Un racisme post-colonial

par Pierre Tevanian, Saïd Bouamama
17 février 2017

À l’heure où toute la droite française se scandalise de la reconnaissance, par un candidat à l’élection présidentielle, de l’évident caractère criminel de la colonisation, une reconnaissance pourtant assortie immédiatement d’un « oui mais », à l’heure aussi où les violences policières commises majoritairement contre des descendants de colonisés parviennent enfin sur le devant de la scène médiatique et politique, à l’heure enfin où le vocabulaire colonial le plus caractérisé – et le plus ostensiblement injurieux – refait surface sur cette même scène (le mot bamboula, proféré régulièrement lors des contrôles d’identité, étant assumé comme « convenable » par un syndicaliste policier, et comme « affectueux » par un magistrat hyper-médiatique), il nous a paru utile de revenir sur le passé colonial de la France, et surtout sur l’héritage qu’il a laissé. Un héritage qui pèse lourd, précisément, en termes de racismes et de violences policières.

À la question « Peut-on parler d’un racisme post-colonial ? », nous répondons par une autre question : Comment peut-on ne pas en parler ? Comment peut-on parler des formes contemporaines du racisme sans évoquer deux de ses principales généalogies : les systèmes esclavagiste et colonial ? Comment peut-on nier qu’existe aujourd’hui un profond racisme qui trouve son fondement dans des institutions, des pratiques, des discours et des représentations qui se sont élaborées dans le cadre de l’empire colonial français ? [1]

Comment peut-on le nier, par exemple, alors que les enquêtes d’opinion mettent en évidence une forme de mépris ou de rejet spécifique, plus fort et plus durable, à l’encontre des immigrés originaires de pays colonisés ? De ces enquêtes [2], il ressort en effet que, depuis plusieurs décennies, deux phénomènes sont observables : d’une part, les vagues d’immigration les plus récentes sont toujours les plus dépréciées, les plus craintes ou les plus méprisées, tandis que le temps dissipe peu à peu cette crainte et ce mépris ; d’autre part, les immigrés issus de pays anciennement colonisés, notamment d’Afrique, font exception à cette première règle.

En d’autres termes, il convient de distinguer le stigmate xénophobe, qui n’existe sous une forme exacerbée que pour les nouveaux arrivants, et le stigmate raciste, qui cristallise des représentations beaucoup plus profondément enracinées, et qui par conséquent ne perd pas – ou très peu – de sa force avec le renouvellement des générations et leur enracinement en France. Si les immigrants italiens, polonais, arméniens ou portugais ont pu être, à leur arrivée en France, l’objet de discours infâmants et de mesures discriminatoires d’une grande brutalité, souvent comparables par leur forme et par leur violence à ce que subissent aujourd’hui les immigrants post-coloniaux [3], il n’en est pas allé de même pour leurs enfants, et moins encore pour leurs petits-enfants. On ne peut pas en dire autant des enfants d’immigrés maghrébins ou noirs-Africains, seuls condamnés à l’appellation absurde – mais éloquente politiquement – d’« immigrés de la deuxième ou troisième génération », et aux discriminations qui l’accompagnent.

Si le racisme est, selon la formule d’Albert Memmi, « une valorisation généralisée et définitive de différences réelles ou imaginaires, au profit de l’accusateur et au détriment de sa victime, afin de légitimer une agression ou des privilèges » [4], il y a bien un racisme spécifique qui s’est construit comme une légitimation de l’agression et du privilège coloniaux : il y a bien eu essentialisation et naturalisation de « différences culturelles » (notamment la référence musulmane), disqualification « morale » de ces différences, théorisation et production de « l’indigène » comme « corps d’exception » encadré par des dispositifs spécifiques (formalisés notamment, en Algérie, par le Sénatus-Consulte du 14 juillet 1865) [5]. Et ce racisme culturaliste s’est bel et bien transmis de génération en génération, y compris après les indépendances – et cela sans grande déperdition, comme tout système de représentations non-soumis à la critique et à la déconstruction : on peut difficilement nier que dans la société française contemporaine continuent de circuler – et d’agir – de manière massive des représentations du « Noir », de « l’immigré », du « musulman », du « beur » ou de la « beurette » [6] survalorisant une différence « culturelle » (« ils » sont différents de « nous ») en même temps que sont niées les autres différences, notamment de classe ou de « personnalité » (« ils » sont tous les mêmes, et « nous » partageons tous une même « identité nationale »).

