Par Bartolomeo Vanzetti (1927)
jeudi 5 juillet 2018
Ma vie ne peut être prise comme exemple, de quelque façon qu’on la considère. Anonyme dans la foule anonyme, elle tire sa lumière de la pensée, de l’idéal qui pousse l’humanité vers de meilleurs destins. Et cet idéal, je le résume tel qu’il me vient à l’esprit.
Je suis né le 11 juin 1888, de Jean-Baptiste Vanzetti et de Jeanne Nivello, à Villafalletto, province de Cuneo, Piémont. Cette commune qui s’élève sur la rive droite de la Maira, aux pieds d’une magnifique chaîne de montagnes [1], est essentiellement agricole. J’y ai vécu jusqu’à l’âge de treize ans, au sein de ma famille.
Je fréquentai les écoles locales ; j’aimais m’instruire et j’obtins le premier prix à l’examen de fin d’études, le second au catéchisme. Mon père hésitait entre me faire poursuivre des études et me donner un métier. Un jour, il lut dans la Gazzetta del popolo qu’à Turin, quarante-deux avocats avaient concouru pour un emploi à 45 lires par mois. Cela le décida. En 1901, il me conduisit auprès de M. Comino qui tenait une pâtisserie dans la ville de Cuneo.
J’y travaillai une vingtaine de mois ; on travaillait de sept heures du matin à dix heures du soir et j’avais trois heures de libre sortie tous les quinze jours.
De Cuneo, je me rendis à Cavour auprès de M. Goitre chez qui je travaillai trois ans. Les conditions de travail ne différaient que par le fait d’avoir cinq heures de libre au lieu de trois. Le métier ne me plaisait pas, mais je continuai pour faire plaisir à mon père et parce que je n’aurais pas su quel autre métier choisir. En 1905, de Cavour je me rendis à Turin dans l’intention de trouver du travail. Ne trouvant pas d’emploi dans cette ville, je me rendis à Cuorgnè où je travaillai six mois. De Cuorgnè je revins à Turin où je travaillai en qualité de confiseur.
A Turin, en février 1907, je tombai malade. J’avais grandi à la peine, toujours enfermé, privé d’air, de soleil et de joie comme « une triste fleur de serre. »
Mon père vint et me demanda si je préférais retourner à la maison ou aller à l’hôpital. A la maison m’attendait ma mère, ma bonne, mon adorée mère, et j’y retournai.
Les trois heures de train, je les laisse apprécier à qui a souffert de pleurésie.
Ma mère m’accueillit en sanglotant et me mit au lit ; j’y restai plus d’un mois et pendant deux autres mois je marchai en m’appuyant sur une canne. Enfin, je recouvrai la santé. De ce moment, jusqu’au jour où je partis pour l’Amérique, je vécus au sein de ma famille. Cette période fut une des plus heureuses de ma vie. J’avais vingt ans : l’âge des espoirs et des rêves, même pour celui qui, comme moi, a feuilleté précocement le livre de la vie. Je jouissais de l’amitié et de l’estime de tous : je m’occupais de la gestion du café et de cultiver le jardin de mon père.
Mais une telle sérénité fut vite anéantie par le plus atroce malheur qui puisse frapper un homme.
Un triste jour, ma mère tomba malade. Ce qu’elle souffrit, ma famille, moi, aucune plume ne peut le décrire. Le plus léger bruit lui causait des spasmes atroces. Combien de fois suis-je allé le soir à la rencontre de joyeux cortèges de jeunes qui s’approchaient en chantant, les suppliant pour l’amour de Dieu et de leur mère d’interrompre leur chant ; combien de fois ai-je prié les hommes qui bavardaient au coin de la rue de s’éloigner. Dans les dernières semaines, ses souffrances devinrent si déchirantes que ni mon père ni les parents ou les amis les plus chers n’avaient le cœur de l’assister. Moi seul eut le courage de ne jamais l’abandonner. Je l’assistai jour et nuit : deux mois durant, je ne me dévêtis point.
