Article mis en ligne le 2 juillet 2019  
 par  F.G.   

Fascination est le seul terme qui rende compte de l’intensité des
 sentiments de Walter Benjamin lors de sa découverte du surréalisme en 
1926-1927. Une fascination qui se traduit y compris dans ses efforts 
pour échapper à l’envoûtement du mouvement fondé par André Breton et ses
 amis. 
Comme l’on sait, c’est à partir de cette découverte qu’est né le projet du Livre des passages parisiens. Dans une lettre à Adorno de 1935, Benjamin décrit dans les termes suivants la genèse de ce Passagenwerk qui allait l’occuper au cours des treize dernières années de sa vie : « Il y a eu au commencement Aragon, Le Paysan de Paris,
 dont le soir au lit, je ne pouvais jamais lire plus de deux ou trois 
pages, mon cœur battant si fort qu’il me fallait poser le livre. » [1] 
 
Benjamin avait séjourné à Paris pendant l’été 1926 et, après son voyage à
 Moscou, à nouveau au cours de l’été 1927. C’est probablement à ce 
moment qu’il prend connaissance du livre d’Aragon (publié en 1926) et 
d’autres écrits surréalistes. Pourquoi cette attirance immédiate et ce 
bouleversement intérieur ? Le témoignage perspicace de Gershom Scholem, 
qui lui avait rendu visite à Paris en 1927, met en lumière les 
motivations de ce qu’il appelle « l’intérêt brûlant » de Walter Benjamin
 pour les surréalistes : il avait trouvé chez eux « un certain nombre de
 choses qui avaient fait irruption en lui-même au cours des années 
précédentes ». En d’autres termes : « Il lisait les revues où Aragon et 
Breton proclamaient des idées qui, en un certain sens, venaient à la 
rencontre de sa propre expérience la plus profonde. » [2] Nous verrons plus loin quelles sont ces « idées ». 
Nous ne savons pas si Benjamin a rencontré Breton ou d’autres 
surréalistes à cette occasion : rien dans sa correspondance ne 
l’indique. Par contre, il semble, selon Adorno et Scholem (dans leur 
préface aux Briefe) qu’il aurait échangé des lettres – aujourd’hui « perdues ou introuvables » – avec l’auteur du Manifeste du surréalisme [3]. 
L’empreinte de cette découverte se laisse percevoir, jusqu’à un certain point, dans Sens unique
 que Benjamin publie à ce moment (1928), de sorte qu’Ernst Bloch a cru 
pouvoir parler de ce livre comme d’une œuvre « typique » de la « pensée 
surréaliste » – une affirmation bien exagérée, et en dernière analyse 
inexacte [4]. 
En fait, Benjamin essaie de se dégager d’une fascination qui lui semble dangereuse et de faire ressortir la differentia specifica
 de son propre projet. Dans une lettre à Scholem, de novembre 1928, il 
explique qu’il ressent le besoin « d’arracher ce travail à un voisinage 
trop ostensible avec le mouvement surréaliste qui, si compréhensible et 
si fondé soit-il, pourrait me devenir fatal », sans pour autant renoncer
 à recueillir l’héritage philosophique du surréalisme. 
En quoi consiste ce « voisinage » « compréhensible » et même « fondé » ?
 Une hypothèse intéressante a été suggérée par un ouvrage récent de 
Margaret Cohen, Profane Illumination. L’auteur se réfère à la 
démarche commune à Benjamin et Breton, et la voit placée sous le signe 
d’un « marxisme gothique », distinct de la version dominante, à tendance
 matérialiste métaphysique et contaminée par l’idéologie évolutionniste 
du progrès. Il me semble cependant que cet auteur fait fausse route en 
définissant le marxisme commun à Benjamin et aux surréalistes comme 
« une généalogie marxiste fascinée par les aspects irrationnels du 
processus social, une généalogie qui veut étudier comment l’irrationnel 
pénètre la société existante, tout en rêvant de l’utiliser pour 
effectuer le changement social » [5].
 Le concept d’« irrationnel » est absent aussi bien des écrits de Walter
 Benjamin que de ceux de Breton : il renvoie à une vision rationaliste 
du monde héritée de la philosophie des Lumières, que nos deux auteurs se
 proposent précisément de dépasser (au sens de l’Aufhebung hégélienne). En revanche, le terme de marxisme gothique est éclairant, à condition que cet adjectif soit compris dans son acception romantique : la fascination pour l’enchantement et le merveilleux,
 ainsi que pour les aspects « ensorcelés » des sociétés et des cultures 
prémodernes. Le roman noir anglais du XVIIIe siècle et certains 
romantiques allemands du XIXe sont des références « gothiques » que l’on
 trouve au cœur de l’œuvre de Breton et de Benjamin. 
