Durée de lecture : 10 minutes 14 juin 2019 / Entretien avec Taha Bouhafs
Mardi 11 juin, le journaliste Taha Bouhafs a été placé en garde à vue pendant 24 heures alors qu’il couvrait une manifestation de travailleurs sans papiers. Pour Reporterre, il raconte ce qu’il a vécu – une nouvelle atteinte à la liberté d’informer. Et défend le journalisme de terrain.
En avril dernier, le journaliste Gaspard Glanz avait subi deux jours de garde à vue, interpellé alors qu’il couvrait une manifestation. Cette semaine, le pouvoir s’est de nouveau attaqué à un journaliste : Taha Bouhafs, journaliste à Là-bas si j’y suis et qui avait révélé les images d’Alexandre Benalla frappant un manifestant, a subi une garde à vue d’une journée alors qu’il couvrait une manifestation de travailleurs sans-papiers.
Reporterre — Que vous est-il arrivé mardi 11 juin ?
Taha Bouhafs — Je suis parti en fin d’après-midi faire un reportage sur les travailleurs sans papiers de Chronopost à Alfortville (Val-de-Marne). Ils occupent leur lieu de travail afin d’être régularisés. La police était déjà sur place. Je n’ai pas pu entrer à l’intérieur du bâtiment. Le portail était fermé. Je me suis joint à un groupe qui les soutenait à l’extérieur et j’ai commencé à recueillir des témoignages.
La situation s’est tendue lorsque un responsable du site est sorti du bâtiment et a commencé à enlever, depuis l’intérieur, les drapeaux syndicaux accrochés aux grillages. Les manifestants ont voulu les remettre. J’ai sorti mon téléphone pour filmer la scène et c’est à ce moment qu’un policier en uniforme s’est placé devant moi, et m’a poussé.
Un homme est ensuite arrivé. Il n’était pas reconnaissable, il portait un sweat. Je lui ai demandé où se trouvait son matricule. Il m’a fait reculer et a répondu : « J’ai pas de matricule, et alors ? » Il a continué à avancer vers moi, je reculais, il m’a repoussé sur une quinzaine de mètres avant de me mettre un coup de poing au torse.
Comment avez-vous réagi ? L’avez-vous repoussé ?
Non, mais je me suis énervé, je lui ai dit : « Vous avez pas à faire ça ! » À mes yeux, ce n’était pas un policier, il ne portait aucun signe distinctif, ni brassard ni matricule. Il se permettait d’être au-dessus de la loi. Il y avait juste un homme en sweat qui me frappait et me provoquait. Autour, d’autres policiers se sont regroupés pour m’interpeller. L’homme à sweat m’a alors pris le bras et l’a retourné. Je hurlais de douleur. Il m’a déboité l’épaule gauche puis m’a menotté et plaqué à terre, posant un genou sur ma tête, qui cognait le sol. J’ai encore des hématomes sur le visage. Les policiers m’ont traîné jusqu’à la voiture alors que je leur répétais que je suis journaliste. Un militant, Christian, a tenté de s’interposer, il a été aussitôt interpellé et embarqué.
Quand la voiture de police dans laquelle j’étais a commencé à rouler, l’homme à sweat — je suppose que c’était un policier de la BAC [brigade anticriminalité] — a commencé à me frapper au visage en m’insultant : « Alors, petite salope, tu fais moins le malin quand tu es toute seule ? » « Quand on va arriver au commissariat, je vais te défoncer. »
À aucun moment, je n’ai frappé un policier, ni eu un geste qui pourrait s’apparenter à un coup. Pourtant, au début de la garde à vue, ils ont écrit ce motif dans les chefs d’inculpation. Il a plus tard disparu et il n’est resté que le motif d’« outrage et rébellion » pour lequel je suis convoqué au tribunal en 2020.
« Je faisais juste mon travail de journaliste »
Dans un article du « Parisien », il est écrit que vous vous êtes interposé ?
C’est faux. Je faisais juste mon travail de journaliste. On m’a empêché de filmer et on m’a interpellé.
Comment la garde à vue s’est-elle passée ?