Il n’est pas contestable non plus que cette double opération de clivage et d’amalgame produit des représentations clairement infériorisantes (« ils » sont marqués au mieux par la carence ou le retard, au pire par la dangerosité [7], tandis que « nous » incarnons « la Raison », « l’Universel » et « la modernité »). Il n’est pas contestable enfin que ce discours dévalorisant assure au présent la légitimation d’une situation de domination, de relégation et d’exclusion sociale systémiques.

Des discriminations systémiques et institutionnelles

Après des décennies de cécité ou de dénégation, l’existence massive de discriminations racistes commence à être reconnue, et beaucoup sont prêts à admettre qu’elles touchent plus spécifiquement les descendants des anciens colonisés. Mais malgré l’existence de plusieurs études soulignant le caractère systémique de ces discriminations [8], celles-ci restent appréhendées majoritairement comme des phénomènes purement individuels de « méconnaissance de l’autre » ou de « repli sur soi », quand ce ne sont pas les victimes qui sont elles mêmes incriminées pour leur manque « d’intégration » ou leur retard « culturel » . Dans tous les cas, ce qui est nié est l’existence de processus sociaux de production des discriminations, en toute légalité, et par les institutions de la République elles-mêmes, masqués par un principe officiel de non-discrimination, rituellement proclamé mais quotidiennement bafoué [9]. Ce caractère systémique et institutionnel des discriminations est pourtant patent, et il constitue la première analogie repérable avec le rapport colonial :

« Outre la série d’analogies qu’on peut saisir entre les deux phénomènes – analogies d’ordre historique (l’immigration est souvent fille de la colonisation directe ou indirecte) et analogies de structure (l’immigration, actuellement, occupe dans l’ordre des relations de domination la place qu’occupait hier la colonisation) – l’immigration s’est, d’une certaine façon, érigée en système de la même manière qu’on disait que la « colonisation est un système » (selon l’expression de Sartre) » [10].

Le racisme post-colonial n’est donc pas une simple survivance du passé. Il s’agit au contraire d’une production permanente et systémique de notre société, les représentations héritées du passé étant reformulées et réinvesties au service d’intérêts contemporains. C’est bien notre société qui, au présent, continue de produire des indigènes au sens politique du terme : des « sous-citoyens », des « sujets » qui ne sont pas étrangers au sens juridique mais ne sont pas pour autant traités comme des Français à part entière.

Marx a bien étudié cette interaction entre passé et présent, et le rôle que joue l’imaginaire social hérité [11]. C’est à travers cet imaginaire que les hommes déchiffrent leur réalité vécue, déterminent les frontières entre un « nous » et un « eux », et fondent leur action présente. C’est en l’occurrence au travers de l’imaginaire colonial qu’ont été appréhendés les immigrés postcoloniaux des années 60 et 70, et qu’a été légitimée leur relégation économique, sociale et politique : insertion par le bas dans les secteurs les plus pénibles du monde économique, négation des besoins sociaux non liés directement aux besoins productifs, réduction de l’homme à une simple force de travail (et en conséquence non-prise en compte de la vie familiale et de l’inévitable enracinement), injonction à la discrétion et à l’apolitisme. La massification du chômage et de la précarité depuis la décennie 1980 s’est réalisée sur la base de cet ordre des dominations dans lequel les immigrés apparaissent comme dominés parmi les dominés, et les Français issus de la colonisation ont hérité de la place de leurs parents.

Des « attributions causales » culturalistes, capacitaires et dépolitisantes

L’imaginaire colonial se réinvestit notamment dans la manière d’appréhender les situations d’inégalité réelle. Dans le regard du colonisateur, les inégalités produites par le système colonial ne sont pas niées, mais leur génèse est refoulée, et recouverte par une explication biologique ou culturelle : le manque d’ardeur au travail du colonisé n’est par exemple pas expliqué par le rapport social colonial, qui impose au colonisé des conditions de travail éreintantes tout en le privant de toute initiative et de toute jouissance du fruit de son travail, mais par la congénitale indolence « de l’Africain » ou par l’incorrigible indiscipline « du Maghrébin » [12]. Un même mécanisme de décontextualisation, dépolitisation et ethnicisation opère aujourd’hui : ce ne sont plus les discriminations qui expliquent la marginalisation, la « rage » ou le « je-m’en-fichisme » [13] de nombreux jeunes issus de la colonisation, mais une carence de ces jeunes – manque de « repères » ou d’éducation parentale, incapacité ou incompatibilité « culturelle », manque de familiarité avec les « valeurs » de « la République » ou de « la modernité » … Un ministre est même allé, en novembre 2005, jusqu’à inverser les causes et les effets en expliquant la difficulté de ces jeunes à trouver un emploi par leurs « comportements asociaux » … eux-mêmes produits par la polygamie des parents !