Le « marxisme gothique » commun aux deux serait donc un matérialisme 
historique sensible à la dimension magique des cultures du passé, au 
moment « noir » de la révolte, à l’illumination qui déchire, 
comme un éclair, le ciel de l’action révolutionnaire. « Gothique » est à
 prendre – aussi – dans le sens littéral de référence positive à 
certains moments-clés de la culture profane médiévale : ce n’est pas un 
hasard si aussi bien Breton que Benjamin admirent l’amour courtois du 
Moyen Âge provençal, qui constitue aux yeux du second une des plus pures
 manifestations d’illumination. Je dis bien « profane » parce que
 rien n’est aussi abominable, pour les surréalistes, que la religion en 
général – et la catholique apostolique romaine en particulier : Benjamin
 n’a pas tort d’insister sur « la révolte amère et passionnée contre le 
catholicisme par laquelle Rimbaud, Lautréamont, Apollinaire ont engendré
 le surréalisme » [6]. 
 
Pour comprendre effectivement en quoi consiste l’affinité profonde de 
Benjamin avec l’œuvre de Breton, Aragon et leurs amis, il nous faut 
cependant examiner de près l’article « Le surréalisme. Le dernier 
instantané de l’intelligence européenne », que Benjamin va publier en 
février 1929 dans la revue Literarische Welt. Rédigé au cours de 
l’année 1928, ce texte difficile, parfois injuste, souvent énigmatique, 
toujours inspiré, serti d’images et d’allégories étranges, est d’une 
extraordinaire richesse. Il ne s’agit pas d’un article de « critique 
littéraire » au sens habituel du terme, mais d’un essai poétique, 
philosophique et politique de toute première importance, traversé 
d’intuitions fulgurantes et d’« illuminations profanes » surprenantes. 
Essayons d’en reconstituer, sans aucune prétention à l’exhaustivité, 
quelques-uns des moments essentiels. 
Aux yeux de Benjamin le surréalisme est tout autre chose qu’une clique 
littéraire, opinion qu’il attribue aux « experts » philistins qu’il 
dénomme ironiquement « les neuf fois sages ». Il ne s’agit donc pas d’un
 « mouvement artistique » mais d’une tentative de « faire éclater du 
dedans le domaine de la littérature », grâce à un ensemble d’expériences
 (Erfahrungen) magiques à portée révolutionnaire. Plus 
précisément, d’un mouvement « illuminé », à la fois profondément 
libertaire et à la recherche d’une convergence possible avec le 
communisme. Si cette démarche suscite de sa part un « intérêt brûlant » 
(Scholem dixit) n’est-ce pas parce qu’elle correspond très 
exactement à la sienne, au cours des dix années précédentes ? Porté par 
une sensibilité anarchiste – ou « nihiliste révolutionnaire », pour 
employer un de ses termes favoris – assez proche de Sorel (voir son 
article « Critique de la violence » de 1921), Benjamin découvre le 
communisme grâce aux beaux yeux d’Asja Lacis (Capri, 1923) et la 
philosophie marxiste par la lecture d’Histoire et conscience de classe
 de Lukács. S’il décide, après moult hésitations, de ne pas adhérer au 
mouvement communiste, il ne reste pas moins une sorte de proche 
sympathisant d’un type sui generis, qui se distingue du modèle habituel par la lucidité et la distance critique – comme en témoigne clairement son Journal de Moscou
 de 1926-1927. Une critique qui se nourrit sans doute de la 
rafraîchissante source libertaire qui continue à couler (parfois de 
façon souterraine) au sein de son œuvre. 
Cette parenté politico-culturelle intime avec le surréalisme est 
d’ailleurs explicitement mentionnée dans les premiers paragraphes de 
l’article, où Benjamin se décrit lui-même comme « l’observateur 
allemand », situé dans une position « infiniment périlleuse entre la 
fronde anarchiste et la discipline révolutionnaire ». Rien ne traduit de
 façon plus concrète et active la convergence si ardemment désirée entre
 ces deux pôles que la manifestation organisée par les communistes et 
les libertaires en défense des anarchistes Sacco et Vanzetti. Elle n’est
 pas passée inaperçue des surréalistes, et Benjamin ne manque pas de 
relever « l’excellent passage » (ausgezeichnete Stelle) de Nadja
 où il est question des « passionnantes journées d’émeute » qu’a connues
 Paris sous le signe de Sacco et Vanzetti : « Breton assure que, lors de
 ces journées, le boulevard Bonne-Nouvelle vit s’accomplir la promesse 
stratégique de révolte que lui avait faite depuis toujours son nom. » [7] 
Il est vrai que Benjamin a un concept extrêmement large de l’anarchisme.
