Par
désillusion à l’égard des possibilités d’un changement révolutionnaire,
ayant constaté que « pratiquement toutes les révolutions réussies ont
abouti à la création d’un État encore plus puissant que celui qu’elles
avaient reversé, un État qui, à son tour, était capable d’extraire plus
de ressources que son prédécesseur et d’exercer un contrôle accru sur la
population qu’il était censé servir », James C. Scott, professeur de
science politique et d’anthropologie à l’université de Yales, s’est
intéressé à la critique anarchiste de l’État. Il entend démontrer ici
que des « principes anarchistes sont actifs dans les aspirations et
l’action politique d’individus qui n’ont jamais entendu parler
d’anarchisme ou de philosophie anarchiste ».
Si sur les cinq mille ans d’histoire que
comptent les États, c’est seulement au cours des deux derniers siècles
qu’ils ont été « en mesure d’accroître la portée de la liberté pour les
humains ». Cependant les institutions démocratiques sont désormais
pratiquement devenues elle-mêmes « des marchandises livrées au plus
offrant » : « la démocratie sans égalité relative est un infâme
canular. » On pourra dès lors s’étonner que, paradoxalement, il demeure
d’emblée convaincu « que l’abolition de l’État n’est pas une option à
considérer ». D’autant qu’il reconnait que les changements structurels
surviennent en général « quand une perturbation massive et
non-institutionnelle surgit sous forme d’émeute, d’attaque massive
contre la propriété, de manifestations indisciplinées, de vol ou
d’incendie criminel et que les institutions établies sont ouvertement
menacées ». Les organisations, au contraire, cherchent « à dompter la
contestation et à la rediriger dans les voies institutionnelles ». « Les
institutions de l’État sont à la fois sclérosées et mises au service
des intérêts dominants, tout comme le sont la grande majorité des
organisations officielles qui représentent les intérêts de l’ordre
établi. » « Des formes de coopération, de coordination et d’action
informelles qui incarnent la mutualité sans hiérarchie font partie du
quotidien de la plupart des gens. » Ces expériences de « mutualité
anarchiste » sont omniprésentes et certaines qui étaient jadis
accomplies par coordination informelle, sont organisées et supervisées
par l’État.
Suite à l’observation de piétons obéissant à un feu
rouge en pleine nuit sur un carrefour déserté de toute circulation
automobile et au courage nécessaire pour enfreindre un règlement mineur
qui allait à l’encontre du bon sens et affronter la désapprobation
générale, il a forgé une « callisthénie anarchiste » : « Chaque jour, si
possible, enfreignez une loi ou un règlement mineur qui n’a aucun sens,
ne serait-ce qu’en traversant la rue hors du passage piéton.
Servez-vous de votre tête pour juger si une loi est juste ou
raisonnable. De cette façon, vous resterez en forme ; et quand le grand
jour viendra, vous serez prêts. »
« Le fait que le progrès et le renouveau
démocratique semblent plutôt nécessairement découler d’épisodes de
profond désordre extra-institutionnel contredit violemment la promesse
de la démocratie en tant qu’institutionnalisation du changement
pacifique. » Certains actes de désobéissance civile revêtent un
caractère exemplaire et incitent à l’émulation, déclenchant une réaction
en chaîne. Ainsi la défaite des États confédérés d’Amérique lors de la
guerre de Sécession est attribuable à une importante accumulation
d’actes de désertion et d’insubordination. La désertion diffère de la
mutinerie ouverte en ce qu’elle ne formule aucune revendication
publique. De même, les infractions et la désobéissance, silencieuses et
anonymes, sont des modes d’action politique privilégiés lorsqu’il
s’avère trop dangereux de défier ouvertement l’autorité. Ainsi, en
braconnant et chapardant, les classes paysannes et subalternes
s’emparaient des droits aux terres et aux ressources sans jamais les
réclamer formellement. Elles ne disposaient pas de l’arsenal des élites
pour faire valoir leurs revendications ni contester les droits de
propriétés acquis par la mainmise sur l’appareil législatif de l’État,
le déploiement des lois d’enclosures, des titres de propriété, des
tenures franches, sans parler de la police, des gardes-chasses, des
grades forestiers, des tribunaux et de la potence. C’est lorsque ces
méthodes échouent qu’elles cédent la place à des conflits plus ouverts
et plus désespérés, telles les émeutes, les rébellions et les
insurrections.
