La pluie et des larmes – Sur certains détails de Mai 68

Par Marcello Tarì

paru dans lundimatin#149, le 11 juin 2018

Marcello Tari, est l’auteur de Autonomie !, Italie les années 70 (2011, Éditions La Fabrique) et La révolution malheureuse n’existe pas. Le communisme de la destitution (DeriveApprodi, 2017) ainsi que de nombreux articles auxquels nous renvoyons à la fin de celui-ci [1].

Cette semaine, Tarì revient sur mai 68 en évoquant Gilles Deleuze et Demis Roussos mais aussi deux ouvrages parus récemment.

L’évènement pur

Peu de temps avant le mois de Mai – il n’y eut qu’un seul Mai – Gilles Deleuze donnait un entretien aux Lettres Françaises à propos de sa collaboration à l’édition des œuvres complètes de Nietzsche par Gallimard dont il était « responsable » avec Michel Foucault. La conversation s’oriente très vite vers l’actualité ; une actualité dont la réduction au simple débat académique serait, comme toujours avec Deleuze, une erreur. À la question de savoir quels seraient les problèmes de la philosophie contemporaine, Deleuze développe une longue réponse. Mais seul un passage nous intéresse ici, celui où il est dit que « les gens ne croient plus guère au Je, au Moi, aux personnages ou aux personnes. C’est évident en littérature. Mais c’est encore plus profond : je veux dire que spontanément, beaucoup de gens sont en train de cesser de penser en termes de Je, et de Moi » [2]. Au contraire, ce qui était en train d’émerger était un monde fait d’individuations impersonnelles ou de singularités pré-individuelles. Bref, ce que prophétisait Deleuze, c’était un panorama décrivant toujours plus l’absence de Sujet.

C’est ce monde de non-sujets qui, en Mai 68, fait sa violente et catastrophique irruption dans l’Histoire. Contre elle. Étant donné que l’histoire moderne de l’Occident, histoire avec un grand H, n’a jamais été autre chose que l’Histoire des Sujets – sujet-individuel, sujet-social, sujet de classe – c’est-à-dire une histoire des pouvoirs, qui va jusqu’à l’identification techno-politique des sujets aux pouvoirs dans notre monde contemporain. Pour se maintenir, le capitalisme a dû, en effet, créer des sujets entièrement artificiels, vides, évanescents, des sujets-dispositif : la contre-révolution est aussi, si ce n’est surtout, un système de production de subjectivités. Toutefois, après cette fois-là, plus aucun Sujet n’est apparu.

Et c’est pour cela que le mois de Mai n’appartient pas à l’Histoire mais est, comme l’a dit Deleuze plus tard, un événement, plus encore, un événement pur. Un évènement pur c’est un plan qui coupe le réel et vient s’élever au-dessus du temps historique, c’est une discontinuité de la vie, une bifurcation du devenir – Blanqui disait déjà : « chaque seconde amènera sa bifurcation » – et en tant que tel, un évènement pur n’est pas le produit d’une causalité ou d’un quelconque déterminisme social et il ne produit pas, à son tour, de nécessaire continuité historique. Le mois de Mai est en dehors et contre l’Histoire. En passant : 68 qui durerait 10 ans en Italie est une légende historiciste et de gauche, c’est-à-dire une narration dans laquelle ce qui compte le plus c’est toujours la continuité : continuité de l’histoire, de la théorie et évidemment du sujet, peu importe l’adjectif qu’on lui donne (entendons-nous bien : la théorie de l’ouvrier social marque une discontinuité qui n’est qu’extérieure, et demeure la théorie d’un sujet ouvrier). Par exemple, l’une des critiques que l’on peut faire à un livre qui, à d’autres égards, est exceptionnel : L’Orda d’oro de Moroni et Balestrini, est bien celle d’un « continuisme » à outrance. Mais c’est peut-être aussi l’un des éléments qui a le plus généralement déterminé, en Italie, des distorsions dans la transmission révolutionnaire de génération en génération, transmission qui s’est instituée en discours de mouvement, en opinion publique et en pratique politique.