 Décrivant les origines lointaines/prochaines du surréalisme, il écrit :
 « Entre 1865 et 1875, quelques grands anarchistes, sans communication 
entre eux, ont travaillé à leurs machines infernales. Et le surprenant 
est que, d’une façon indépendante, ils aient réglé leurs mécanismes 
d’horlogerie exactement à la même heure : c’est simultanément que 
quarante ans plus tard explosaient en Europe occidentale les écrits de 
Dostoïevski, de Rimbaud et de Lautréamont. » [8]
 La date, quarante ans après 1875, est évidemment une référence à la 
naissance du surréalisme avec la publication, en 1924, du premier Manifeste.
 S’il désigne ces trois auteurs comme « grands anarchistes » ce n’est 
pas seulement parce que l’œuvre de Lautréamont, « véritable bloc 
erratique », appartient à la tradition insurrectionnelle, ou parce que 
Rimbaud a été communard. C’est surtout parce que leurs écrits font 
sauter en l’air, comme la dynamite de Ravachol ou des nihilistes russes 
sur un autre terrain, l’ordre moral bourgeois, le « dilettantisme 
moralisateur » des Spiesser et des philistins [9]. 
Mais la dimension libertaire du surréalisme se manifeste aussi de façon 
plus directe : « Depuis Bakounine l’Europe a manqué d’une idée radicale 
de la liberté. Les surréalistes ont cette idée. » Dans l’immense 
littérature sur le surréalisme des dernières soixante-dix années, il est
 rare de trouver une formule aussi prégnante, aussi capable d’exprimer, 
par la grâce de quelques mots simples et tranchants, le « noyau 
infracassable de nuit » du mouvement fondé par André Breton. Selon 
Benjamin, c’est « l’hostilité de la bourgeoisie à toute déclaration de 
liberté spirituelle radicale » qui a poussé le surréalisme vers la 
gauche, vers la révolution, et, à partir de la guerre du Rif, vers le 
communisme. Comme l’on sait, en 1927 Breton et d’autres surréalistes 
vont adhérer au Parti communiste français [10]. 
Cette tendance à une politisation et à un engagement croissant ne 
signifie pas, aux yeux de Benjamin, que le surréalisme doive abdiquer sa
 charge magique et libertaire. Au contraire, c’est grâce à ces qualités 
qu’il peut jouer un rôle unique et irremplaçable dans le mouvement 
révolutionnaire : « Procurer à la révolution les forces de l’ivresse, 
c’est à quoi tend le surréalisme en tous ses écrits et toutes ses 
entreprises. On peut dire que c’est sa tâche la plus propre. » Pour 
accomplir cette tâche il faut néanmoins que le surréalisme dépasse une 
posture trop unilatérale et accepte de s’associer au communisme : « Il 
ne suffit pas qu’une composante d’ivresse vive, comme nous le savons, en
 toute action révolutionnaire. Elle se confond avec le composant 
anarchiste. Mais y insister de façon exclusive serait sacrifier 
entièrement la préparation méthodique et disciplinaire de la révolution à
 une praxis qui oscille entre l’exercice et l’avant-fête. » [11] 
En quoi consiste donc cette « ivresse », ce Rausch dont Benjamin voudrait tellement procurer les forces à la révolution ? Dans Sens unique
 (1928), Benjamin se réfère à l’ivresse comme expression du rapport 
magique de l’homme ancien au cosmos, mais il laisse entendre que 
l’expérience (Erfahrung) du Rausch qui caractérisait cette relation rituelle avec le monde a disparu de la société moderne. Or, dans l’essai de la Literarische Welt il semble l’avoir retrouvée, sous une forme nouvelle, dans le surréalisme [12]. 
Il s’agit d’une démarche qui traverse de nombreux écrits de Benjamin : 
l’utopie révolutionnaire passe par la redécouverte d’une expérience 
ancienne, archaïque, pré-historique : le matriarcat (Bachofen), le 
communisme primitif, la communauté sans classes ni État, l’harmonie 
originaire avec la nature, le paradis perdu d’où nous éloigne la tempête
 « progrès », la « vie antérieure » où le printemps adorable n’avait pas
 encore perdu son odeur (Baudelaire). Dans tous ces cas, Benjamin ne 
prône pas un retour au passé mais – selon la dialectique propre au romantisme révolutionnaire – un détour par le passé vers un avenir nouveau, intégrant toutes les conquêtes de la modernité depuis 1789 [13].
