Procès France Telecom : coup de pression à la barre

« Il n’est pas indifférent que le premier grand procès du management moderne se tienne alors que persiste le mouvement des gilets jaunes, qui en défie le représentant accompli, parvenu à la tête de l’État. »

paru dans lundimatin#192, le 20 mai 2019 Appel à dons C’est le premier procès du management moderne. Du 6 mai au au 12 juillet, France Telecom et ses dirigeants de la période 2005-2009 passent devant le juge pour le harcèlement moral de leur propres salariés. Sous couvert de modernisation de l’entreprise, Didier Lombard et son gang s’étaient jurés de faire partir « d’une façon ou d’une autre, par la fenêtre ou par la porte » 22 000 employés, soit un employé sur cinq, entre 2007 et 2009. Et cela sans les licencier, par la seule grâce de techniques de management aussi innovantes que meurtrières. La mise en place de la « nouvelle organisation » a entraîné des dizaines de suicides, des centaines de dépression et, en effet, plus de 22 000 départs. Tout au long du procès, le syndicat Solidaires, qui est à l’origine de la plainte contre les patrons, publie des compte-rendus d’audience réalisés, jour après jour, par divers intervenants. Voici celui du 6e jour du procès. Ce jour-là, c’est un rescapé de l’antiterrorisme qui avait été sollicité pour retourner au TGI de Paris. Dans l’ambiance inhumainement feutrée de la salle d’audience, c’est à un gros coup de pression qu’il a assisté. La Justice peut-elle quelque chose contre le management ?

Ils sont là. Lombard, le PDG, Wenes, le directeur des opérations France, Barberot, le DRH, et les autres, les seconds couteaux. Ils ne comparaissent pas : ils assistent à leur propre procès. Ils ne sont pas « sur le banc des prévenus » : il n’y a pas de banc, chacun se tient droit sur son siège. Ils siègent à leur manière, en rang, sagement, souverainement, le PDG à leur tête. Leur ribambelle d’avocats leur a conseillé de faire acte de présence, dans un geste de modestie qui attendrira le tribunal. Se présenter, pour eux dont le temps est si précieux, c’est déjà faire amende honorable, peut-être même trop. Tout en eux leur dit qu’ils n’ont rien à faire là. Que c’est le monde à l’envers, ce procès. Ils ont sauvé France Télécom de la faillite. Ils ont fait basculer le vieux mastodonte dans le nouveau siècle. Ils en ont même fait un joyau entrepreneurial de rang mondial. Et on ose leur demander des comptes. Tout cela est insensé.

En ce mardi 14 mai, dans la salle 2.01 du nouveau palais de Justice de la porte de Clichy, se joue le choc entre deux corps. D’un côté, le vieux corps judiciaire, médiéval jusque dans ses accoutrements, perclus dans sa mesquinerie bureaucratique, vétilleux sous ses montagnes de cotes, de procès-verbaux, de questions et de débats, résolument ignorant de tout ce qui fait la modernité cinglante du radieux monde de l’entreprise, de l’entreprise technologique surtout. De l’autre, les grands corps d’État, ceux qui ont « fait la France », ceux qui sont la France, ceux à qui appartient véritablement le pays, et qui ont la bonté de nous accueillir sur leur sol, de nous y tolérer et d’y faire notre bien, contre nous-mêmes s’il le faut. Le choc est inégal, disons-le d’emblée. Que peut le vieux corps décharné de la Justice, manquant de la moindre compacité, contre le corps des Mines ? Les questions de la présidente seront donc empreintes du respect dû au supérieur, et le parquet se fera discret.