En revanche, l’évènement pur est parfait en soi : Mai ’68 n’a pas connu de fin, parce qu’il n’a jamais eu de fin extérieure à lui. Son geste n’agit pas seulement dans l’étendue, en se diffusant dans la société, mais aussi en profondeur, suivant la ligne verticale de l’existence singulière. Maurice Blanchot le dit clairement : le mois de Mai a accomplit sa propre révolution et ces mêmes traits, qu’une certaine politique traditionnelle considère comme des défaites, deviennent, en revanche, le témoignage de son oeuvre. En effet, et nous devrions en tenir compte aujourd’hui, Deleuze soutient que le mois de Mai ne fut pas, à ce moment là, le résultat d’une crise, au contraire, c’est lui-même, le séisme de 68, qui a déchaîné la crise « existentielle » de l’autorité du capitalisme que l’on vit toujours plus intensément aujourd’hui. C’est bien la raison pour laquelle seul un autre événement pur, seule une autre coupure, seule une autre interruption générale, plus puissante encore que le mois de Mai, pourra y mettre fin et ouvrir de nouveaux possibles. Lesquels ? On ne sait pas, on ne peut le savoir, mais ce n’est pas vraiment important. 
Les événements purs – une insurrection, l’apparition d’une amitié, l’irruption d’un amour – ne permettent pas uniquement à une époque ou a une existence d’approfondir sa propre puissance, mais, étant quelque chose qui fait faire un saut à l’Histoire et à la vie même, créent aussi un dehors et composent un ciel, un ciel nocturne dans lequel les événements les plus intenses sont les étoiles. De ce fait, une fois que l’insurrection prend fin, que la révolution a été asphyxiée, que l’amour disparaît, comme les étoiles qui restent dans le ciel pour illuminer nos coeurs, sont nos existences impersonnelles, nos vies clandestines dans la nuit. Dès lors, nombreuses et nombreux sont ceux pour qui vaut ce que Hölderlin s’adressait à lui-même  : « La nuit, éclairée par la lumière des étoiles, était devenue mon élément » ( Hypérion). Et quand les belles étoiles disparaissent, comme les rêves face aux rayons du matin, il ne reste plus qu’à combattre encore pour l’insurrection, à composer les forces d’une révolution, à rencontrer un visage que tu aimeras et un ami avec lequel partager tout cela. Créer un dehors, refaire un ciel, et le peupler d’astres. Ce qui s’est passé pendant ce mois de Mai, c’est que le ciel de chacun se confondait avec le ciel de tous. Un firmament d’étoiles filantes qui incendiaient le monde, un des-astre pour le capital. Sans ce dehors, il ne pouvait y avoir aucun ciel, aucune étoile. J’ai de la peine pour ceux qui, aujourd’hui, croient qu’un dehors n’est pas même pensable, parce qu’en confondant le caractère plein du capitalisme avec une totalité absolue, ils ne voient pas les fragments qui brillent dans la nuit, il ne croient pas à la possibilité d’un événement pur. Ils doivent être désespérés. 