Les efforts de la science, les vœux, les soins, l’amour n’y purent rien ; après trois mois de lit, dans le silence crépusculaire du soir, elle expira dans mes bras.
Ce fut moi qui la plaçai dans le cercueil, moi qui l’accompagnai jusqu’à sa dernière demeure, moi qui jetai le premier une poignée de terre sur le cercueil ; je sentis qu’une partie de moi-même était descendue dans la fosse avec ma mère.
Mais ce fut trop : le temps, au lieu de l’atténuer, augmentait ma douleur.
Je vis mon père blanchir en peu de temps. Moi-même, je devenais toujours plus sombre et silencieux ; je restais des jours entiers sans parler et je passais la journée à errer dans les bois qui bordaient la Maira. Souvent, faisant une halte sur le pont, je m’arrêtais pour regarder les pierres blanches et sèches de son lit sec avec une grande envie de me jeter la tête la première et de me fracasser le crâne. Bref, je voyais avec désespoir la folie et le suicide devant moi.
C’est alors que je décidai de venir en Amérique. Le 9 juin 1908, je quittai ma chère famille. Ma douleur était telle que je les embrassai et leur serrai les mains sans pouvoir prononcer un mot.
Mon père. serré par le même étau, était muet comme moi, tandis que mes sœurs sanglotaient comme lorsque mourut maman. La population était accourue au pas des portes et me saluait émue. D’un baiser, je pris congé des amis venus m’accompagner en masse à la gare et je sautai dans le train.
Je termine par une anecdote. Quelques heures avant de partir, j’allai saluer une bonne vieille qui avait pour moi un amour maternel. Je la trouvai sur le seuil de sa maison en compagnie de la jeune épouse d’un de ses fils.
— Ah, tu es venu, me dit-elle. Je t’attendais. Va et que Dieu te bénisse ; on n’a jamais vu un fils faire pour sa mère ce que toi tu as fait. Va et sois béni.
Nous nous embrassâmes. Je me tournai vers la jeune épouse et lui tendis la main.
— Embrasse-moi aussi ; je te veux tant de bien, tu es tellement bon, me dit, en larmes, cette noble fille du peuple. Je l’embrassai et m’enfuis. Je les entendis sangloter.
Le 11 juin, je quittai Turin en direction de Modane. Pendant que la machine haletante tournait le dos à l’Italie, m’emportant vers la frontière, quelques larmes silencieuses coulèrent de mes yeux si peu habitués à pleurer. Ainsi, ce « sans patrie » abandonnait la terre natale.
Après deux jours de train à travers la France et sept autres de navigation à travers l’océan, j’arrivai à New York. Un compagnon de voyage me conduisit dans la 25ème rue, à l’angle de la 7ème avenue, où habitait un de mes concitoyens. A huit heures du soir, je descendais l’escalier mélancoliquement.
Seul, étranger, incapable de comprendre ou de me faire comprendre, je me promenai longtemps dans le quartier en quête d’un logement.
A la batteria [2], le personnel de service traitait les passagers de 3ème classe comme du bétail — triste surprise pour qui débarque plein d’espérance sur ce rivage ; le quartier ensuite produisit sur moi une impression vraiment épouvantable.
Je trouvai un logement misérable dans une maison équivoque. Trois jours après mon arrivée, mon concitoyen qui travaillait comme chef cuisinier dans un club de la 86ème rue ouest au bord de l’Hudson, m’emmena travailler avec lui en qualité de plongeur. J’y restai trois mois.
L’horaire était long ; dans la mansarde où l’on dormait, la chaleur était suffocante et les parasites ne nous laissaient pas fermer l’œil de toute la nuit. Je décidai de dormir sous les arbres.
Après avoir quitté ce poste, je trouvai le même emploi au restaurant Mauquin.