Cela vaut aussi pour l’ivresse moderne dont sont porteurs les 
surréalistes, qui ne saurait en aucun cas être assimilée à celle, 
archaïque, des temps anciens. Benjamin insiste d’ailleurs sur la 
distinction entre les formes inférieures et primitives de l’ivresse – 
les extases religieuses ou celles de la drogue – et une forme 
supérieure, portée par le surréalisme dans ses meilleurs moments : l’illumination profane, « d’inspiration matérialiste et anthropologique ». Figure riche mais difficile à cerner, cette forme non religieuse d’Erleuchtung se trouve aussi bien dans l’amour courtois que dans la révolte anarchiste, dans Nadja
 et dans le mystère présent au cœur du quotidien. Héritière du réalisme 
philosophique du Moyen Âge, dont se réclame Breton dans son Introduction au discours sur le peu de réalité,
 l’illumination profane des surréalistes consiste avant tout dans « des 
expériences magiques sur des mots », dans lesquelles « s’interpénètrent 
mot d’ordre, formule d’enchantement (Zauber¬formel) et concept » [14]. 
Si la civilisation capitaliste/industrielle moderne, prosaïque et bornée
 – le monde des Spiesser et des philistins bourgeois –, est 
caractérisée, comme l’a remarquablement perçu Max Weber, par le 
désenchantement du monde, la vision romantique du monde, dont le 
surréalisme est « la queue de la comète » (Breton), est avant tout 
portée par l’ardente – parfois désespérée – aspiration à un 
réenchantement du monde. Ce qui distingue le surréalisme des romantiques
 du XIXe  siècle c’est, comme l’a bien compris Benjamin, le caractère 
profane, « matérialiste et anthropologique », de ses « formules 
d’enchantement », la nature non religieuse, et même foncièrement 
antireligieuse, de ses « expériences magiques », la vocation 
post-mystique de ses « illuminations » [15]. 
Parmi ces dernières, Benjamin porte une attention particulière à la 
découverte, par les surréalistes, des énergies révolutionnaires qui se 
cachent dans « le “suranné”, dans les premières constructions en fer, 
les premières usines, les plus vieilles photos, les objets qui 
commencent à mourir, les pianos de salon ». Quel est le « rapport de ces
 objets à la révolution » ? Benjamin ne l’explique pas. S’agit-il d’un 
signe de la précarité, de l’historicité, de la mortalité des structures,
 monuments et institutions bourgeoises ? D’un commentaire ironique et 
subversif au sujet de la prétention bourgeoise à la « nouveauté » et à 
la « modernité » [16] ? La suite du paragraphe semble avancer dans une autre direction puisqu’il est question de la misère
 urbaine et même de la tristesse des « quartiers prolétariens des 
villes » : « Avant ces voyants et ces déchiffreurs de signes personne 
n’a saisi de quelle manière la misère, non seulement la misère sociale 
mais tout autant la misère architecturale, la misère de l’intérieur, les
 objets asservis et asservissants, se transforment en nihilisme 
révolutionnaire. » Mais Paris lui-même, « le plus rêvé de ces objets », 
est aussi source d’expérience révolutionnaire, dans la mesure où « seule
 la révolte en fait entièrement ressortir le visage surréaliste » [17].
 L’argument de Benjamin oscille entre différentes approches, pas 
nécessairement contradictoires, mais qui sont loin d’exprimer un critère
 univoque. À moins que ce critère ne soit le « truc » qui consiste à 
« échanger le regard historique sur le passé par le politique », 
c’est-à-dire d’envisager chaque « objet » du point de vue de sa future –
 prochaine – abolition révolutionnaire [18].
Benjamin reproche cependant au surréalisme, prisonnier de certains 
« préjugés romantiques », une manière « trop rapide et nullement 
dialectique de concevoir l’essence de l’ivresse ». Les surréalistes ne 
se rendent pas compte que la lecture et la pensée sont elles aussi 
source d’illumination profane : par exemple, « la recherche la plus 
passionnée concernant l’ivresse du hachisch ne fournira pas la moitié 
des renseignements que donne l’illumination profane de la pensée sur 
l’ivresse du hachisch » [19].
 Cette critique est d’autant plus étrange que les surréalistes – 
contrairement à Benjamin ! (voir son texte « Haschich à Marseille ») – 
n’ont jamais été très portés sur les expériences de consommation de 
drogues, et ont toujours manifesté plus d’intérêt pour les Confessions d’un mangeur d’opium, de Thomas de Quincey, que pour la consommation elle-même de ce doux narcotique. 
Parmi les illuminations profanes dont est riche l’essai de Benjamin aucune n’est aussi surprenante, aussi étrange – au sens de l’unheimlich
 allemand – par sa force prémonitoire que l’appel pressant à 
« l’organisation du pessimisme ». Rien ne semble plus dérisoire et idiot
 aux yeux de Benjamin que l’optimisme des partis bourgeois et de 
la social-démocratie, dont le programme politique n’est qu’un « mauvais 
poème de printemps ». Contre cet « optimisme sans conscience », cet 
« optimisme de dilettantes », inspiré par l’idéologie du progrès 
linéaire, il découvre dans le pessimisme le point de convergence effectif entre surréalisme et communisme [20]. Il va sans dire qu’il ne s’agit pas d’un sentiment contemplatif et fataliste, mais d’un pessimisme actif, « organisé », pratique, entièrement tendu vers l’objectif d’empêcher, par tous les moyens possibles, l’avènement du pire. 
