Une tour, dans la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. (LOIC VENANCE / AFP)
Par Eric Aeschimann
Publié le 17 janvier 2018
La philosophe belge Isabelle Stengers s’était rendue cet automne à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Pour elle, les occupants ont inventé là-bas des formes d’organisation et de partage riches d’avenir. Aujourd’hui, estime-t-elle, plutôt que d’envoyer les forces de l’ordre, il faut réfléchir aux moyens d’y faire « renaître des communs ». Philosophe des sciences et proche de Bruno Latour, Isabelle Stengers a notamment publié en 2008 « Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient » (La Découverte).
Comment réagissez-vous à l’annonce de l’abandon du projet de Notre-Dame-des-Landes et au déploiement de forces policières en vue d’une évacuation des zadistes ?
Plutôt que de dépêcher les gardes mobiles, il faudrait plutôt honorer les zadistes, parce que leur combat a permis d’arrêter ce projet absurde. Mais ils n’ont pas seulement eu le mérite de résister : ils ont également expérimenté de nouveaux modes de vie. Tout l’enjeu aujourd’hui est de savoir comment préserver cette expérience.
Vous êtes allée sur place cet automne.
Je m’y suis rendue avec Starhawk, l’activiste écoféministe américaine. Nous avons eu une réunion sur « l’après » et les tensions qu’il suscite au sein de la ZAD. Privés du combat qui les unissait, les occupants vont se retrouver confrontés à leurs différences et leurs dissensions. Ils ont inventé un vivre et faire ensemble qui les attache à ce lieu : comment les prolonger ? Ne faut-il pas en passer par des propositions qui permettent à l’Etat de sauver la face ? C’est une question qui importe au-delà de ce lieu et qui importera toujours plus. Cela fait des mois que les zadistes travaillent et réfléchissent sur l’avenir de la ZAD et je pense que l’on entendra parler bientôt de leurs propositions. Encore faut-il que l’Etat français ne leur envoie pas les flics.
Le droit de propriété qui s’est inventé à l’époque moderne est devenu un droit d’abuser
Maintenant que la victoire est atteinte, qu’y a-t-il de si précieux à préserver sur la ZAD ?
Les zadistes ont su fabriquer des alliances avec des paysans, retrouver des procédés anciens de construction, cultiver la terre, organiser des circuits d’échange, appris à travailler, expérimenter des formes de démocratie directe – avec notamment une réflexion passionnante sur les conflits internes, qu’ils n’ont jamais cherché à nier. Bref, ensemble, ils ont inventé de nouveaux liens, ils ont pensé, ils ont créé. En termes sociaux et culturels, c’est une réussite. Beaucoup de jeunes qui ne se reconnaissent pas dans la société actuelle y ont trouvé un endroit où l’on respire autrement, où l’on apprend des choses qui ont du sens. Et c’est ce « commun » qu’il faut préserver et faire prospérer. Au fond, ce qui se joue désormais à Notre-Dame-des-Landes, c’est la possibilité de faire renaître ce que l’on appelle les « communs ».
Qu’entendez-vous par là ?
Au Moyen Age, les « communs » étaient des terres dont l’utilisation ne dépendait pas du titre de propriété : par exemple, des pâtures ou des forêts qui appartenaient au seigneur, mais dont l’usage était de droit ouvert à des paysans, qui y avaient créé leurs propres règles d’usage. A partir du XVIIe siècle, les propriétaires ont mis des barrières et interdit l’accès à ces terres (les « enclosures »). Aujourd’hui, la philosophie politique s’intéresse à nouveau aux communs : internet, par exemple, peut être considéré comme un commun. Mais, en matière foncière, l’affaire est plus complexe. Pour que Notre-Dame-des-Landes devienne un « commun », il faut trouver des moyens pour que ceux qui ont le droit d’expulser les zadistes – les propriétaires des terrains – ne puissent pas le faire. Il faut reconnaître aux « communs » et à ceux à qui y habitent un droit propre à s’organiser, à expérimenter et à prendre soin ensemble de leur terrain de vie, comme dirait Bruno Latour.
Mais n’est-ce pas une atteinte à la propriété privée ?
C’est certainement la remise en question du type de droit que l’on associe actuellement à la propriété. Le droit de propriété qui s’est inventé à l’époque moderne est devenu un droit d’abuser. Il donne aujourd’hui aux industries transnationales le droit de spéculer sur la terre, de la ravager, de la rendre inhabitable – et faire de nous les spectateurs impuissants de la sixième extinction. Face à ce droit d’abuser, les « communs » ouvrent un droit de partager.
Propos recueillis par Eric Aeschimann
Eric Aeschimann
Eric Aeschimann
Journaliste
Commentaires récents