Dans un tout autre registre, James C. Scott signale
qu’une bonne partie des automobilistes roule légèrement au-dessus des
limites autorisées, en toute impunité. Ainsi, cet « espace de
désobéissance concédé » devient un territoire occupé. Certains
« raccourcis » empruntés quotidiennement sont pavés et officialisés,
selon le principe attribué à Tchouang Tseu : « C’est en marchant que la
voie est tracée. »
Si la finalité centrale de la démocratie
représentative est de permettre aux majorités démocratiques de
satisfaire leurs revendications de manière parfaitement
institutionnalisée, cette « grande promesse » n’est dans les faits que
rarement tenue. « La plupart des grandes réformes politiques des XIXe et
XXe siècles ont été accompagnées de longs épisodes de désobéissances
civiles, d’émeutes, de transgressions des lois, de perturbation de
l’ordre public, voire de guerres civiles. » Les instances
représentatives et les élections n’entraînent que rarement d’importantes
transformations sans un cas de force majeure suscité par une crise
économique ou un conflit armé international par exemple. « Les
démocraties libérales occidentales fonctionnent dans l’intérêt des 20%
de la population, plus ou moins, qui se trouvent au sommet de la
pyramide de la richesse et des revenus. » Pour que ce stratagème
fonctionne, il a fallu convaincre, surtout en période électorale, les
30-35% qui se trouvent juste en dessous, de craindre la moitié la plus
pauvre plutôt que d’envier les 20% les plus riches. C’est lorsque la
colère populaire déborde de ses canaux habituels que les intérêts des
pauvres sont pris en compte : « L’émeute est le langage de ceux qu’on
n’écoute pas » expliquait Martin Luther King Jr. Elle peut, au
contraire, aussi rencontrer une répression accrue, la restriction des
droits civiques et le renversement de la démocratie. Le rôle des
syndicats et des partis politiques est d’institutionnaliser la colère et
la dissidence incontrôlée. Ils sont les courroie de transmission entre
le public indiscipliné et les élites dirigeantes.
Puis, James C. Scott s’intéresse aux différences entre les pratiques toponymiques vernaculaires qui encodent de précieuses connaissances locales et l’ordre officiel qui requiert une perspective synoptique dans un but de contrôle standardisé. De la même façon, les langues nationales ont remplacé les langues locales, la loi nationale a remplacé la tradition et le droit commun, la forêt a été « simplifiée » par la foresterie scientifique, inventée en Allemagne à la fin du XVIIe siècle, pour devenir une machine à produit unique, la vie urbaine a été standardisée par la planification moderne sur la première moitié du XXe siècle, privilégiant la « sublime ligne droite », prônant la séparation des différentes sphères d’activité, créant des oeuvres d’art conçues d’abord en miniature, rigide et grandiose. Or l’ordre observé dans ces centres villes convenables et planifiés est maintenu par des pratiques non conformes contenus en périphérie. L’auteur recherche ensuite « le chaos derrière l’ordre » dans le travail, qui est plus souvent mené à bien « grâce aux ententes informelles et l’improvisation », hors du cadre règlementaire. Tandis que les potagers occidentaux privilégient l’ordre géométrique, les cultures tropicales d’Afrique de l’Ouest donnent l’impression d’un fouillis inextricable mais s’avèrent conçus selon un système agricole finement adapté aux conditions locales. Ainsi, au cours des deux derniers siècles, les pratiques vernaculaires ont été éliminées par l’État pour homogénéiser sa population et ses pratiques. Aujourd’hui, les institutions internationales propagent partout dans le monde leurs standards normatifs pour « harmoniser » les règlementations, rendre universelles les pratiques de l’Atlantique Nord.