En quoi consiste le pessimisme des surréalistes ? Benjamin se réfère à 
certaines « prophéties » et au « pressentiment » de certaines 
« atrocités » chez Apollinaire et Aragon : « On prend d’assaut les 
maisons d’édition, on jette au feu les recueils de poèmes, on tue les 
poètes. » Ce qui est impressionnant, dans ce passage, c’est non 
seulement la prévision exacte d’un événement qui allait effectivement se
 produire six ans plus tard – l’autodafé de livres « anti-allemands » 
par les nazis en 1934 : il suffit d’ajouter les mots d’ « auteurs 
juifs » (ou antifascistes) après « recueils de poèmes » –mais aussi et surtout
 l’expression qu’utilise Benjamin (et qui ne se trouve ni chez 
Apollinaire ni chez Aragon) pour désigner ces « atrocités » : « un 
pogrom de poètes »… S’agit-il de poètes ou de juifs ? À moins que tous
 les deux soient menacés par cet avenir inquiétant… Comme nous verrons
 plus loin, il ne s’agit pas là du seul étrange « pressentiment » de ce 
texte riche en surprises. 
On se demande par contre à quoi peut faire référence le concept de 
pessimisme appliqué aux communistes : leur doctrine en 1928 célébrant 
les triomphes de la construction du socialisme en URSS et la chute 
imminente du capitalisme, n’est-elle pas précisément un bel exemple 
d’illusion optimiste ? En fait, Benjamin a emprunté le concept 
d’« organisation du pessimisme » à un ouvrage qu’il qualifie 
d’« excellent », La Révolution et les intellectuels (1926), de Pierre Naville. Proche des surréalistes (il avait été un des rédacteurs de la revue La Révolution surréaliste),
 Naville avait à ce moment opté pour l’engagement politique dans le 
mouvement communiste. Voulant faire partager cette option à ses amis, il
 les somme d’abandonner « une attitude négative d’ordre anarchique » 
pour accepter « l’action disciplinée du combat de classe » et 
« s’engager résolument dans la voie révolutionnaire, la seule voie 
révolutionnaire : la voie marxiste ». Comme nous l’avons vu, Benjamin 
reprend largement à son compte la démarche de Naville envers les 
surréalistes, tout en gardant une plus grande ouverture envers le moment
 libertaire de la révolution. 
	Or, pour Pierre Naville, le pessimisme est la plus grande vertu du surréalisme,
 dans sa réalité actuelle et plus encore dans ses développements futurs.
 Nourri des « raisons que peut se donner tout homme conscient de ne pas 
se confier, surtout moralement, à ses contemporains », le pessimisme, 
qui constitue « la source de la méthode révolutionnaire de Marx », est, à
 ses yeux, le seul moyen d’« échapper aux nullités et aux déconvenues 
d’une époque de compromis ». Refusant le « grossier optimisme » d’un 
Herbert Spencer, qu’il gratifie de l’aimable qualificatif de « cervelle 
monstrueusement rétrécie », ou d’un Anatole France, dont il exècre les 
« infâmes plaisanteries », il conclut : « Il faut organiser le 
pessimisme ; “l’organisation du pessimisme” est le seul mot d’ordre qui 
nous empêche de dépérir. » [21] 
Inutile de préciser que cette apologie passionnée du pessimisme était 
très peu représentative de la culture politique du communisme français à
 cette époque. En fait, Pierre Naville allait bientôt être exclu du 
Parti : la logique de son anti-optimisme le conduira dans les rangs de 
l’opposition communiste de gauche (« trotskiste »), dont il deviendra 
bientôt un des principaux dirigeants. La référence positive à Naville, 
ainsi qu’à Trotski lui-même – à propos de la critique au concept d’« art
 prolétarien » –, dans l’article de Benjamin, à un moment où le 
fondateur de l’Armée rouge était déjà exclu du Parti communiste 
soviétique et exilé à Alma Ata, témoigne de son indépendance d’esprit. 