La « culture » doit toujours être destituée

Deleuze disait que dans la littérature des années soixante la destitution du sujet — elle était déjà évidente avant même le début de l’insurrection — pouvait également se formuler dans le cinéma, la musique, la peinture et le théâtre. À travers la décomposition des formes du langage, des sons et des images, se faisaient de nouveaux montages qui s’incarnaient dans les corps, enfreignaient la loi et s’articulaient dans de nouvelles formes d’existence. Pour qui veut en savoir un peu plus, procurez-vous le beau livre rouge de Cristina De Simone Proféractions ! Poésie en action à Paris (1946 – 1969)(Les presses du réel, 2018). C’est toujours l’art et non la sociologie qui anticipe la tendance. À condition qu’un art existe et que ceux qui se placent dans un devenir révolutionnaire soient capables d’entrer en contact avec lui. Il s’agit d’un des noeuds de l’époque, je veux dire de celle que nous sommes en train de vivre (en train de vivre ?). En gros, pensez-vous vraiment que 1917 aurait été possible sans les trois M qu’étaient Meyerhold, Malevitch et Maïakovski ?
Essayons de nous entendre un peu sur cette chose qu’est « la culture ». On entend énoncer dans des petites parties du monde de l’antagonisme un certain discours sur la nécessité de ne pas faire les difficiles et donc de devoir nous intéresser aux formes « artistiques et culturelles » chères aux dits jeunes de banlieue (Oh mon dieu ! Qu’ils soient un autre sujet ?). Très bien. Il ne manquerait plus que nous ne nous intéressions pas à toutes les formes de culture métropolitaine. Mais deux précisions. La première est que chercher à comprendre ne signifie pas s’adapter à n’importe quoi et que cet intérêt prend sens si l’on essaye de hausser le niveau, expérimenter les formes et ne pas s’abaisser à prendre tout ce qui passe. Cela prend encore plus de sens si l’on réussit à arracher certaines formes, certains signifiants, de leur contexte pour en faire un autre usage. Mais pour ce faire, nous devons en finir avec cette mission dont nous nous sommes auto investis, qu’il s’agirait « d’intercepter » (les sujets, ça va de soi), pour ensuite les « politiser », en bref, la vieille idée de la conscience qui s’impose de l’extérieur mais dans une version caricaturale. Mais non, vous, faites-vous intercepter, abandonnez-vous au monde et comme cela explorez le fond de l’époque, qui est toujours le fond de notre propre vie. 

La seconde précision est qu’il existe une quantité de formes d’expression artistique, certaines d’entre elles étant déjà prises dans un devenir révolutionnaire : soutenons les spectateurs plutôt que de seconder n’importe quel phénomène supposé « populaire ». Finissons-en une bonne fois pour toute avec cette rhétorique qui veut que « les gens » ne comprennent pas, oui, voilà ce qui serait une attitude discriminante même si, apparemment, du côté du « peuple », impliquant une incapacité quasi ontologique des prolétaires à pouvoir s’émanciper d’une culture plus pauvre produite pour eux. À l’époque d’Octobre, il y avait aussi ceux qui disaient à Maïakovski que ce qu’il faisait n’était pas adapté au peuple : trop élaboré, trop raffiné, trop « abstrait » pour que des ouvriers puissent en profiter. Évidemment, tout était faux dans ce discours et, soit dit en passant, les théâtres de Moscou étaient aussi pleins et bien vivants particulièrement pendant la guerre civile. En tout état de cause le réalisme socialiste qui s’opposait alors aux avant-gardes était dégueulasse et le demeure encore. Et souvenons-nous que tout produit de la culture occidentale est le fruit de barbaries, comme le disait Benjamin et donc il ne s’agit surtout pas de la sauver mais bien de destituer le dispositif qui fait de l’art une dimension séparée de la vie qu’elle soit marchandise ou activité restreinte aux divers codes normatifs qui la rende inoffensive.
Le jour vient où « faire culture » signifie casser une vitrine, lever dix-mille barricades, balancer la poésie sur les murs, faire glisser ma langue dans les angles les plus secrets de ton corps, faire de toute rencontre une harmonie musicale, tout brûler, se brûler soi-même. Qu’il vienne, qu’il vienne / Le temps dont on s’éprenne.

Détails

Au cours des premiers mois de l’année 1968, trois jeunes grecs – dont deux devinrent célèbres dans les années 1970 sous les noms de Demis Roussos et Vangelis – fuient Athènes et essayent de rejoindre Londres. Sous le nom d’Aphrodite’s Child, ils font de la musique, du pop-rock progressif comme on disait à l’époque. Mais, arrivés aux confins de la perfide Albion, ils furent repoussés comme on le fait avec les immigrés indésirables. Les voilà donc bloqués en France, à Paris, où ils ont la fortune de rencontrer un producteur qui les signe et leur permet de commencer à enregistrer. Ils n’ont le temps de graver qu’un titre puisque nous sommes en Mai et qu’à la moitié du mois les ouvriers du disque entrent en grève comme le reste de la population. Le morceau enregistré s’intitule « Rain and Tears ». Il s’agit d’une chanson d’amour, pareille à toutes les autres à cette époque, mais d’un amour empreint de l’atmosphère parisienne de ce mois. En effet, des années plus tard Demis Roussos raconte que les torrents de larmes étaient ceux déchaînés par la tempête de lacrymo qui investissait Paris ces jours-ci et la pluie celle qui tombait copieusement en ce prodigieux mois de Mai. Ce ne fut pas leur disque le plus vendu mais justement celui qui demeure le plus « culte » parce que littéralement empreint de cette époque, de cet évènement. Un détail.