La thématique de « l’intégration », encore dominante dans les politiques publiques ciblant les immigrés ou leurs enfants, s’inscrit dans ce registre culturaliste, capacitaire et dépolitisant. L’appel à l’intégration assigne en effet ses destinataires à une « différence culturelle » irréductible et à une perpétuelle position d’extériorité par rapport à la « communauté nationale » : s’« ils » doivent s’intégrer ou être intégrés, c’est qu’« ils » ne le sont pas encore – la procédure de naturalisation, avec son « questionnaire d’intégration », est l’une des traductions pratiques de cette logique. Or, c’est bien dans le cadre du système colonial que l’égalité des citoyens a été subvertie au profit d’une conception culturaliste de la Nation, le colonisé ne pouvant pleinement intégrer la citoyenneté qu’en renonçant à son « statut personnel » [14].

L’intégrationnisme, autre nom du racisme

Le mot d’ordre d’intégration impose également à ses destinataires une obligation de réserve, de discrétion, voire d’invisibilité. Eric Savarèse a montré comment le regard colonial tendait à invisibiliser le colonisé, ou à en faire le simple miroir dans lequel « la France » contemple son propre génie « civilisateur », et Abdelmalek Sayad a montré que cette invisibilisation était reproduite à l’endroit de l’immigration :

« Parce que le rapport de forces est incontestablement en faveur de la société d’immigration – ce qui l’autorise à renverser du tout au tout la relation qui l’unit aux immigrés, au point de placer ces derniers en position d’obligés là où ils devraient au contraire obliger – celle-ci n’a que trop tendance à porter à son bénéfice ce qui, pourtant, est l’œuvre des immigrés eux-mêmes : aussi est-ce fréquemment qu’on présente au moins les aspects les plus positifs (ou considérés comme tels) de l’expérience des immigrés, c’est-à-dire en gros, l’ensemble des acquisitions qu’ils ont su imposer au grès de leur immigration (…) comme le résultat d’un travail diffus ou systématique d’inculcation, d’éducation (…) travail qui consiste à produire ce qu’on appelle les « évolués » (et du même coup, à discriminer ces immigrés « évoluables », « éducables », ou « amendables » des immigrés qui ne le sont pas ou ne veulent pas l’être) et dont le mérite revient bien sûr à la société d’accueil et à elle seule » [15]

Il en va de même aujourd’hui pour les jeunes Français issus de la colonisation : eux aussi sont invisibilisés. Eux aussi sont sommés de ne pas être « ostentatoires ». Eux aussi sont les objets d’une injonction à la politesse et la discrétion alors même qu’ils font quotidiennement l’expérience du mépris et de l’injustice sociale. Et toute stratégie de visibilisation de leur part est ressentie comme une menace, un « refus d’intégration » ou un « rejet de la République ».

Au risque de choquer, on peut finalement dire que l’intégration, telle qu’elle est généralement pensée, parlée et traduite en termes de politiques publiques, est moins souvent une alternative à la discrimination raciste qu’une formulation sublimée ou un instrument de légitimation de cette discrimination : si le racisme est le refus de l’égalité, l’intégration est précisément le mot d’ordre qui permet d’évacuer la question égalitaire. En effet, si être « intégré », être « inclus », avoir « sa place » vaut mieux que d’être purement et simplement exclu, ces termes ne disent pas de quelle place il s’agit. Un serviteur a « sa place », il est inclus et intégré – il n’en demeure pas moins subordonné, méprisé et exploité. Et de fait, dans de très nombreux contextes, parler de « problèmes d’intégration » sert essentiellement à ne pas prononcer d’autres mots, comme domination, discrimination ou inégalité.