Le pantry était horrible. [3] Aucune fenêtre ; si on éteignait la lumière électrique, il fallait s’arrêter de travailler ou avancer à tâtons dans le noir pour ne pas se heurter l’un contre l’autre ou trébucher sur les objets. La vapeur de l’eau bouillante qui s’échappait des bassines où on lavait la vaisselle, les casseroles et l’argenterie, formait de grosses gouttes d’eau sur le plafond qui tombaient une à une sur les têtes moites de sueur. Pendant les heures de travail, la chaleur était horrible. Les restes des repas, amassés dans des récipients spéciaux, dégageaient des exhalaisons toxiques. Les sinks [4] n’avaient pas de tuyaux de canalisation et l’eau tombait sur le sol glissant vers le centre où s’ouvrait un trou d’évacuation. Chaque soir, ce trou se bouchait et l’eau débordait par-dessus les châssis de bois posés par terre et destinés à nous protéger de l’humidité. On pataugeait alors dans la boue.
On travaillait douze heures un jour, quatorze le lendemain ; tous les deux dimanches, on avait cinq heures de sortie. Nourriture pourrie (pour la racaille), cinq ou six écus de paye par semaine. Après huit mois, je m’en allai pour ne pas attraper la phtisie. [5]
Triste année que celle-là. Les pauvres dormaient à la belle étoile et renversaient les immondices des poubelles à la recherche d’une feuille de choux ou d’une pomme pourrie. Trois mois durant, je parcourus New York de long en large, sans réussir à trouver de travail. Un matin, dans un bureau de placement, je rencontrai un jeune plus miséreux que moi. La veille, il s’était couché sans manger et il était encore à jeun. Je le conduisis à un restaurant : après avoir dévoré un déjeuner avec une voracité de loup, il me dit que rester à New York était une bêtise et que s’il avait eu de l’argent il serait parti pour la campagne. Là-bas, au moins, on travaillait un peu, suffisamment pour gagner un morceau de pain et un grabat, sans compter l’air pur et le beau soleil qui ne coûtaient rien. Quelques sous en poche, j’en avais encore et, sans hésiter plus longtemps, le jour même, nous prîmes le Steam-Boat [6] et nous nous rendîmes à Hartford. [7] De là, nous partîmes en train pour un petit village — je ne me rappelle pas son nom — où mon compagnon avait précédemment habité. Nous nous adressâmes pour travailler à une famille américaine d’agriculteurs, mais en vain. Toutefois, à la fin, vue notre condition et plus par humanité que par nécessité, ils nous donnèrent du travail pour deux semaines. Je me souviendrai toujours de la bonté de cette famille et je regrette de ne pas me souvenir de son nom.
Je ne raconte pas ici, pour abréger, notre pèlerinage à la recherche de travail. Nous visitâmes un nombre infini de villages, mon compagnon frappait à la porte des bureaux de toutes les usines, mais en revenant, il me lançait un « rien » à vingt pas de distance. L’argent s’épuisa. Nous arrivâmes à pied près d’un village à la tombée de la nuit. Nous nous engageâmes dans une étable abandonnée et y passâmes la nuit.
A l’aube, nous partîmes en direction du village, South Glanstonberry, si je ne me trompe pas, où mon compagnon avait habité un moment. Un piémontais, fermier dans une grande plantation de pêchers, nous servit un repas copieux. Inutile de dire que nous fîmes honneur au cuisinier. Vers les trois heures de l’après-midi, nous arrivâmes à Middletown. Fatigués, déguenillés, affamés et trempés par trois heures de pluie ininterrompue.
A la première personne rencontrée, nous demandâmes s’il y avait quelque Italien du Nord (mon illustre compagnon possédait à l’excès l’esprit de clocher), et elle nous indiqua une maison voisine. Nous frappâmes à la porte ; nous fûmes reçus par deux siciliennes : la mère et la fille. Nous leur demandâmes la faveur de laisser sécher nos vêtements près du poêle. Tandis que nos vêtements séchaient, nous leur demandâmes des informations sur le travail dans le pays. Elles nous répondirent qu’il était impossible de trouver du travail et nous conseillèrent de nous rendre à Springfield, toute proche, où se trouvaient trois fours à briques.