Selon Walter Benjamin, la question cardinale que pose le livre de 
Naville est celle de savoir si la révolution exige d’abord le changement
 des intentions ou celui des circonstances extérieures. Il constate avec
 joie que « de la réponse communiste les surréalistes se sont toujours 
approchés davantage ». En quoi consiste cette réponse ? « Pessimisme sur
 toute la ligne. Oui, certes, et totalement. Méfiance quant au destin de
 la littérature, méfiance quant au destin de la liberté, méfiance quant 
au destin de l’homme européen, mais surtout trois fois méfiance en face 
de tout accommodement : entre les classes, entre les peuples, entre les 
individus. Et confiance illimitée seulement dans l’IG Farben et dans le 
perfectionnement pacifique de la Luftwaffe. » [22] 
Dans ce passage, exemple frappant d’illumination profane, Benjamin va 
bien au-delà de Naville, dont il reprend néanmoins l’esprit de méfiance 
et le refus des compromis, et des surréalistes. Sa vision 
pessimiste/révolutionnaire lui permet d’apercevoir, intuitivement mais 
avec une étrange exactitude, les catastrophes qui attendaient l’Europe, 
parfaitement résumées par la phrase ironique sur la « confiance 
illimitée ». Bien entendu, même lui, le plus pessimiste de tous, ne 
pouvait pas prévoir les destructions que la Luftwaffe allait infliger 
aux villes et aux populations civiles européennes ; et encore moins 
pouvait-il imaginer que l’IG Farben allait, à peine une douzaine 
d’années plus tard, s’illustrer par la fabrication du gaz Zyklon B 
utilisé pour « rationaliser » le génocide, ni que ses usines allaient 
employer, par centaines de milliers, la main-d’ œuvre 
concentrationnaire. 
Cependant, unique parmi tous les penseurs et dirigeants marxistes de ces
 années, Benjamin a eu la prémonition des monstrueux désastres dont 
pouvait accoucher la civilisation industrielle/bourgeoise en crise. Rien
 que par ce paragraphe – mais il est inséparable du reste –, cet essai 
de 1929 occupe une place à part dans la littérature critique ou 
révolutionnaire de l’entre-deux-guerres. 
La conclusion de l’article est une célébration, assez inconditionnelle, 
du surréalisme, en tant qu’héritier du « matérialisme anthropologique » 
de Hebbel, Georg Büchner, Nietzsche et Rimbaud : une surprenante 
collection de précurseurs ! Ce nouveau matérialisme se distingue, selon 
Benjamin, de celui de Vogt et de Boukharine – on ne peut s’empêcher de 
penser qu’il a lu la critique de Lukács contre le matérialisme de 
Boukharine, parue en 1926 – qu’il qualifie de métaphysique. Que signifie
 exactement « matérialisme anthropologique » ? Benjamin ne l’explicite 
pas, mais suggère qu’il s’agit de la compréhension que « la collectivité
 est un corps vivant » : lorsque la tension révolutionnaire de ce corps 
vivant collectif devient décharge révolutionnaire, « alors seulement la 
réalité s’est elle-même assez dépassée pour répondre aux exigences du Manifeste communiste ». 
Quelles sont ces exigences ? Benjamin ne répond pas, mais il ajoute un 
commentaire qui constitue le point final de l’essai : « Pour l’instant 
les surréalistes sont les seuls qui aient compris l’ordre qu’il [le Manifeste communiste]
 nous donne aujourd’hui. L’un après l’autre ils échangent leur 
gesticulation pour le cadran d’un réveil qui sonne chaque minute pendant
 soixante secondes. » Cette affirmation est étonnante à plusieurs 
égards : d’une part, elle semble, malgré toutes les critiques de leurs 
limites, privilégier les surréalistes comme les seuls à se placer
 à la hauteur des exigences du marxisme, ce qui situerait à un niveau 
inférieur les autres intellectuels marxistes (Boukharine ?). D’autre 
part, loin d’identifier le mouvement surréaliste avec la vague de rêves
 d’Aragon – qu’il cite au début de l’essai comme exemple typique du 
« stade héroïque » du mouvement, quand son « noyau dialectique » était 
encore « enclos » dans une substance opaque –, il l’associe directement à
 l’image dialectique du réveil. 
 
Que signifie cette énigmatique allégorie d’un réveille-matin qui sonne 
« chaque minute pendant soixante secondes » ? Benjamin suggère sans 
doute que la valeur unique du surréalisme consiste dans sa disposition à
 considérer chaque seconde comme la porte étroite par laquelle peut 
entrer la révolution, pour paraphraser une formule que Benjamin n’écrira
 que bien plus tard. Parce que c’est de la révolution qu’il 
s’agit, depuis le début jusqu’à la fin de cet essai, et toutes les 
illuminations profanes n’ont de sens que par rapport à ce point de fuite
 ultime et décisif [23].
Une analyse de la place du surréalisme dans le Passagenwerk 
demanderait un autre article. Je me limiterai ici à attirer l’attention 
sur un aspect directement lié à cette conclusion de l’article de la Literarische Welt. On présente souvent la différence – la contradiction même – entre la démarche surréaliste et celle du Livre des passages parisiens comme l’opposition entre le rêve et le réveil.
 En effet, dès les premiers brouillons du projet, on trouve 
l’affirmation suivante : « Délimitation de la tendance de ce travail 
contre Aragon : tandis qu’Aragon persévère dans le royaume des rêves, il
 s’agit ici de trouver la constellation du réveil (Erwachen). 