Le parallèle est à cet égard saisissant entre l’usage du terme même d’« intégration » dans le système colonial et dans le système post-colonial : dans les deux cas, au-delà des nombreuses différences de contexte, c’est la même opération qui est réalisée, à savoir le refoulement des revendications de liberté et d’égalité. Le mot « intégration » n’est en effet jamais autant utilisé par l’État français que lorsque les colonisés réclament l’égalité des droits, l’autodétermination ou l’indépendance – ou, plusieurs décennies plus tard, à partir de 1983, lorsque leurs descendants « marchent pour l’Égalité » [16].

« Intégrer, réprimer, promouvoir, émanciper »

Le système postcolonial reproduit aussi des opérations de division et de compartimentage des individus issues du système colonial : une masse à intégrer, une masse à réprimer, une élite à promouvoir, des femmes à « émanciper » .

Une masse à intégrer. « Handicaps culturels », « résistances », « inadaptation de l’islam à la modernité » ou à « la laïcité », manque « d’efforts d’intégration » : nous retrouvons dans tous ces clichés l’une des principales marques du « portrait mythique du colonisé », qu’Albert Memmi avait en son temps nommée « la marque du négatif ». Nous retrouvons le motif de « l’arriération » et du « retard », et son pendant : la mission « civilisatrice » de l’État français.

Une masse à réprimer. Dès qu’il s’agit de jeunes des quartiers populaires, et plus particulièrement de ceux qui sont issus de la colonisation, le refus et la révolte devant les inégalités sont d’emblée mis en illégitimité. Leurs actes étant perçus à travers un prisme étroitement culturaliste, ne sauraient avoir une signification, une valeur et a fortiori une légitimité sociale ou politique [17]. De par leur « refus d’intégration » ou leurs caractéristiques familiales et/ou culturelles et/ou religieuses, les jeunes revendicatifs ne peuvent apparaître que comme « anomiques » – ou pire : porteurs de normes et de valeurs dangereuses pour l’ordre social. Des « rodéos des Minguettes » de 1981 aux émeutes de novembre 2005, le recours systématique, quasi-exclusif et disproportionné à la « fermeté », à la surveillance et à la répression des mouvements de révolte est un autre point commun avec le modèle colonial.

Plus largement, tout comportement dissident, déviant ou simplement « déplacé » de la part d’un jeune issu de la colonisation fait l’objet de jugements moraux qui s’apparentent, par leur outrance, leur généralité et leur contenu, aux doléances du colon à l’encontre du colonisé. Le « portrait mythique du postcolonisé » reproduit dans une large mesure le « portrait mythique du colonisé » dont Albert Memmi avait en son temps analysé la structure et la genèse. C’est ainsi qu’on parle, aujourd’hui comme au temps des colonies, de « territoires » à « conquérir » ou « reconquérir », d’espaces « décivilisés », de « sauvageons » ou de « barbares », de « défaut d’éducation », de nécessaire « adaptation » de nos dispositifs pénaux à des populations « nouvelles », radicalement « différentes » des jeunes de jadis, vivant « en dehors de toute rationalité » [18].

Au-delà des mots, les pratiques politiques et policières rejouent, sur un mode heureusement moins extrême, une partition qui s’est largement écrite dans un contexte colonial : qu’il s’agisse du couvre-feu, de la « guerre préventive » que constituent les contrôles policiers à répétition ou les dispersions intempestives dans les halls d’immeuble, de la pénalisation des parents pour les fautes des enfants, ou encore des méthodes de gestion de la contestation politique (diffamation, criminalisation, appel aux autorités religieuses locales pour pacifier une émeute ou détourner la population d’une action politique protestataire), les autorités instaurent en banlieue des modes de gestion qui violent un certain nombre de principes fondamentaux (comme la présomption d’innocence, le principe de la responsabilité individuelle, le principe de laïcité), et qui par conséquent apparaissent comme des anomalies au regard d’une certaine tradition du Droit français, mais qui ne tombent pas du ciel. Si l’on se réfère à l’autre tradition française, à la part d’ombre que constituent le Droit d’exception et les techniques de pouvoir qui se sont inventées et expérimentées dans les colonies, alors l’actuelle « dérive sécuritaire » perd beaucoup de sa nouveauté et de son exotisme.

Une élite à promouvoir. Que ce soit pour disculper le « modèle français d’intégration » (en montrant à la masse en échec qu’« on peut s’en sortir », et que par conséquent chaque individu est seul responsable de son malheur) ou pour servir d’« intermédiaire » avec les autres « jeunes » au prétexte d’une proximité culturelle, ou encore pour occuper des postes ethnicisés au prétexte de spécificités, partout se décline une injonction idéologique à la déloyauté, dans des modalités proches de « l’évolué » ou du « peau noire, masque blanc » tel que l’analysait Franz Fanon.