Observant nos visages livides et nous voyant trembler, elles nous demandèrent si nous avions faim. Nous répondîmes : « Nous n’avons rien mangé depuis six heures du matin. » Alors, la fille nous tendit un gros pain et un long couteau en nous disant : « Je ne peux vous donner autre chose, j’ai cinq enfants et ma vieille maman à nourrir ; mon mari travaille sur la voie ferrée et gagne 1,35 dollar par jour et de plus, moi, je suis malade depuis longtemps. » Pendant que je coupais le pain, elle nous tendit trois pommes qu’elle avait réussi à dénicher au fond d’une huche. Restaurés tant bien que mal, nous partîmes à la recherche des fours.
— Qu’y aura-t-il là-bas où s’élève cette cheminée ? demandai-je à mon compagnon.
— La briqueterie.
— Nous allons demander du travail ?
— Il est trop tard, répondit-il, nous ne trouverons personne sur place.
— Nous irons à la maison des patrons.
— Allez, continuons, nous trouverons mieux ; ce sont de sales boulots, impossibles pour toi.
Pendant que les demandes et les réponses se succédaient, je retournai en esprit, auprès de cette pauvre famille songeant que ce soir-là, à son maigre repas, manquerait le pain que nous avions mangé, et je sentis un frisson en pensant au froid enduré la nuit précédente. Je me regardai : j’étais couvert de haillons.
La réalité me poussa à persévérer dans l’idée qu’il était nécessaire de trouver du travail à tout prix et d’en finir avec cette vie de privation inouïe.
— Allons, demande du travail, dis-je encore à mon compagnon de misère.
— Avançons, répondit-il de nouveau avec un accent goguenard.
— Non, si tu ne veux pas va au moins demander du travail pour moi.
Voyant qu’il ne s’arrêtait pas, d’un saut je me plantai devant lui. Je devais être bouleversé car je le vis pâlir.
— Eh ! tu es vraiment un green [8], me répondit-il. Mais il demanda et obtint du travail.
Lui, il s’enfuit après vingt jours sans donner un sou à la famille qui nous avait offert l’hospitalité. Moi, je travaillai dans cette place une dizaine de mois. Nous étions une colonie de Piémontais, de Lombards et de Vénitiens ; il y avait un petit orchestre, on dansait et on chantait beaucoup ; du moins ceux qui en étaient capables bien entendu. Pas moi qui pour la danse ne montrai aucune adresse.
Mais il y avait aussi les fièvres et tous les jours quelqu’un claquait des dents.
De Springfield, je me rendis à Meridan, [9] où je travaillai pour un entrepreneur dans deux carrières de pierre, en qualité de manœuvre. Je vécus, pendant les deux années où je restai là, avec deux bons petits vieux, le mari et la femme, tous deux toscans, apprenant ainsi la belle langue toscane.
De Meridan, à la suite d’invitations répétées d’un de mes concitoyens, je retournai à New York. « Cherche dans ton métier, » me dit-il. En fait, je trouvai du travail au Sovarin’s Restaurant, à Broadway, en qualité d’aide-pâtissier. Après six ou huit mois, je fus licencié, je ne sais si ce fut par erreur ou à cause de la perfidie de mes compagnons de travail. Je trouvai presque aussitôt du travail dans un hôtel situé sur la 7ème avenue, entre la 4ème et la 47ème rue, si je ne me trompe. Cinq mois après, je fus licencié.
A cette époque, les chefs changeaient souvent d’ouvriers, [10] partageant avec les bureaux de placement le pourcentage de la paie que les ouvriers déboursaient pour obtenir l’emploi.
Le concitoyen qui me logeait répétait sans cesse : « Ne te décourage pas, cherche dans ta branche. Tant que j’aurais une maison, pain et lit ne te manqueront pas et quand tu auras besoin d’argent tu n’auras qu’à me le dire. » Et il me donnait de temps en temps de l’argent sans que j’en demande.
Il y a de grands cœurs parmi la canaille, n’est-ce pas les pharisiens ?
