Foucault, Gilles Deleuze, Jean-Paul Sartre ou Jean Genet, ce qui va permettre de médiatiser cette affaire et de demander que toute la lumière soit faite – le meurtrier sera condamné à cinq de prison dont trois avec sursis. Il n’était pas policier mais la mobilisation contre les « crimes racistes » s’appuie aussi sur la dénonciation de la répression policière.
Au cours de ces années, des organisations tels le Mouvement des travailleurs arabes, ou des collectifs de quartiers vont repolitiser la question des violences policières voire de « l’occupation policière » de certaines banlieues. Ces mobilisations contre les crimes racistes et les ratonnades ne portent donc pas spécifiquement sur les violences policières. Parmi ces dernières, on peut notamment penser à la mort de Mohamed Dia, tué par balles, à l’intérieur-même du commissariat de Versailles, en novembre 1972. Le policier ayant tiré bénéficiera d’un non-lieu, mais des personnalités du principal syndicat de police [la FASP, Fédération autonome des syndicats de police] témoignèrent au tribunal aux côtés de la famille du défunt – ce qui, aujourd’hui, nous paraît très incongru !
On assiste ainsi au cours des années 1970 et au début des années 1980, à un processus de politisation de descendants d’immigrés, qu’ils se définissent ou non comme tels, en réaction à l’emprise policière à leur égard. Le temps fort, c’est évidemment la marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, qui s’ancre à la fois dans la tradition anticoloniale mais aussi dans le vécu quotidien du contrôle et des violences policières, générant ce qu’on appelait à l’époque des « rodéos », puis des « émeutes », notamment dans les banlieues lyonnaises. Les Comités de vérité et justice qui se créent ensuite, à la fin des années 1980, pour essayer de dénoncer l’impunité policière et faire la lumière sur un certain nombre de cas de violences policières, sont en quelque sorte la matrice, ou les ancêtres, du comité Adama. Le Mouvement immigration banlieue (le MIB) a assuré une forme de continuité de cette lutte dans les années 1990-2000.
Comment expliquez-vous que l’on en soit au même point, un demi-siècle plus tard ? La question du racisme dans la police semble se poser exactement dans les mêmes termes aujourd’hui…
Il y a eu une tentative de « dépolitiser » les revendications les plus virulentes contre les institutions, et en particulier contre l’institution policière. Lorsque la Marche pour l’égalité arrive à Paris, en décembre 1983, c’est un mouvement qui est devenu populaire et médiatique. Celles et ceux qui en sont à l’origine portent alors, au travers d’un accent tout particulier mis sur la police, la volonté que soient combattues plus globalement toutes les discriminations institutionnelles. L’avènement de SOS-Racisme, qui est une forme de récupération de ce capital médiatique de la Marche par l’Élysée et le Parti socialiste, marque le primat d’un antiracisme devenu institutionnel, beaucoup plus consensuel et moins tourné vers la critique du passé français. Cela a pour effet de faire apparaître comme minoritaires d’autres mobilisations, plus cantonnées, plus souterraines mais aussi plus politiques, telles celles portées par les Comités vérité et justice.
SOS-Racisme a donc désamorcé les revendications de lutte contre les discriminations, qui ciblaient directement les institutions. Au lieu de combattre les discriminations institutionnelles, il y a donc eu une institutionnalisation d’un antiracisme consensuel. « Touche pas à mon pote », c’est un slogan qui ne cible pas les acteurs des discriminations et qui ne décrit pas le caractère systémique des discriminations ! Or, au moment-même où, en France, cet antiracisme dépolitisé va étouffer ce type de revendications, en Grande-Bretagne des enquêtes indépendantes vont reconnaître l’existence d’un racisme institutionnel au sein de la police britannique – processus qui aboutit au fameux rapport McPherson de 1997.
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