Des femmes à « émanciper », malgré elles et contre leurs groupes familiaux. Les débats autour de la « loi sur les signes religieux » ont mis en évidence la persistance des représentations coloniales sur « l’hétérosexualité violente » du « garçon arabe » ou du « musulman » et sur la soumission de sa femme et de ses filles. Le fait même de récuser la parole des premières concernées, et de les sommer de se dévoiler, sous peine d’exclusion et de déscolarisation – en d’autres termes : de les « forcer à être libres » – relève d’une conception de l’émancipation qui fut celle des colonisateurs [19].

L’enjeu de la nomination

Deux précisions s’imposent, pour finir, en réponse à des objections récurrentes. Tout d’abord, dire qu’il existe un racisme post-colonial ne revient pas à dire que ce racisme est le seul à l’œuvre dans la société française de 2006, que la colonisation est la seule source du racisme, et que les pays qui n’ont pas eu d’empires coloniaux n’ont pas leurs propres racismes, avec leurs propres fondements historiques. Il est évident qu’il existe en France d’autres racismes, c’est-à-dire d’autres formes de stigmatisation irréductible à la xénophobie : les racismes anti-juifs et anti-tziganes notamment – ou même des formes radicales de mépris social à l’égard de « blancs pauvres » qui s’apparentent à un « racisme de classe ». S’il est parfois utile de le rappeler, il est en revanche absurde, malhonnête et irresponsable de suspecter ou d’accuser a priori – comme beaucoup l’ont fait [20] – de « colonialo-centrisme », de « concurrence des victimes » voire de « banalisation de la Shoah » ou d’antisémitisme toute personne qui se consacre à l’analyse ou au combat contre les racismes spécifiques visant les colonisés ou les postcolonisés. Nous citerons sur ce point Sigmund Freud : se consacrer aux nombreuses névroses qui naissent de refoulements sexuels ne signifie pas qu’on nie l’existence d’autres troubles et d’autres causalités. De même, souligner les origines coloniales de certaines formes de racisme ne revient pas à nier l’existence d’autres formes de racisme et de discrimination, qui s’enracinent dans d’autres épisodes historiques et d’autres processus sociaux. Nous ne voyons pas plus « la colonisation partout » que Freud ne voyait « le sexe partout » – même si nous la voyons à l’oeuvre là où beaucoup ne veulent pas la voir, comme Freud voyait la pulsion sexuelle là où beaucoup ne voulaient pas la voir.

Parler de racisme post-colonial, ce n’est pas non plus prétendre que les descendants de colonisés vivent une situation identique en tous points à celle de leurs ancêtres. Le préfixe « post » est à cet égard suffisamment clair : il marque à la fois un changement d’ère et une filiation, un héritage, un « air de famille ». Là encore, la précision est parfois utile, mais elle est le plus souvent hors de propos, notamment lorsqu’elle sert à « faire la leçon » à des mouvements militants qui sont parfaitement conscients des différences entre les situations coloniale et postcoloniale – et qui le disent de manière claire et répétée. Tel fut le cas à propos du Mouvement des Indigènes de la République : malgré leurs nombreuses mises aux point [21], nombre de savants ou de responsables politiques leur ont reproché, de manière quasi-rituelle, de se nommer « indigènes » ou de qualifier de « coloniaux » certains discours ou certains dispositifs légaux, administratifs ou policiers. Le code de l’indigénat est aboli, leur explique-t-on doctement.

Le problème que posent ces appels au sérieux et à la rigueur historique, outre qu’ils prennent leurs destinataires pour des imbéciles, c’est qu’ils méconnaissent la spécificité du discours politique, ou plutôt de certaines formes du discours politique (la pétition, le tract, la banderole, le slogan), qui impliquent, de tout temps et quel que soit le front de lutte (ouvrier, féministe, homosexuel…), un certain usage du raccourci et de l’hyperbole. C’est aussi qu’ils méconnaissent le pouvoir heuristique que peut avoir « la colère des opprimés » [22].