Quand je suis arrivé au commissariat d’Alfortville, des policières ont dit qu’il fallait m’envoyer aux urgences. À l’hôpital Henri-Mondor, les médecins ont constaté mes blessures et m’ont prescrit trois semaines d’arrêt de travail. Les policiers étaient dans la même salle que nous, sans respecter le secret médical. Ils écoutaient ce que les médecins disaient, et transmettaient ce qu’ils entendaient au commissariat.
J’ai ensuite été ramené dans une cellule. Elle était minuscule. J’ai essayé de dormir par terre, mais il faisait froid. Un autre médecin, plus tard au cours de la garde à vue, a constaté mes hématomes au visage et m’a prescrit 10 jours d’arrêt de travail.
Comment s’est passée l’audition devant l’officier de police judiciaire ?
Il était avec d’autres policiers. J’étais avec mon avocat, Me Arié Alimi. Les policiers m’ont posé plus de 70 questions. La plupart n’avaient rien à voir avec l’affaire : « Qu’avez-vous fait comme étude pour devenir journaliste ? », « Comment définiriez-vous votre pratique du journalisme ? » Je leur ai dit que je n’avais aucun compte à leur rendre là-dessus. Ils étaient très agacés et répétaient leur questions : « Avez-vous une animosité contre les forces de l’ordre, si oui pourquoi ? », « Avez-vous quelque chose contre l’État ? », « Où habitez-vous ? « Êtes-vous inscrit sur le bail ? », « Combien payez-vous de loyer ? », « Avez-vous le bac ? », etc. J’ai répondu que je souhaitais garder le silence.
Combien de temps avez-vous passé en garde à vue ?
Environ 24 heures, je suis entré vers 18 h le mardi et suis sorti à 17 h 35 le lendemain. Une heure avant de sortir, on m’a fait monter dans le bureau de l’officier de police judiciaire, où l’on m’a dit que mon téléphone allait être mis sous scellé et envoyé au parquet pour être exploité.
C’est le plus grave pour moi. Ce téléphone est mon outil de travail. C’est celui qui m’a servi à filmer Alexandre Benalla le 1er mai 2018. J’y ai toutes mes correspondances relatives aux sujets sur lesquels je travaille, avec les sources, les interviews de personnes, mes courriels, contacts, images privées. Cela peut mettre en danger beaucoup de sources.
Allez-vous porter plainte ?
On va lancer un recours pour récupérer mon téléphone. Mon avocat a aussi porté plainte pour violence en réunion par des personnes dépositaires de l’autorité publique. On va faire un signalement à l’IGPN [Inspection générale de la police nationale].
Avez-vous reçu des soutiens de la profession et des journalistes ?
Quand je suis sorti de la garde à vue, les seuls journalistes venus par solidarité devant le commissariat étaient des indépendants, l’équipe de Street Press, Gaspard Glanz de Taranis News, les médias des Gilets jaunes, David Dufresne, la rédaction de Là-bas si j’y suis. Mais je n’ai vu aucun média mainstream. Sur les réseaux sociaux, il y a eu quelques communiqués de soutien, notamment du Syndicat national des journalistes et de Hervé Kempf.
J’ai aussi constaté la différence de traitement entre les journaux. L’Humanité a fait un papier et a titré « un journaliste victime de violences policières ». Le Monde, lui, a simplement repris une dépêche de l’AFP avec pour titre « Taha Bouhafs, le journaliste militant convoqué pour outrage et rébellion ».
Êtes-vous journaliste militant ?
Je suis journaliste, pas journaliste militant. Je peux être militant dans ma vie de tous les jours, ailleurs que dans mon boulot, mais quand je suis journaliste, je suis journaliste.
Je sais ce que cache l’utilisation du mot « militant » dans ce contexte. Ça veut dire que je suis journaliste, mais pas trop quand même… D’ailleurs, je ne vois pas en quoi je serais plus militant qu’un journaliste du Point ou de BFM TV, ou que Christophe Barbier !
« Je rêverais de faire un tour de France des quartiers pour raconter les problèmes du quotidien »
Comment êtes-vous devenu journaliste ?