Pendant cinq mois, je battis les trottoirs de New York sans réussir à trouver du travail, non seulement dans mon métier mais même comme plongeur. Finalement, j’échouai dans un bureau de Mulberry Street, qui cherchait des hommes pour des travaux de terrassement. Je me proposai ; je fus conduit avec un troupeau d’autres loqueteux dans un baraquement au milieu des bois, dans le Massachusetts, près de Springfield, où on construisait un tronçon de voie ferrée. Je travaillai là jusqu’à ce que j’eus payé les cent écus de dettes que j’avais laissés à New York et grappillé un petit magot, après quoi, je me rendis avec un autre compagnon dans un baraquement des environs de Worcester. Je travaillai d’abord dans une fabrique de fil de fer puis comme manœuvre. Là, je vécus plus d’un an et je connus des compagnons et des amis dont je garde au cœur le souvenir fort de l’affection inaltérée et inaltérable.
De Worcester, je me rendis à Plymouth (il y a maintenant sept ans) : je travaillai d’abord dans la villa de M. Stone, pendant plus d’une année, puis pour la Cordage Co., pendant environ dix-huit mois. Abandonnant le travail à l’usine, je commençai à travailler comme manœuvre sur les chantiers. Je travaillai pour MM. Sampson et Douland, pour la commune : je peux presque dire que j’ai participé à tous les principaux chantiers de Plymouth ; je crois superflu de prendre de la place pour exposer et démontrer ce que tous savent : mon assiduité au travail, la modestie de ma vie.
Environ huit mois avant mon arrestation, un ami qui voulait regagner sa patrie me dit : « Pourquoi n’achètes-tu pas ma charrette avec les couteaux et la balance et ne vas-tu pas vendre du poisson au lieu de t’assujettir aux bosses ? » [11] C’est ainsi que j’achetai le tacot et devins marchand de poisson par amour de l’indépendance. Déjà en ce temps-là — 1919 — le désir de revoir ma chère famille, la nostalgie de ma terre natale, s’étaient emparés de moi ; mon père qui ne m’écrivait pas une lettre sans m’inviter à rentrer, insistait plus que jamais, et ma bonne sœur Louise se joignait à lui. Les affaires étaient maigres, toutefois, en travaillant comme un nègre, je continuais. Le 24 décembre fut le dernier jour de 1919 où je vendis du poisson ; le froid et les intempéries m’obligèrent à m’interrompre. Peu de jours après Noël, je commençai à travailler pour M. Petersani à casser la glace. Un jour qu’il n’y avait pas de travail pour tout le monde, je travaillai à l’Electric House à transporter le charbon aux chaudières. Abandonnant la glace, je travaillai pour M. Houland dans les forages pour la Zinc Co., jusqu’à ce que la grande neigée me contraigne à l’oisiveté. Erreur ; je me mis aussitôt au service de la town [12] pour débarrasser de la neige les rues puis les rails des trains à la gare de marchandises et à celle des voyageurs.
Ce travail occasionnel terminé, je travaillai à la construction d’une conduite d’eau que M. Sampson effectuait pour le compte de la Puritan Wollen Mill, et j’y restai jusqu’à la fin des travaux.
On était à l’époque de la grève des cheminots ; par conséquent le ciment manquait et c’est la raison pour laquelle il me fut impossible de trouver du travail. Alors, je recommençai à vendre du poisson quand je pouvais en avoir ; lorsqu’il m’était impossible de m’en procurer, je ramassais des clams [13] mais le profit était lilliputien, le coût du poisson et le transport ne laissaient pas de marge de profit.
Un jour du mois d’avril, la vente rapidement terminée, je me rendis au bord de la baie où je trouvai mon pêcheur occupé à préparer sa barque. On parla de la mer, de la pêche, de la vente, etc. Je lui dis que j’avais une petite clientèle, que je m’étais habitué à mon travail mais que pour le moment je préférais travailler ailleurs, tout au moins jusqu’à ce que la pêche ait commencé à Plymouth. « Cherche du travail à ta convenance, me dit-il. Dans deux semaines, je commencerai la pêche et si tu veux nous pécherons et nous vendrons ensemble, en divisant la recette. » J’acceptai.