Ces rappels à l’ordre laissent enfin un sentiment de « deux poids deux mesures », car on n’entend pas aussi souvent, de la part de chercheur-e-s ou de politiques, les mêmes leçons ou conseils amicaux adressés aux militantes féministes quand elles continuent – non sans raisons – de qualifier notre société de société patriarcale. Il en va pourtant de même pour les lois discriminatoires donnant un statut de mineure à la femme que pour le code de l’indigénat : elles ne sont plus en vigueur. L’égalité hommes-femmes est désormais actée dans les textes de loi, tout comme le principe de non-discrimination en fonction de « la race, l’ethnie ou la religion » – avec la même efficacité toute relative dans les deux cas… On ne retrouve pas non plus un tel souci de mesure et d’hyper-correction lorsque des sans-papiers sur-exploîtés se comparent à des esclaves, quand des philosophes, des sociologues ou des militants de gauche parlent d’Apartheid scolaire ou social, ou quand des salariés, bénéficiant pourtant encore de quelques acquis sociaux et d’un accès relatif aux biens de consommation, continuent de s’identifier, en chanson, aux « damnés de la terre » ou aux « forçats de la faim » …

Plus profondément, les réactions hostiles, méfiantes ou condescendantes suscitées notamment par l’Appel des indigènes de la République posent la question cruciale du pouvoir de nomination et de sa légitimité. Ce pouvoir de nomination a des effets performatifs sur la réalité, sur ce qui en est dit et sur ce qui est renvoyé dans le « non-dit » et même dans l’indicible. Il construit le réel social d’une façon déterminée, imposant ainsi des grilles de lectures, des attributions causales et les conséquences concrètes qui en découlent en termes de politique publique. Il n’est donc pas indifférent de savoir qui s’autorise à nommer qui. Il n’est pas indifférent de voir émerger de nouveaux termes, qu’ils soient d’auto-désignation ou d’hétéro-désignation. C’est sous cet angle, plutôt que sur le mode professoral du rappel des différences entre indigènes coloniaux et postcoloniaux, qu’historiens et sociologues devraient appréhender le récent mouvement des Indigènes de la République. Comme le rappelait Abdelmalek Sayad :

« C’est une chose connue : la dérision est l’arme des faibles ; elle est une arme passive, une arme de protection et de prévention. Technique bien connue de tous les dominés et relativement courante dans toutes les situations de domination : « Nous, les Nègres… » ; « Nous les Khourouto … » (pour dire « Nous les Arabes… ») ; « Nous les nanas… » ; « Nous les gens du peuple… » ; « Nous les culs-terreux », etc. (…). La sociologie noire américaine, la sociologie coloniale enseignent qu’en règle générale une des formes de révolte et sans doute la première révolte contre la stigmatisation (…) consiste à revendiquer le stigmate, qui est ainsi constitué en emblème. » [23]
Notes

[1] Ce texte est extrait du recueil Culture coloniale en France. De la Révolution, ouvrage collectif dirigé par Nicolas Bancel, Pascal Blanchard et Sandrine Lemaire, et co-édité par les Éditions Autrement et les Éditions du CNRS en avril 2008. 768 pages, 35 euros. Avec des contributions de : Robert Aldrich, Nicolas Bancel, Olivier Barlet, Esther Benbassa, Christian Benoît, Pascal Blanchard, Gilles Boëtsch, Saïd Bouamama, Sylvie Chalaye, Antoine Champeaux, Suzanne Citron, Catherine Coquery-Vidrovitch, Didier Daeninckx, Daniel Denis, Éric Deroo, Philippe Dewitte, Marcel Dorigny, Jean-Pierre Dozon, Jean-Luc Einaudi, Driss El Yazami, Bruno Etienne, Elizabeth Ezra, Marc Ferro, Pierre Fournié, Stanislas Frenkiel, Jacques Frémeaux, Charles Forsdick, Vincent Geisser, Ruth Ginio, Daniel Hémery, Catherine Hodeir, Timothée Jobert, Herman Lebovics, Sandrine Lemaire, Gilles Manceron, Jean-Marc Moura, David Murphy, Gabrielle Parker, Mathieu Rigouste, Delphine Robic-Diaz, Alain Ruscio, Benjamin Stora, Pierre Tevanian, Steve Ungar, Françoise Vergès, Dominique Vidal, Abdourahman A. Waberi et Dominique Wolton.