L’auteur montre ensuite comment le jeu est une parabole d’une société libre, avec ses tensions et harmonies, sa spontanéité pour la coopération, l’épanouissement individuel, la conscience communautaire. Puis il explique comment l’école publique, inventée au même moment que la grande industrie concentrée sous un seul toit, est conçue pour produire la force de travail de l’industrie, « un citoyen patriotique dont la loyauté envers la nation surmontera les identités régionales et locales enchâssées dans la langue, l’ethnicité et la religion ». C’est une usine à produit unique « qui satisfait les critères établis par les vérificateurs » et privilégie le développement d’une intelligence analytique, dévalorise l’intelligence imaginative, le talent artistique, l’intelligence créative, l’intelligence émotionnelle, l’intelligence éthique,… Il dénonce le « gaspillage social » d’un système éducatif qui accorde un privilège social et financier à un cinquième des personnes qu’il produit et abandonne les autres « avec une tare permanente au regard des gardiens de la société, et peut-être à leurs propres yeux aussi ». Les institutions dans lesquelles nous passons la majeure partie de notre vie, la famille, l’école, l’armée, l’entreprise commerciale, façonnent nos attentes, nos personnalités et nos routines. « Historiquement, la famille patriarcale était plutôt un milieu de formation à la servitude pour la plupart de ses membres ainsi qu’un terrain de pratique de l’autoritarisme pour les hommes responsables du foyer et leurs fils en apprentissage. » Etienne de La Boétie et Jean-Jacques Rousseau considéraient que la hiérarchie et l’autocratie « façonnaient des personnalités de sujets et non des personnalités de citoyens ». Les formes d’institutionnalisation les plus poussées, les prisons, les hôpitaux psychiatriques, les camps de concentration et les foyers pour personnes âgées, favorisent un trouble de la personnalité appelé « névrose institutionnelle » caractérisée par l’apathie, la perte d’intérêt, le manque de spontanéité. Supposant que la régulation de la vie quotidienne, l’autoritarisme et la hiérarchie de la plupart des institutions produisent une forme bénigne de névrose institutionnelle, il propose de concevoir « des institutions qui favoriseraient à la fois le développement des capacités et l’exercice du jugement indépendant des individus ». Il cite l’expérience de Hans Monderman, un ingénieur de la circulation qui retira des feux rouges sur d’importants carrefours pour constater en deux ans une très forte diminution du nombre d’accidents. Comme sur une patinoire, les conducteurs sont plus vigilants et font appel à leur bon sens. Plus les consignes sont nombreuses, plus les automobilistes cherchent à tirer avantage de ces règles : accélérer avant que le feu ne passe au rouge ou entre deux panneaux,…
Confirmant la grande diversité de sujets abordés dans cet ouvrage, James C. Scott présente ensuite une « classe honnie », la petite bourgeoisie, comme représentant « une précieuse zone d’autonomie et de liberté au sein de système étatiques de plus en plus dominés par de grandes bureaucratie publiques et privées », car conservant en grande partie leur « souveraineté sur leur journée de travail » et travaillant sous peu ou pas de supervision ». Dans sa rapide présentation historique, il rappelle que le désir d’accéder à la terre a été le leitmotiv de la plupart des insurrections égalitaristes. De même les artisans sont à l’origine d’une majorité des procédés nouveaux. La force des grandes entreprises réside plus dans leur capitalisation et leur marketing que dans leurs innovations.
Il s’en prend ensuite aux tests d’évaluation qui « mesurent ce qui est facile à mesurer » et absorbent enseignants et élèves dans la préparation à ces tests, qui relève du bourrage de crâne, au détriment des autres apprentissages. Il ne s’agit plus de mesurer la qualité mais d’assurer des taux de réussite élevés. La mesure quantitative de la qualité repose sur une « croyance démocratique en l’égalité des chances, par opposition à l’hérédité des privilèges, des richesses et des droits », et sur la « conviction moderniste que le mérite est mesurable ». Ce système appliqué à tout permet aux gagnants d’estimer leur récompense méritée et transforme des questions politiques légitimes en exercices administratifs neutres et objectifs dirigés par des spécialistes, « vaste et trompeuse « machine antipolitique » ».
Enfin, il revient sur l’histoire du Chambon-sur-Lignon où les habitants, pendant la Seconde Guerre mondiale, ont caché plus de 5 000 réfugiés dont bon nombre d’enfants juifs. Il montre comment ils ont agit puis déduit ensuite la logique de leur action : le principe éthique était la conséquence et non la cause de l’action concrète. D’une façon générale, dans nos propres vies, une fusion naturelle projette un ordre rétrospectif sur nos actions, souvent radicalement contingentes. « Une bonne partie de l’histoire et de l’imaginaire populaire, en plus d’effacer son caractère contingent, attribue implicitement aux acteurs de l’histoire des intentions et une conscience qu’ils n’ont tout simplement pas pu avoir. » Cette tendance à simplifier et condenser les événements historiques est une lutte politique aux enjeux considérables. Elle dissimule que « les grands acquis émancipateurs et porteurs de liberté pour l’humanité ne sont pas le fruit de procédures institutionnelles ordonnées, mais bien d’actions désordonnées, imprévues et spontanées qui ont fissuré l’ordre social de bas en haut ».
Rédigé sur le mode de la discussion, ces « fragments » peuvent parfois donner une impression décousue. Chacun se sentira d’autant plus libre de picorer à sa guise parmi ces nombreuses réflexions.
PETIT ÉLOGE DE L’ANARCHISME
James C. Scott
Traduit de l’anglais par Patrick Cadorette et Myriam Heap-Lalonde
242 pages – 14 euros
Éditions Lux – Collection « Instinct de liberté » – Montréal – Mars 2019
Du même auteur :
HOMO DOMESTICUS – Une Histoire profonde des premiers États https://bibliothequefahrenheit.blogspot.com/2019/05/petit-eloge-de-lanarchisme.html#more
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