J’ai un rapport particulier avec le journalisme. J’ai grandi à Échirolles, dans un quartier populaire de la banlieue sud de Grenoble (Isère), et en tant que jeune de banlieue, j’ai toujours eu une défiance vis-à-vis des médias classiques. Quand, à longueur de journée, en allumant la télé, on voit comment on traite nos vies et les quartiers populaires, ce n’est qu’un ramassis de caricatures racistes, d’amalgames, une série d’humiliations. J’ai toujours été en colère contre ce traitement journalistique. À partir de 2005, quand il y a eu les révoltes urbaines, j’ai décidé de ne plus du tout m’informer par les médias, la télévision, les journaux. Ils sont contre nous.
J’ai commencé à travailler très tôt. À 16 ans, j’ai fait de la restauration rapide, du nettoyage, tous les petits boulots précaires, possibles et imaginables. Puis, je me suis engagé syndicalement contre mon patron parce qu’on avait des conditions de travail terribles. En 2016, j’ai participé à mon premier mouvement social avec la loi El Khomri sur le travail, je me suis politisé.
Comment avez-vous appris le journalisme ?
Pendant le mouvement cheminot et étudiant de l’année dernière, je suis monté à Paris, j’ai filmé les actions, les manifestations. Il y a eu aussi l’occupation de Tolbiac et la rumeur du blessé grave. Je me suis trompé en la relayant. Ça a été une bonne leçon. J’ai commencé à revérifier mes sources, à ne plus seulement filmer un événement mais à le documenter, avec méthode.
Je l’ai ensuite beaucoup fait pour les violences policières, notamment l’été dernier, alors que je n’étais pas encore journaliste. Je suis parti à Nantes quand le jeune Aboubakar a été tué par la police de deux balles dans la tête. J’y suis allé sur mes fonds propres pendant une semaine pour couvrir les événements sur Twitter. Je voulais informer, montrer ce qui se passe dans les quartiers. Sur place, il n’y avait pas de journalistes, ceux qui en parlaient reprenaient la version policière depuis leur bureau à Paris. Il a fallu qu’il y ait des vidéos qui sortent pour que l’on démente la version policière.
En allant à Nantes, aviez-vous une démarche militante ou journalistique ?
À ce moment, je ne me posais pas la question, je me disais simplement qu’il y avait un intérêt à faire ça, à suivre, à raconter. Évidemment, il y avait aussi un enjeu politique. L’information n’est jamais neutre, brute, sans objectif. Quand on écrit un papier, on a toujours un angle.
Même si je n’étais pas payé ni reconnu comme journaliste, j’ai continué à filmer. Puis, à l’automne 2018, j’ai rencontré l’équipe de Là-bas si j’y suis, qui m’a recruté. Ça m’a donné un cadre. J’ai maintenant un contrat de travail, sous l’égide de la convention collective des journalistes.
On assiste à une multiplication des atteintes aux libertés publiques, comment l’analysez-vous ?
Je suis journaliste mais aussi habitant des quartiers populaires. Les atteintes aux libertés et le fait qu’il y ait une violence débridée de la part de la police, comme s’il n’y avait rien pour réglementer tout ça, je les ai connus très tôt, en tant que jeune de banlieue.
Mais à mesure que le temps passe, ces violences qui existaient de façon massive et réelle chez nous, sont devenues la norme. Elles frappent les militants syndicaux, les écologistes. On est sur une pente glissante, la France est condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme, par l’ONU. Il va falloir trouver rapidement une réponse collective et politique à cette descente vers les bas-fonds.
Quels sont vos projets journalistiques ?
Pour l’instant, je suis en arrêt maladie. Je dois d’abord récupérer mon téléphone. Je voudrais aussi mettre de la lumière sur la lutte des travailleurs sans papiers à Chronopost, mais aussi de manière plus générale. Chaque fois qu’il y a un piquet de grève, j’y vais pour raconter les luttes sociales. Je rêverais aussi de faire un tour de France des quartiers pour raconter les problèmes du quotidien, la vie, les violences policières.
- Propos recueillis par vidéo-conférence par Gaspard d’Allens et Hervé Kempf.
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