11 décembre 2018
/ Andrea Fuori (Reporterre)
Prétendant « recycler » le combustible nucléaire usé, l’industrie du retraitement complique avant tout la gestion des déchets en multipliant les quantités de plutonium et de matières dangereuses. La plupart des pays engagés dans cette voie sans issue en sortent… mais pas la France.
Le technicien des prélèvements de l’usine de La Hague n’a pas l’air dans son assiette, son regard fuyant évite la caméra. « Y’a-t-il une contamination de l’environnement par les rejets de l’usine ? » demande la journaliste. Long silence gêné. La scène, visible à la 55e minute du documentaire Déchets, le cauchemar du nucléaire, illustre le malaise de certains salariés d’une des installations concentrant le plus de radioactivité au monde.
À La Hague, l’industrie nucléaire utilise depuis 1966 un procédé très polluant et complexe : le « traitement du combustible usé » (communément appelé « retraitement »). Les crayons d’uranium irradiés dans le cœur des réacteurs y sont mis en piscines de refroidissement quelques années, puis cisaillés, passés dans des bains d’acides et de solvants, puis rincés.
À quelle fin ? Pour en extraire le plutonium, une des matières les plus dangereuses au monde, qui ne se forme que dans le cœur des réacteurs, et de l’uranium retraité, qui pourrait resservir en tant que combustible.
Extraire le plutonium 239 pour les bombes atomiques
Selon la communication officielle, le retraitement ne génère pas de contamination, seulement des « rejets autorisés ». Ils sont crachés par les cheminées, déversés au bout d’un tuyau enfoui dans la Manche. En réalité, selon l’expert indépendant Mycle Schneider, « l’usine est autorisée à rejeter 20.000 fois plus de gaz rares radioactifs et plus de 500 fois la quantité de tritium liquide qu’un seul des réacteurs de Flamanville situés à 15 km de là ». Elle contribue pour « près de la moitié à l’impact radiologique de toutes les installations nucléaires civiles en Europe ».
Photo aérienne de l’usine de retraitement de La Hague (Manche), prise par un drone de Greenpeace en 2012 lors d’un survol « interdit ».
L’origine de cette pollution radioactive permanente ? La course à l’arme nucléaire aux débuts de la Guerre froide, dans les années 1950. À cette époque, les premières usines d’extraction militaire du plutonium furent construites dans des complexes bunkérisés : à Hanford aux États-Unis dans le cadre du projet Manhattan, à Mayak en URSS, à Windscale (le futur Sellafield) au Royaume-Uni, et à Marcoule en France. Et, dans les années 1960 en Chine. En 1957, les premiers accidents nucléaires majeurs, et peu connus, s’y produisirent : un incendie à Windscale (qui sera renommée Sellafield), et une explosion d’une cuve de déchets de haute activité issu du retraitement à Mayak — l’URSS ne confirmera le terrible accident qu’en 1990.
En 1957, à Mayak, une cuve de déchets de haute activité mal refroidie explose dans une omerta totale : classé 6 sur 7, c’est le troisième accident majeur de l’histoire après Tchernobyl et Fukushima.
Les premières piles nucléaires y fournissaient du combustible irradié pour en extraire le plutonium 239, isotope nécessaire à la fabrication des bombes atomiques. Dès la fin des années 1960, les stocks militaires — plusieurs dizaines de tonnes — étaient suffisants pour détruire mille fois Nagasaki. En 1968, le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires était signé par près de 180 États. Mais les installations de retraitement continuent de produire du plutonium. La Hague, tout juste mise en service en 1966, avait demandé des investissements coûteux. Comment la reconvertir ?
La bulle du surgénérateur explosa dès le milieu des années 1980
Dans les années 1970, un nouveau débouché fut inventé : les « réacteurs à neutrons rapides », ou « surgénérateurs ». Cette nouvelle technologie était censée remplacer dans l’avenir les réacteurs de l’époque. « L’industrie nucléaire imaginait qu’il y aurait 4.000 réacteurs dans le monde en l’an 2000, et une pénurie grave d’uranium. L’utilisation du plutonium dans les surgénérateurs était pensée comme une stratégie de substitution », explique Mycle Schneider. Ces réacteurs devaient fonctionner avec un combustible comportant davantage de plutonium, d’uranium appauvri, et mieux valoriser l’uranium existant. « C’était la promesse d’une multiplication d’un ordre 50 des réserves d’uranium », selon Benjamin Dessus, expert à Global Chance.
En France, la construction du Superphénix, à Creys-Malville, supposé être une tête de série des surgénérateurs, cristallisa les oppositions — « un volcan aux portes de Lyon », dénonçait le militant non violent Lanza Del Vasto. Le 31 juillet 1977, lors d’une manifestation qui marqua l’apogée du mouvement antinucléaire français, Vital Michalon mourut d’une grenade policière .
