samedi 8 décembre 2018, par
On est en droit de s’étonner du temps qu’il a fallu pour que sortent de leur léthargie et de leur résignation un si grand nombre d’hommes et de femmes dont l’existence est un combat quotidien contre la machine du profit, contre une entreprise délibérée de désertification de la vie et de la terre.
Comment a-t-on pu tolérer dans un silence aussi persistant que l’arrogance des puissances financières, de l’État dont elles tirent les ficelles et de ces représentants du peuple, qui ne représentent que leurs intérêts égoïstes, nous fassent la loi et la morale.
Le silence en fait était bien entretenu. On détournait l’attention en faisant beaucoup de bruit autour de querelles politiques où les conflits et les accouplements de la gauche et de la droite ont fini par lasser et sombrer dans le ridicule. On a même, tantôt sournoisement, tantôt ouvertement, incité à la guerre des pauvres contre plus pauvres qu’eux, les migrants chassés par la guerre, la misère, les régimes dictatoriaux. Jusqu’au moment où l’on s’est aperçu que pendant cette inattention parfaitement concertée la machine à broyer le vivant tournait sans discontinuer.
Mais il a bien fallu s’aviser des progrès de la désertification, de la pollution des terres, des océans, de l’air, des progrès de la rapacité capitaliste et de la paupérisation qui désormais menace jusque la simple survie des espèces — dont la nôtre.
Le silence entretenu par le mensonge de nos informateurs est un silence plein de bruit et de fureur.
Voilà qui rectifie bien des choses. On comprend enfin que les vrais casseurs sont les États et les intérêts financiers qui les commanditent, pas les briseurs de ces vitrines de luxe qui narguent les victimes du consumérisme et de la paupérisation croissante avec le même cynisme que les femmes et les hommes politiques, de quelque parti ou faction qu’ils se revendiquent.
Celles et ceux qui prirent la Bastille le 14 juillet 1789 n’avaient guère connaissance, si ce n’est par de vagues lueurs, de cette philosophie des Lumières, dont ils découvriront plus tard qu’ils avaient, sans trop le savoir, mis en pratique la liberté que voulaient éclairer les Diderot, Rousseau, d’Holbach, Voltaire.
Cette liberté, c’était d’abattre la tyrannie. Le refus viscéral des despotismes a résisté à la guillotine des Jacobins, des Thermidoriens, de Bonaparte, de la restauration monarchiste, elle a résisté aux fusilleurs de la Commune de Paris, elle a passé outre à Auschwitz et au goulag.
Certes s’emparer de l’Élysée serait faire trop d’honneur à l’ubuesque palotin que l’Ordre des multinationales a chargé des basses besognes policières. Nous ne pouvons nous contenter de détruire des symboles. Brûler une banque, ce n’est pas foutre en l’air le système bancaire et la dictature de l’argent. Incendier les préfectures et les centres de la paperasserie administrative, ce n’est pas en finir avec l’État (pas plus que destituer ses notables et prébendiers).
Il ne faut jamais casser les hommes (même chez quelques flics, il reste une certaine conscience humaine à sauvegarder). Que les gilets jaunes aient plutôt choisi de casser les machines qui nous font payer partout et de mettre hors d’état de nuire les excavatrices qui creusent à travers nos paysages les tranchées du profit, c’est un signe encourageant du progrès humain des révoltes.
Autre signe rassurant : alors que les foules, les rassemblements grégaires, sont aisément manipulables — comme ne l’ignorent pas les clientélismes qui sévissent de l’extrême gauche à l’extrême droite —, on note ici, au moins pour le moment, l’absence de chefs et de représentants attitrés, ce qui embarrasse bien le pouvoir ; par quel bout saisir cette nébuleuse en mouvement ? On observe çà et là que les individus, habituellement noyés dans la masse, discutent entre eux, font preuve d’un humour créatif, d’initiatives et d’ingéniosité, de générosité humaine (même si des dérapages sont toujours possibles).
Du mouvement des gilets jaunes émane une colère joyeuse. Les instances étatiques et capitalistes aimeraient la traiter d’aveugle. Elle est seulement en quête de clairvoyance. La cécité des gouvernants est toujours à la recherche de lunettes.
Une dame en jaune déclare : « Je voudrais bien qu’il m’explique, Macron qui habite un palais, comment je peux vivre avec 1 500 euros par mois. » Et comment les gens peuvent supporter les restrictions budgétaires qui affectent la santé, l’agriculture non industrielle, l’enseignement, la suppression des lignes de chemin de fer, la destruction des paysages au profit de complexes immobiliers et commerciaux ?
Et la pétrochimie et la pollution industrielle qui menace la survie de la planète et ses populations ? À quoi Palotin Ier répond par une mesure écologique. Il taxe le carburant que doivent acheter les usagers. Cela le dispense de toucher aux bénéfices de Total et consorts. Il avait déjà montré son souci environnemental en envoyant 2 500 gendarmes détruire, à Notre-Dame-des-Landes, les potagers collectifs, la bergerie, les autoconstructions et l’expérience d’une société nouvelle.
Et que dire des taxes et des impôts qui loin de profiter à celles et ceux qui les paient servent à renflouer les malversations bancaires ? Des hôpitaux manquant de personnel médical ? Des agriculteurs renaturant les sols, privés de subventions qui vont à l’industrie agroalimenaire et à la pollution de la terre et de l’eau ? Des lycéennes et des lycéens parqués dans des élevages concentrationnaires où le marché vient choisir ses esclaves ?
« Prolétaires de tous les pays, disait Scutenaire, je n’ai pas de conseils à vous donner. »
À l’évidence, comme le vérifie la vogue du totalitarisme démocratique, tous les modes de gouvernement, du passé à nos jours, n’ont fait qu’aggraver notre effarante inhumanité. Le culte du profit met à mal la solidarité, la générosité, l’hospitalité. Le trou noir de l’efficacité rentable absorbe peu à peu la joie de vivre et ses galaxies. Sans doute est-il temps de reconstruire le monde et notre existence quotidienne. Sans doute est-il temps de « faire nos affaires nous-mêmes », à l’encontre des affaires qui se trament contre nous et qui nous défont.
Si l’on en juge par les libertés du commerce, qui exploitent et tuent le vivant, la liberté est toujours frêle. Un rien suffit pour l’inverser et la changer en son contraire. Un rien la restaure.
Occupons-nous de notre propre vie, elle engage celle du monde.
Raoul Vaneigem
décembre 2018
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