Tandis que persiste chez Aragon un élément impressionniste : la 
“mythologie” – et cet impressionnisme est responsable de nombreux 
philosophèmes informes (gestaltlosen) du livre –, il s’agit ici 
d’une dissolution de la “mythologie” dans l’espace de l’histoire. Bien 
entendu, cela ne peut avoir lieu que par l’éveil (Erweckung) d’une connaissance non encore consciente du passé. » [24] 
Considérant que ce texte a été rédigé à peu près à la même époque que 
l’article de 1929, comment le rendre compatible avec l’image du réveil permanent
 comme quintessence du surréalisme ? À moins de considérer, ce qui me 
paraît l’hypothèse la plus vraisemblable, cette délimitation comme 
visant spécifiquement Aragon – et peut-être « l’étape héroïque » du 
mouvement – et non le surréalisme tel qu’il s’est développé au cours des
 années 1927-1928. D’autant plus que ni la « mythologie », ni l’ 
« impressionnisme », ni les « philosophèmes informes » ne font partie 
des (nombreuses) critiques que Benjamin adresse à Breton et ses amis 
dans l’essai de la Literarische Welt. 
Par ailleurs, on ne saurait réduire la position du Livre des passages
 à une opposition figée entre le rêve et le réveil : l’aspiration de 
Benjamin n’est-elle pas, comme celle de Baudelaire et d’André Breton, la
 création d’un monde nouveau où l’action serait enfin la sœur du rêve ? 
Michael LÖWY
Texte originellement publié dans la revue Europe, 
 
74e année, n° 804, avril 1996, pp. 79-90.
Notes : 
[1] Walter Benjamin, Correspondance, Paris, Aubier-Montaigne, 1979, traduction de Guy Petitdemange, II, pp. 163-164. Benjamin va publier en 1929, dans la revue Litera¬rische Welt, la traduction de quelques passages du livre d’Aragon.
[2] G. Scholem, Walter Benjamin. Histoire d’une amitié, Paris, Calmann-Lévy, 1981, pp. 157-158.
[3] Préface à W. Benjamin, Correspondance, I, p. 9.
[4] E. Bloch, Héritage de ce temps, trad. Jean Lacoste, Paris, Payot, 1978, p. 340. Voir à ce sujet la critique pertinente de Michel Izard, « Walter Benjamin et le surréalisme », Docsur, n° 12, juin 1990, p. 3.
[5] Margaret Cohen, Profane Illumination. Walter Benjamin and the Paris of Surrealist Revolution, Berkeley, University of California Press, 1993, pp. 1-2.
[6] W. Benjamin, « Le surréalisme. Le dernier instantané de l’intelligence européenne », in : Mythe et Violence, Paris, Maurice Nadeau, 1970, pp. 299, 301. Cf. « Der Surrealismus. Die letzte Momentaufnahme der europäischen lntelligenz », in : Gesam¬melte Schriften, Francfort, Suhrkamp Verlag, 1977, vol. II, 1 , pp. 297,299. Un représentant typique du « marxisme gothique » est sans doute Ernst Bloch, qui ne cache pas, notamment dans ses premiers ouvrages (L’Esprit de l’Utopie, 1918-1923), son admiration pour les féeries médiévales et les cathédrales gothiques.
[7] W. Benjamin, « Le surréalisme », pp. 297-298, 300. La traduction française du dernier passage est fort défectueuse – cf. « Der Surrealisrnus », pp. 297-298.
[8] Ibid, p. 308. Inutile de préciser que cette généalogie ne correspond pas tout à fait à celle que s’est donnée le surréalisme lui-même, qui n’a pas reconnu Dostoïevski comme un de ses précurseurs.
[9] Le terme « petit-bourgeois » de la traduction française ne rend pas compte de la charge culturelle du mot « Spiesser », qui désigne l’individu grossier, borné et prosaïque de la société bourgeoise. Cf. W. Benjamin, « Der Surrealismus », p. 305.
[10] W. Benjamin, « Le surréalisme », pp. 306, 310.
[11] Ibid, p. 311. Benjamin parle aussi de « lier la révolte à la révolution » (p. 310).
[12] Voir à ce sujet les remarques de Margaret Cohen, Profane Illumination, pp. 187-189.
[13] Au sujet du romantisme révolutionnaire, voir Robert Sayre et Michael Löwy, Révolte et mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la modernité, Paris, Payot, 1992.