Quelques jours seulement avant le surgissement de Mai, un journal français publie un article qui dit que la France s’ennuie et Leslie Kaplan, dans un écrit puissant qu’elle publie cette année, Mai 68, le chaos peut être un chantier (P.O.L., 2018), raconte que cet ennui était fait de silences (silence sur la torture en Algérie, silence sur les immigrés vivant dans des bidonvilles, silence sur la misère, silence sur l’avenir de la jeunesse), de désolation – « qui n’est pas la solitude, qui est le fait de se sentir seul, abandonné, par, dans, la société » – et d’autres silences désolants telle que la connivence, le mensonge et « le discours, le discours, le discours… » (p.12-13). C’est ainsi que beaucoup identifieront le geste révolutionnaire de Mai comme une « prise de parole » – il se disait alors, « en 1789 on a pris la Bastille, aujourd’hui on prend la parole », ce qui signifie bien que dans un même geste on détruit et on construit.

Leslie Kaplan écrit :

parler vraiment c’est renverser le monde habituel, convenu, mettre le monde à l’envers
Avoir en tête le graffiti écrit sur un mur :
soyez réalistes, demandez l’impossible 
c’est un processus infini, dans tout les
sens
(p.22)

Non seulement, dès lors, les « discours » ne sont plus suffisant mais ce sont eux, qu’ils soient de droite ou de gauche, qui imposent une libération de la parole, de recréer entièrement un langage, un corps nouveau. C’est dans une manière de vivre le temps, au même moment, que l’insurrection de Mai permet de faire une expérience, l’expérience de sa suspension :

inventer un temps
dans un hors-temps
un temps suspendu
étrange
mais palpable
(p.36-37)

Il s’agit d’une parole-au-dehors et d’un hors-temps qui résonnent dans les corps : l’insurrection est poésie en action. C’est pour cela qu’il est important de saisir la généalogie de 68 à partir, aussi, des « recherches en poésie-performance des années 1950-1960 [qui] aspirent à une poesie définie comme action et cherchent à relier art, vie et politique dans une seule et même forme d’engagement (…) elles ouvrent plusieurs chantiers qui prennent appui sur autant de refus : celui du spectacle, celui du langage de propagande politique et publicitaire, celui du livre » (Cristina De Simone, p.13).

Par ce nouveau mode de converser dans et avec le monde émergent les singularités et ici la langue non discursive de Leslie Kaplan se rapporte dès le début à Deleuze :

il s’agit de singularité, pas d’ »identité »
l’identité, c’est être conforme à une definition
la singularité au contraire est issue d’une
experience, d’un mouvement, de la vie
elle s’appuie sur le detail
(p.38)


Le détail, les détails, voilà ce que les mouvements permettent de faire émerger face aux grandes structures molaires. Retrouver cette attention aux détails est le devoir que nous devons accomplir aujourd’hui et donc est nécessaire non seulement l’exercice de la pensée, l’expérience du geste subversif, mais aussi la poésie, le cinéma, le théâtre, la peinture et ce qui permet de suspendre le temps, refaire le langage, refaire les corps, refaire un monde afin de créer un espace habitable pour les singularités.
De pluie et de larmes nous avons besoin. Qu’elles viennent à fusionner de nouveau : une pluie de singularités, les larmes de l’insurrection.
 
Rain and tears are the same
But in the sun you’ve got to play the game

[1On tiendra pour scandaleux que ce livre n’ait toujours pas été ni traduit, ni publié en France. Le titre original est : Non esiste la rivoluzione infelice. Il comunismo della destituzione, un extrait a cependant été publié dans nos pages : Instructions pour la destitution du présent.

[2Sur Nietzsche et l’image de la pensée, G. Deleuze, L’île déserte et autres textes 1953-1974, Les éditions de minuit, p.190

 

https://lundi.am/La-pluie-et-des-larmes-Sur-certains-details-de-Mai-68

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