Pour ne pas perdre de temps, le lendemain à l’aube j’étais sur la route à la recherche de travail.
— As-tu du travail pour moi ? demandai-je à un foreman. [14]
— Non, je n’ai même pas de travail pour les vieux ouvriers.
Voyant l’échafaudage pour le concrete, [15] je lui demandai quand il commencerait à le faire.
— Dis-moi quand arrivera le ciment et je te dirai quand nous commencerons.
Au diable l’avarice, me dis-je à moi-même, en rentrant chez moi. J’ai travaillé tout l’hiver, bientôt je commencerai la pêche. Eh bien, je veux me distraire un peu pendant ce laps de temps.
Peu après, je reçus une lettre de l’ami et camarade Sacco. Il m’invitait à aller le retrouver rapidement car sa mère étant morte il comptait rentrer en Italie.
Arrivé à Boston le dimanche 2 mai, j’allais trouver Sacco le lundi suivant. Le 5 mai, je fus arrêté alors qu’avec Sacco nous retournions ensemble à Brockton.
Après onze jours de procès, je fus déclaré coupable. Le 16 août, je fus condamné à quinze ans de prison pour un délit que je n’avais pas commis.
J’ai fréquenté l’école de six à treize ans. J’aimais l’étude d’une vraie passion. Durant les trois ans passés à Cavour, j’eus la chance d’approcher quelques personnes savantes. Je lisais tous les journaux qui me tombaient entre les mains. Mon patron était abonné à un hebdomadaire catholique de Gênes. J’étais alors un fervent catholique.
A Turin, je n’ai fréquenté que des camarades de travail, jeunes employés de magasin et ouvriers. Mes camarades de travail se disaient socialistes et raillaient ma religiosité, me traitant de bigot et de dévot. Un jour, je me bagarrai avec l’un d’eux.
Maintenant que du socialisme je connais toutes les écoles, je me rends compte qu’ils ne connaissaient même pas la signification du mot socialisme. Ils se disaient tels par sympathie pour De Amicis [16] et par esprit du lieu et du moment ; tant et si bien que rapidement moi aussi je commençai à aimer le socialisme, sans le connaître, et à me croire socialiste.
Somme toute, le degré d’évolution de cette petite communauté me fut bénéfique et me fit faire quelques progrès. L’humanisme et l’égalité des droits commencèrent à pénétrer dans mon cœur. Je lus Cœur de De Amicis et plus tard Voyages et les Amis.
A la maison, il y avait un livre de saint Augustin. Il ne m’en reste en tête que cette sentence : « Le sang des martyrs est la semence de la liberté. » Je trouvai aussi I promessi Sposi [i] et je le lus deux fois ; enfin je trouvai une Divine Comédie [17] couverte de poussière.
Hélas ! Mes dents n’étaient pas faites pour un tel os ; toutefois, je me préparais à ronger désespérément et pas en vain, je crois.
Dans les derniers temps où je demeurai au pays, j’appris beaucoup du docteur Francia, du chimiste Scrimaglio et du vétérinaire Bo.
Déjà à cette époque, je comprenais que les plaies qui déchirent l’humanité sont l’ignorance et la dégénérescence des sentiments naturels. Ma religion n’avait plus besoin de temples, d’autels et de prières formelles. Dieu était pour moi un Être spirituel parfait, dépouillé de tout attribut humain.
Bien que mon père m’ait souvent dit que la religion est nécessaire pour mettre un frein aux passions humaines et consoler l’homme affligé, moi j’hésitais entre l’acceptation et le refus. Je traversai l’océan dans cet état d’âme.
Arrivé ici, j’éprouvai toutes les souffrances, les désillusions les chagrins, inévitables de celui qui débarque à vingt ans, ignorant de la vie et un peu rêveur. Ici, je vis toutes les saletés de la vie : toutes les injustices, la corruption, l’égarement dans lequel s’agite tragiquement l’humanité.