Le témoin du jour, Jacques de Larosière de Champfeu

Pour commencer, Didier Lombard fait citer Jacques de Larosière de Champfeu, 90 ans, inspecteur des Finances, ex-directeur du FMI, ex-gouverneur de la Banque de France, administrateur de France Télécom en tant que « personne qualifiée ». Le ci-devant explique comment l’ingénieur Lombard, grâce à sa vision personnelle, a sauvé la maison dans un contexte de concurrence forte voulue par Bruxelles pour le plus grand bénéfice des consommateurs. Comment l’interdiction faite par le régulateur d’augmenter les tarifs ne laissait d’autre choix que de réduire les coûts. Comment Lombard a navigué dans cet horizon de difficultés conceptuelles, colmaté les trous, manoeuvré dans la tempête. Comment il a fait d’un oiseau malade un fleuron de l’innovation, un superbe joyau des télécoms ultra-moderne. « Tout le monde savait qu’il y avait trop de personnel parce que France Telecom héritait d’une situation administrative et ministérielle. » Avec le plan NExT (Nouvelle Expérience dans les Télécommunications), un « plan d’avenir », il ne s’agissait pas seulement de se délester de 22 000 personnes, mais de la survie et de la prospérité de France Télécom – de relever le défi technologique. De 2002 à 2005, il y a eu deux ans de « médication forte », et ensuite il fallait finir la médication. Voilà tout. Pour ce qui est de la politique salariale menée après 2005, elle était nécessaire : « Jamais je ne me suis posé la question de savoir si l’on pouvait faire autrement. » Si monsieur le Gouverneur ne s’est jamais posé la question, comment madame la Présidente ne retiendrait-elle pas les siennes ? C’est une question de courtoisie, de respect, et peut-être de classe. Et puis, « ce n’est pas nous qui avons fait d’une administration centrale une société anonyme. C’était comme ça. Ça s’est fait. » Jamais une telle idée ne viendrait à l’Inspection Générale des Finances ni à la direction du Trésor. Promis.

Voir en plein écran Carte de France des suicides au travail

Pour ne pas en rester là, Didier Lombard fait ensuite citer un autre administrateur de France Télécom, Henri Serres. Le petit garçon de soixante-dix ans qui se présente à la barre avec son cartable, hésitant, soumis, presque intimidé, ne s’étend guère sur le sens de sa présence dans cette enceinte. Il répète les banalités de son prédécesseur, les éloges de Lombard, son « sens de l’État, du service public et de l’indépendance nationale », un homme qui a développé de nouveaux produits dans une démarche plus commerciale et plus évolutive techniquement sans jamais perdre de vue le facteur humain. A peine mentionne-t-il en passant sa rencontre avec Didier Lombard, en 1981, lors d’un audit commun du SDECE, l’ancêtre de la DGSE, audit qui aboutira à la création de la Direction Technique de la DGSE. Une présidente de tribunal qui sait entendre n’ignore pas ce qui lui est intimé là, discrètement, sans que personne ne relève. Henri Serres est un X-Mines, comme Didier Lombard, mais il est surtout le père de toute l’infrastructure de surveillance informatique et téléphonique du contre-espionnage français. Tout l’appui technologique aux opérations extérieures du pays, toute la capacité d’interception offensive et défensive de la nation, c’est lui. C’est cela qui se cache sous le vocable neutre de « direction technique » de la DGSE. Dans le choc des corps, entre le directeur technique de la DGSE et Cécile Louis-Loyant, présidente d’une obscure chambre du TGI de Paris, qui gagne à votre avis ?

Puis vient le tour d’Hélène Adam, technicienne chez France Télécom et élue du personnel au conseil d’administration. Elle décrit les faits bien connus : la privatisation de France Télécom, NExT et ACT ((« Anticipation et compétences pour la transformation »), l’annonce des 22 000 suppressions de postes pour contenter le dieu des marchés financiers, la destruction du monde plutôt solidaire des techniciens au profit des « métiers clients », l’injonction « marche ou crève » à travailler à sa propre employabilité, le harcèlement moral comme politique institutionnelle, les dépressions, les suicides, etc. Elle est combative, précise, sûre d’elle face aux minables manœuvres de l’avocate de France Télécom et de Me Maisonneuve pour tenter de la destabiliser.