[14] Ibid, p. 305. Benjamin attribue – à tort il me semble – ce type d’expérience magique à « toute la littérature d’avant-garde », futurisme y compris. Et il se plaint – encore une fois à tort, à mon avis – d’une conception insuffisamment profane de l’illumination chez les surréalistes, illustrée par l’épisode de Madame Sacco, la voyante, évoquée par Breton dans Nadja. Irrité par cette « humide alcôve du spiritisme », Benjamin s’écrie : « Qui ne souhaiterait voir ces enfants adoptifs de la Révolution rompre de façon plus décisive avec tout ce qui se pratique dans les conventicules de dames d’œuvres sur le retour, d’officiers supérieurs en retraite, de mercantis émigrés. » (p. 300). En réalité, l’image de la « voyante », comme toutes les autres figures de Nadja, est parfaitement profane et n’a pour Breton aucune signification « spiritiste ».
[15] Une excellente définition de l’illumination profane – illustrée par le regard surréaliste sur Paris – se trouve dans le livre de Richard Wolin sur l’esthétique de Benjamin : « Comme l’illumination religieuse, l’illumination profane capture les pouvoirs de l’ivresse spirituelle afin de produire une révélation, une vision ou intuition qui transcende l’état prosaïque de la réalité empirique ; mais elle produit cette vision… sans recours à des dogmes sur l’au-delà. Benjamin a clairement en vue l’effet d’ivresse, de transe, induit par les “romances” surréalistes… dans lesquelles les rues de Paris… se transforment en un pays de merveilles fantasmagoriques… où la monotonie des conventions est déchirée par les pouvoirs du hasard objectif. Après avoir traversé ces paysages enchantés, la vie pourrait-elle jamais être à nouveau expérimentée avec la complaisance et l’indolence habituelles ? » (Richard Wolin, Walter Benjamin. An Aesthetic of Redemption, New York, Columbia University Press, 1982, p. 132).
[16] Voir à ce sujet la remarque pertinente de Rainer Rochlitz. Pour Benjamin, « le surréalisme avait montré de quelle manière l’image pouvait remplir une fonction révolutionnaire : en présentant le vieillissement accéléré des formes modernes comme une production incessante de l’archaïque qui appelle le véritable sens de la contemporanéité. À travers les ruines de la modernisation, il avait fait apparaître l’urgence d’un retournement révolutionnaire », in : Le Désenchantement de l’art, Paris, Gallimard, 1992, p. 156.
[17] W. Benjamin, « Le surréalisme », p. 302.
[18] W. Benjamin, « Le surréalisme », p. 302. La traduction française est à nouveau inexacte – voir « Der Surrealismus », p. 300.
[19] Ibid, p. 311. Il me semble que, dans Le Désenchantement de l’art (p. 154), Rainer Rochlitz se trompe en interprétant ce passage comme une espèce de congé signifié par Benjamin au surréalisme : « Si la lecture et la pensée sont elles aussi des formes d’illumination et d’ivresse… l’irrationalisme surréaliste ne se justifie plus. Benjamin souhaite transporter l’expérience surréaliste sur un terrain qui lui est étranger : celui de l’action efficace. À juste titre sans doute, Georges Bataille a refusé une telle fusion ; l’expérience artistique ne peut être instrumentalisée pour l’action politique. » Le concept d’ « irrationalisme », comme on l’a vu plus haut, est absent de l’essai de Benjamin, qui d’ailleurs ne veut nullement renoncer aux « expériences magiques » du surréalisme. D’autre part, la proposition de Benjamin (procurer à la révolution les forces de l’ivresse) est bien autre chose qu’une simple « instrumentalisation » de l’art par la politique.
[20] W. Benjamin, « Le surréalisme », p. 312.
[21] Pierre Naville, La Révolution et les intellectuels, Paris, Gallimard, 1965, pp. 76-77, 110-117.
[22] W. Benjamin, « Le surréalisme ». La phrase avec la question cardinale a sauté dans la traduction française. Voir « Der Surrealismus », p. 308 : « Wo liegen die Vorausset¬zungen der Revolution ? ln der Änderung der Gesinnung oder der äusseren Verhält¬nisse ? »
[23] Jacques Leenhardt a quelques remarques fort intéressantes sur le rapport entre rêve et réveil chez Benjamin, mais il me semble qu’il se trompe en voyant dans la figure du réveille-matin de l’essai sur le surréalisme « l’image d’une certaine conception de la pensée rationaliste » (J. Leenhardt, « Le passage comme forme d’expérience : Benjamin face à Aragon », in : H. Wisman (éd.) Walter Benjamin et Paris, Paris, Cerf, 1986, p. 165). Il ne viendrait pas à l’esprit de Benjamin de définir le surréalisme comme une forme de pensée « rationaliste » – concept absent de l’article tout comme son contraire, l’« irrationalisme ». Ce qui caractérise la démarche des surréalistes et de Benjamin dans cet essai, c’est précisément qu’elle est irréductible à la dichotomie « classique » et figée entre « rationalité » et « irrationalité ».
[24] W. Benjamin, Passagenwerk, Francfort, Suhrkamp Verlag, 1980, vol. I, pp. 571- 572.

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