Malgré tout, je réussis à me fortifier physiquement et intellectuellement. C’est ici que j’étudiai les œuvres de Pierre Kropotkine, de Gori, de Merlino, de Malatesta, de Reclus. Je lus le Capital de Marx, les travaux de Leone, de Labriola, le Testament politique de Carlo Piscane, les Devoirs de l’homme de Mazzini, et bien d’autres œuvres à caractère social. Ici, je lus les livres de chaque fraction socialiste, patriotique et religieuse, ici j’étudiai la Bible, la Vie de Jésus de Renan et le Jésus-Christ n’a jamais existé de Milesbo ; ici, je lus l’histoire grecque et romaine, les Croisades, deux commentaires d’histoire naturelle, l’histoire des États-Unis, de la Révolution française et de l’italienne. J’étudiai Darwin, Spencer, Laplace et Flammarion, je revins sur la Divine Comédie, sur la Jérusalem délivrée, et je sanglotai avec Leopardi. Je lus les œuvres de Victor Hugo, de Léon Tolstoï, de Zola, de Cantû, les poésies de Giusti, de Guerrini, de Rapisardi et de Carducci. Ne me crois pas un puits de science, cher lecteur ; l’erreur serait énorme.
Mon instruction de base fut trop incomplète et mon état intellectuel n’est pas suffisant pour mettre à profit et assimiler entièrement un si vaste matériau. Et puis, tu dois considérer que j’étudiais tout en travaillant durement et sans commodité aucune. A l’étude, cependant, j’ajoutai une observation minutieuse, continue et inexorable des hommes, des animaux, des plantes, tout ce qui — en un mot — environne l’homme. Le livre de la vie : voilà le livre des livres ! Tous les autres n’ont pour but que d’apprendre à lire celui-là. Livres honnêtes, s’entend, car les malhonnêtes poursuivent un autre but.
La méditation de ce grand livre détermina mes actions et mes principes ; je méprisai la devise « Chacun pour soi et Dieu pour tous, » je me rangeai du côté des faibles, des pauvres, des opprimés, des simples et des persécutés, je compris qu’au nom de Dieu, de la Loi, de la Patrie, de la Liberté, des plus pures abstractions de la pensée, des plus nobles idéaux humains, on perpétrait et on continuerait de perpétrer les crimes les plus féroces, jusqu’au jour où, la lumière acquise, il ne sera plus possible à un petit nombre de faire commettre le mal, au nom du bien, au plus grand nombre.
Je compris que l’homme ne peut impunément piétiner les lois non écrites, ni violer les liens qui l’unissent à l’univers. Je compris que les montagnes, les mers, les fleuves appelés frontières naturelles se sont formés antérieurement à l’homme, par un ensemble de processus physiques et chimiques et non pour diviser les peuples.
J’eus confiance dans la fraternité, dans l’amour universel. Je fus convaincu que celui qui fait du bien ou du mal à un homme fait du bien ou du mal à l’espèce. Je cherchai ma liberté dans la liberté de tous, mon bonheur dans le bonheur de tous.
Je compris que l’égalité de fait, dans les nécessités humaines, des droits et des devoirs est la seule base morale sur laquelle puisse se fonder une société humaine. Je gagnai mon pain honnêtement à la sueur de mon front ; je n’ai pas une goutte de sang sur les mains ni sur la conscience.
A présent ? A trente-trois ans, je suis candidat au bagne et à la mort.
Et cela m’étonnerait fort qu’il n’en soit pas ainsi.
Pourtant, si je devais recommencer le « chemin de notre vie », je reprendrais la même route, cherchant cependant à réduire la somme des fautes et des erreurs et à multiplier celle des bonnes actions.
J’adresse aux camarades, aux amis, à tous les bons, un fraternel baiser, ma profonde reconnaissance, mon amour et mes vœux.
Post-scriptum
Je compris que le but suprême de l’homme est le bonheur ; que les bases immuables et éternelles du bonheur humain sont : la santé, la tranquillité de la conscience, la liberté, la satisfaction des besoins physiques et une foi sincère. Je compris que tout individu a deux « moi », l’un réel et l’autre idéal, que le second est le ressort du progrès et que chercher à identifier le premier au second relève de la mauvaise foi. La différence entre les deux « moi » reste constante car, aussi bien dans la perfection que dans la dégénérescence, la même distance les sépare.