Pour finir, la présidente projette un discours du DRH Barberot en 2005 lors d’un « entrepreneurs meeting » de France Télécom pour présenter le plan ACT, un plan visant à « changer l’entreprise et non de salariés », bien entendu. Toute cette rhétorique grotesque truffée d’anglicismes ridicules servie avec un enthousiasme de commande dans un sabir inepte par un très mauvais acteur, bien que datant de 2005, fait immanquablement penser à l’actuel président de la République – le zozotement en moins. Le pupitre transparent avec ses micros corporate, l’incitation vide à l’initiative, à l’anticipation, au développement personnel, aux bonnes pratiques et à l’attitude pro-active, l’appel à l’implication des managers face à des « employés de nature méfiante », à la fluidité dans le groupe et à faire sauter les cloisonnements, au « je me prends en main » sous peine de devoir « trouver mon chemin hors du groupe » d’où l’on m’« accompagnera à partir », l’annonce d’un « worldwide profit sharing » pour ceux qui créent de la valeur, bref : cette « mise en mouvement de tous grâce à l’énergie des managers », tout cela ne diffère en rien du programme macroniste pour l’entreprise France. Le sous-titre d’un slide de promotion de ACT aurait pu fournir un slogan de campagne impeccable pour La Rem, à force de néant : « ACT – des opportunités pour tous, un projet pour chacun ». Ah, ces créactifs, ce qu’ils peuvent être redondants !

Dépouillés de leur cour, sortis de leurs milieux d’affaires et d’État, tous ces imposants personnages font l’effet de tristes sires, de pauvres hères à l’arrogance inexplicable, à l’assurance incompréhensible. C’est que leur assurance n’est pas celle d’un homme, mais celle d’un corps  ; leur arrogance n’est pas celle d’un individu, mais d’une conspiration, pour parler comme Jacques Fradin. D’où le fait qu’ils paraissent si inatteignables, les Lombard, Macron & co. : ils n’ont pas leur existence en eux-mêmes. Leur centre de gravité se situe ailleurs. Corps des Mines, des X-Télécom, de l’Inspection des Finances – leur corps même leur est extérieur. Aussi n’entendra-t-on d’eux aucun mot d’excuse sincère ou de compréhension de leurs propres actes, dont ils se flattent qu’ils soient l’expression d’une force qui les dépasse. À la souffrance au travail, ils ajouteront pour les parties civiles la souffrance à l’audience. On ne retrouvera en chacun de ces êtres une once d’humanité qu’une fois détruits les corps auxquels ils appartiennent. « Le peuple, écrit Simone Weil, n’est pas soumis bien qu’il soit le nombre, mais parce qu’il est le nombre. Précisément parce que ceux qui ordonnent sont peu nombreux, ils forment un ensemble. Les autres, parce qu’ils sont trop nombreux, sont un plus un plus un, et ainsi de suite. A certains moments de l’histoire, un grand souffle passe sur les masses ; leurs respirations, leurs paroles, leurs mouvements se confondent. Alors, rien ne leur résiste. Les puissants connaissent à leur tour, enfin, ce que c’est que de se sentir seul et désarmé ; et ils tremblent. » Il n’est pas indifférent que le premier grand procès du management moderne se tienne alors que persiste le mouvement des gilets jaunes, qui en défie le représentant accompli, parvenu à la tête de l’État.

Il manquerait l’essentiel à ce compte-rendu d’audience s’il passait sous silence ce qui ne figurera jamais dans aucune note d’aucune greffière, le dernier rayon de soleil qui parvient encore à percer les parois de l’impeccable bunker construit par Renzo Piano : le sourire aimable d’un étrange huissier d’audience, semblant échappé d’un roman de Robert Walser. Alors que le théâtre judiciaire absorbe l’attention générale, lui vaque assidûment, prodigue des renseignements à voix basse, va de l’un à l’autre, se souciant des nouveaux venus, introduisant les ahuris à cet univers absurde, prêtant aux parties civiles et à leur présence une attention qui n’est prescrite par aucun code de procédure. L’humanité s’était réfugiée, ce mardi-là, au sein de cette enceinte judiciaire sans issue, dans cette figure fuyante.

Un rescapé de l’antiterrorisme, jusqu’à nouvel ordre

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