[2] Cf. Y. Gastaut, L’immigration et l’opinion en France sous la cinquième République, Seuil 1999

[3] Cf. G. Noiriel, Le creuset français, Seuil, 1988 et La tyrannie du national, Calmann-Lévy, 1991

[4] Cf. A. Memmi, Le racisme, Folio actuels, 1999

[5] Cf. S. M. Barkat, Le corps d’exception. Les artifices du pouvoir colonial et la destruction de la vie, Editions Amsterdam, 2005

[6] Cf. N. Bancel, P. Blanchard, De l’indigène à l’immigré, Découvertes Gallimard, 1999

[7] Cf. P. Tevanian, « Le corps d’exception et ses métamorphoses », Quasimodo, n°9, été 2005, à lire sur LMSI.

[8] Cf. V. de Rudder (dir.), L’inégalité raciste, PUF, 2000

[9] Cf. C. Delphy,« Un mouvement, quel mouvement ? », à lire sur LMSI.

[10] A. Sayad, « La » faute » de l’absence », L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, De Boeck Université, Paris-Bruxelles, 1997.

[11] K. Marx, Le 18 Brumaire de Napoléon Bonaparte, Éd. Mille et une nuits, 1997

[12] Cf. A. Memmi, Portait du colonisé, op. cit

[13] Cf. R. Hoggart, La culture du pauvre, op. cit.

[14] Cf. E. Savarèse, Histoire coloniale et immigration, Séguier, 2000 ; A. Sayad, « Qu’est ce qu’un immigré ? » , L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, op. cit., 1997.

[15] Cf. S. M. Barkat, Le corps d’exception, op. cit., 2005

[16] Cf. S. Bouamama, Dix ans de marche des beurs, Desclée de Brouwer, 1994

[17] Cf. F. Athané, « Ne laissons pas punir les pauvres », à lire sur LMSI.

[18] Cf. P. Tevanian, Le ministère de la peur, op. cit.

[19] Cf. N. Guénif-Souilamas et E. Macé, op. cit. et C. Delphy, « Antisexisme ou antiracisme : un faux dilemme », Nouvelles questions féministes, Volume 25, n°1, « Sexisme et racisme » , janvier 2006.

[20] Deux exemples particulièrement caricaturaux : Fadela Amara et Philippe Val. La première, réagissant dans une tribune de Libération à l’Appel des indigènes de la République, objecte aux signataires de cet appel que « la guerre d’indépendance algérienne n’est pas l’équivalent de la Shoah », car « le programme de l’Algérie française, ce n’était pas l’extermination totale d’une population. ».

Ce type d’énoncés pose le problème suivant : ils sont absolument incontestables, mais leur énonciation est totalement insensée précisément parce que l’énoncé est incontestable et incontesté. En l’occurrence, nulle part dans l’appel des indigènes de la République – et pas davantage dans les discours périphériques tenus par lesdits « indigènes » – ne figure une mise en équivalence entre la colonisation et la Shoah. Quel sens cela a-t-il dès lors de le leur reprocher, sinon celui de les disqualifier par n’importe quel moyen, de manière à ne pas avoir à répondre à leurs véritables analyses et leurs véritables demandes ? Quel sens cela a-t-il de souligner cette différence inconstestable et incontestée entre la colonisation et la Shoah, sinon celui de relativiser à tout prix la gravité de la colonisation ? Quant à Philippe Val, il va plus loin encore, et pratique la diabolisation sur un mode presque infantile, en faisant de ses adversaires de véritables « méchants » :

« Les Indigènes de la République voudraient mettre sur le même plan la colonisation, l’esclavage et la Shoah, afin, non pas tant de valoriser les drames qu’ont vécus leurs aïeux, mais de relativiser la Shoah. ».

Il suffit là encore de lire les productions des Indigènes de la république pour mesurer le caractère insensé et odieux d’une telle affirmation. Nous sommes même dans la diffamation au sens juridique du terme, dans la mesure où le propos est non seulement infâmant et mensonger, mais aussi animé par une évidente « mauvaise foi » et une non moins évidente « intention de nuire ».

[21] Cf. notamment A. Héricord, S. Khiari, L. Lévy, « Indigènes de la République : réponses à quelques objections », à lire sur LMSI.

[22] C. Guillaumin, « Les effets théoriques de la colère des opprimés » , Sexe, race et pratique du pouvoir, Editions Côté Femmes, 1992.

[23] A. Sayad, « Le mode de génération des générations immigrées » , Migrants-Formation, n° 98, septembre 1994

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