Je compris que l’homme n’est jamais assez modeste envers lui-même et qu’un peu de sagesse existe dans la tolérance.
Je voulus un toit pour chaque famille, un pain pour chaque bouche, l’éducation pour chaque cœur, la lumière pour chaque intelligence.
Je suis convaincu que l’histoire humaine n’est pas encore commencée, que nous nous trouvons dans la dernière période de la préhistoire. Je vois avec les yeux de l’âme le ciel s’éclairer des rayons du nouveau millénaire.
J’estimai inaliénable le droit à la liberté de conscience, comme celui à la vie. Je cherchai de toutes mes forces à faire converger le savoir humain au profit de tous. Je sais par expérience que les droits et les privilèges s’acquièrent et se conservent par la force et qu’il en sera ainsi tant que l’humanité ne se sera pas améliorée elle-même.
Dans la véritable future histoire humaine, une fois abolis les classes et les privilèges, ainsi que les antagonismes d’intérêts entre l’homme et l’homme, le progrès et les mutations seront déterminés seulement par l’intelligence et par un commun intérêt général.
Si nous et la génération que portent en leur sein nos femmes n’arrivons pas à ce résultat, nous n’aurons rien obtenu de réel et l’humanité continuera d’être toujours plus misérable et malheureuse.
Reconnue la nécessité d’invoquer la force au service du bien contre le règne du mal, je suis et je serai jusqu’au moment suprême (sauf si je m’aperçois que je suis dans l’erreur) communiste-anarchiste parce que je crois que le communisme est la forme la plus humaine du contrat social, parce que je sais que c’est seulement avec la liberté que l’homme s’élève, s’ennoblit et se complète.
[Ce texte qui a été rédigé dans la prison de Charlestown de Boston, aux États-Unis, où Vanzetti et Nicola Sacco furent enfermés jusqu’à leur exécution, le 22 août 1927. Il en existe quatre versions : La mia vita, The Story of a Proletarian Life, Non piangete la mia morte, et une copie provenant de l’Adunata dei refrattari. Ronald Creagh en a publié une traduction dans Sacco et Vanzetti chez La Découverte en 1984. Remise en page et notes : Bus Stop Press, juin 2018.]
Notes
[1] Les Alpes cotiennes, qui culminent au Mont Viso, à 3841m.
[2] Vanzetti italianise le nom du centre d’accueil, en anglais « Battery ».
[3] L’office, les dépendances de la cuisine.
[4] Éviers.
[5] Tuberculose.
[6] Bateau à vapeur.
[7] Dans le Connecticut.
[8] En français un bleu, quelqu’un qui débute, qui manque d’expérience ; littéralement « un vert ».
[9] Toujours dans le Connecticut.
[10] En français dans le texte.
[11] Patrons, chefs.
[12] La ville.
[13] Palourdes.
[14] Contremaître.
[15] Ciment.
[16] Edmondo De Amicis (1846-1908) auteur en 1886 du « best-seller » Cuore, que tout jeune Italien du XXème siècle a lu, véritable manuel d’instruction civique se distanciant de la religion. En 1890, écrivain adulé, il découvre le socialisme et par la suite ses écrits refléteront son intérêt pour les couches populaires, publiant entre autres des articles dans Critica Sociale et La Lotta di Classe.
[i] I promessi, sposi (en français : les Fiancés) est un autre immense succès de la littérature italienne, sans doute la plus représentative du Risorgimento et du Romantisme italien, écrit vers 1820 par Alessandro Manzoni (1785-1873). Pour Umberto Ecco, ce roman est l’archétype du roman historique (le récit se passe au XVIIème siècle).
[17] Initialement appelée La Comedia, cet immense poème allégorique en trois chants, de Dante Alighieri (1265-1321) est considéré comme l’œuvre fondatrice de la langue italienne.
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