Pour fournir la future demande en plutonium, les États augmentèrent leurs capacités de retraitement : en France, à La Hague, une deuxième tranche (l’UP 2-400) sortit de terre, au Royaume-Uni, à Sellafield, une nouvelle usine B205 puis une autre, Thorp furent construites, en Russie à Mayak l’usine BB-RT1. En parallèle, d’autres chantiers d’usines furent projetés en Allemagne, en Belgique, en Chine, aux États-Unis, au Japon.
Mais la bulle du surgénérateur explosa dès le milieu des années 1980. Le prix du pétrole chuta, la consommation mondiale d’électricité n’augmentait pas au rythme prévu : la demande mondiale pour le nucléaire se ralentit (le pic de mise en construction de réacteurs fut atteint en 1976) et les cours de l’uranium restèrent bas. Alors que l’industrie nucléaire « prévoyait que 540 surgénérateurs seraient construits dans le monde en 2000 », selon Mycle Schneider, en 2018, on n’en comptait que trois : deux en Russie, et un expérimental en Chine, mis en service en 2011. Plus un prototype en construction en Inde.
Le pari français de la fabrication de « MOx »
Les États-Unis abandonnèrent leur prototype industriel en 1994. En France, Superphénix, gouffre financier et échec industriel, fut stoppé en 1997, et son démantèlement se poursuit toujours. Le réacteur kazakh fut lui aussi fermé, ainsi que les autres surgénérateurs au Royaume-Uni ou au Japon. À Kalkar, en Allemagne, le surgénérateur n’a jamais marché : il abrite aujourd’hui un parc d’attractions le Pays des merveilles de Kalkar.
L’avenir des projets de surgénérateurs ? En Allemagne, un parc d’attractions – murs de grimpe sur la tour de refroidissement, loopings en famille à l’intérieur.
Cela suffit-il pour stopper l’industrie du retraitement « civil » ? Pour beaucoup de pays, oui. Les États-Unis abandonnèrent en 1972 leur projet de retraitement à West Valley. En 1974, le site expérimental européen Eurochemic en Belgique arrêta sa production. L’Allemagne ferma son unité expérimentale à Karlsruhe en 1991, et laissa en plan son usine à Wackersdorf — on y assemble aujourd’hui des BMW.
Mais ni la France ni le Royaume-Uni n’arrêtèrent le retraitement des déchets nucléaires. Pour trouver un débouché immédiat à ses stocks de plutonium, la France prit un nouveau pari en 1987 : la fabrication de « MOx » (« mélange d’oxyde »), un nouveau combustible mélangeant de 6 à 9 % de plutonium et de 91 à 94 % d’uranium appauvri issu du retraitement.
Pour en produire, de nouveaux investissements furent engagés, permettant de maintenir la filière : l’usine Melox fut construite en France, à Marcoule, en 1995. En Belgique, une le fut à Dessel. Au Royaume-Uni, l’usine SMP ouvrit en 1997 à Sellafield. « L’introduction du MOx dans des réacteurs d’EDF a servi de justification à la mise en service de deux nouvelles lignes de retraitement à La Hague », dit Mycle Schneider, l’UP3, financée par les électriciens étrangers, et l’UP2-800 portée par EDF.
Mais le MOx n’a guère eu plus de succès que les surgénérateurs. Aujourd’hui, seuls 43 réacteurs en utilisent, et en quantité limitée : 22 en France (« moxés » à hauteur de 30 % au maximum), 10 en Allemagne, 3 en Suisse, 1 au Pays-Bas, 2 en Belgique, 4 au Japon. Et les réacteurs « moxés » français, âgés, seront parmi les premiers à s’arrêter.
Car à part l’économie d’environ 4 % de minerai d’uranium importé, le Mox présente peu d’avantages. Il n’est pas plus productif énergétiquement, il est plus dangereux à toutes les étapes de son cycle de vie, il est plus difficile à stocker irradié du fait de sa forte chaleur. Quant à son retraitement, il ne présente aucun intérêt ni économique, ni énergétique. Enfin, il semble très peu rentable.
La France est seule à s’obstiner dans le retraitement
De fait, les quelques usines de fabrication de MOx à l’étranger ont fermé au cours de la dernière décennie. Le 13 mai, aux États-Unis, le dernier chantier pharaonique de construction, par Orano (le nouveau nom d’Areva depuis janvier 2018), d’une usine de type Melox, prévue pour fonctionner avec du plutonium militaire, a été abandonné par l’administration Trump.
Même déclin pour les unités de retraitement restantes. Au Royaume-Uni, l’une des plus importantes d’entre elles, l’usine de retraitement Thorp de Sellafield, qui n’a jamais tourné à plus de 50 % de ses capacités, va fermer en 2018 une fois les derniers contrats étrangers soldés. Dans ce pays, « la fin du retraitement résulte principalement d’une application stricte des règles de l’économie de marché », explique Gordon MacKerron, un expert anglais en politique énergétique.
À part l’usine russe de Mayak, qui continue de menacer l’Europe d’un énième accident, l’usine japonaise de Rokkasho, dont l’ouverture a été repoussée 23 fois depuis 20 ans, et une usine de petite taille en Inde, la France est donc seule à s’obstiner dans le retraitement.
Au Japon, la mise en service de l’usine de Rokkasho, proche d’une faille sismique, a été reportée 23 fois en 20 ans. Ses piscines sont déjà saturées de combustibles usés. Si l’usine était mise en service, le stock de plutonium du Japon, déjà de 48 tonnes, augmenterait drastiquement.
Et ses clients étrangers la lâchent progressivement. La Hague, qui retraitait près de 900 tonnes de combustibles étrangers dans les années 1990, un tiers de ses tonnages, en traite à peine quelques dizaines aujourd’hui, en provenance d’Italie et des Pays-Bas.
Pour éviter la déroute complète, Orano s’est reconcentré sur le cycle du combustible, son cœur de métier historique, et réorienté vers le marché chinois, en apparence dynamique. Elle espère y signer des contrats qui pourraient la relancer, notamment la construction d’usines de retraitement et de fabrication de Mox, jumelles de La Hague et Melox. Mais rien n’est fait : « Depuis Chirac, à chaque visite présidentielle en Chine, on nous annonce la signature imminente d’un gigantesque contrat », ironise Bernard Laponche, un expert de Global Chance.
Reste un dernier argument pour justifier le retraitement : il permettrait de « recycler » le combustible usé — « matière valorisable » — et de réduire le volume des déchets à gérer. Concentrer 4 % des matières les plus toxiques — actinides mineurs, produits de fission — dans des déchets HA (haute activité) « vitrifiés », destinés à l’enfouissement géologique, et réutiliser 96 %. En apparence, rien de plus « durable ».
Le retraitement multiplie les matières dangereuses
« Mais en vérité, Orano utilise à peine 1 % des matières retraitées !, dit Mycle Schneider. Il n’y a aucune filière industrielle de conversion et d’enrichissement de l’uranium retraité. Dans les livres de comptes d’EDF, leur valeur comptable est de zéro. Pire, sur le marché, la valeur est négative, le Japon a proposé de payer le Royaume-Uni pour qu’il garde le plutonium japonais séparé à Sellafield ». L’uranium de retraitement s’accumule — en 2009, la France en exportait aux confins de la Sibérie pour s’en débarrasser. Le combustible MOx irradié également. En fait, les opérations de retraitement produisent de nouveaux rebuts radioactifs. Au lieu de gérer directement un seul déchet, le combustible usé — et éventuellement l’entreposer à sec — le retraitement multiplie les matières dangereuses.
Le plutonium est la pire d’entre elles. Quelques microgrammes inhalés suffisent pour déclencher un cancer des poumons. En 2017, les 60 ans de retraitement militaire puis civil en France ont produit un fardeau de près de 520 tonnes (290 civiles, 230 militaires), suffisant pour fabriquer près de 100.000 bombes atomiques. Comment gérer ce terrifiant rejeton nommé d’après Pluton, le dieu des enfers ?
« Il faut arrêter de voler l’avenir ! Il faut enfin prendre des décisions fondées sur des considérations d’actualité et non sur des hypothèses futuristes incertaines ! Le plutonium n’a plus aucune raison d’être », insiste Mycle Schneider. Certains États commencent à adopter une approche prosaïque : « l’immobilisation du plutonium », considéré comme un déchet ultime à traiter. Aux États-Unis et au Royaume-Uni, des programmes de recherche officiels évaluent depuis plusieurs années les différentes technologies pour le rendre « inerte » en attente d’une solution de stockage pérenne.
« Cette solution serait probablement moins onéreuse et présenterait de meilleures caractéristiques que le MOx en matière de résistance à la prolifération, de solvabilité et d’acceptation publique », juge l’expert Gordon McKerron.
En définitive, aucune raison énergétique, économique, industrielle, logistique ou expérimentale ne justifie la poursuite du retraitement et de la séparation du plutonium. Restent quatre États enferrés dans le casse-tête. Le Japon n’a pas officiellement abandonné l’usine de Rokkasho, mais elle vient d’abandonner le surgénérateur expérimental de Monju. La Russie démantèle ses installations de retraitement militaire, mais poursuit la filière des surgénérateurs. L’Inde produit du plutonium pour alimenter des surgénérateurs, puis d’hypothétiques réacteurs au thorium dans quelques décennies.
Enfin la France, qui reste désespérément suspendue à son dogme malgré tous les signaux contraires. Jusqu’à quand ?
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