La déshumanisation ordinaire des victimes non-occidentales

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Rafik Chekkat22 mars 2016Opinion et analyses*

« Je dirai sans ambages que la majeure partie de la population blanche de ce pays m’impressionne, et m’impressionne depuis très longtemps, par le fait qu’elle est au-delà de tout espoir concevable de réhabilitation morale. Ils ont été blancs, si je puis dire, trop longtemps. Ils ont été mariés au mensonge de la suprématie blanche pendant trop longtemps. L’effet dans leurs personnalités, leurs vies, leur compréhension même de la réalité, a été aussi dévastateur que la lave qui a immobilisé de manière si mémorable les citoyens de Pompéi. Ils sont incapables de concevoir que leur version de la réalité, qu’ils veulent que j’accepte, est une insulte à mon histoire, une parodie de la leur et une violation intolérable de moi-même ».
James Baldwin

Ce mardi 22 mars 2016, trois explosions – qualifiées immédiatement d’« attentats terroristes » par le parquet belge – sont survenues dans la matinée à Bruxelles. Vers 8 heures, deux explosions ont eu lieu dans le hall des départs de l’aéroport de Zaventem. Et vers 9 heures, une explosion a eu lieu à la station de métro Maelbeek.

Le bilan non définitif de ces attaques fait état de 34 mort-e-s et plus de 200 blessé-e-s. En France, les chaines d’info en continu se sont immédiatement mises à couvrir l’événement, pendant que tous les dirigeants politiques condamnaient unanimement ces attaques et affichaient leur solidarité envers leurs voisins belges.

Depuis ce matin, nous assistons même à un concours de superlatifs dans la condamnation des événements. La maire PS de Paris, Anne Hidalgo, a annoncé sitôt les attentats connus que la tour Eiffel s’illuminerait aux couleurs de la Belgique, tandis que le président François Hollande a estimé que « toute l’Europe était touchée » par ces attaques.
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Aucun soutien politique similaire n’a été affiché, par exemple, après l’attaque du 13 mars 2016 contre un site touristique à Grand-Bassam, près d’Abidjan, et qui a fait 15 mort-e-s. Aucun dispositif médiatique comparable n’a été mis en place après l’attentat-suicide perpétré ce samedi 19 mars 2016 à Istanbul, faisant 4 morts et près de 40 blessé-e-s.

Une telle différence de traitement est-elle seulement due à la proximité géographique et linguistique avec la Belgique ?

La veille des attentats du 13 novembre 2015 à Paris, deux attaques revendiquées par l’Etat islamique (EI) dans un quartier du sud de Beyrouth ont fait 43 mort-e-s et plus de 239 blessé-e-s. Aux Etats-Unis, en Europe, en Australie, ces attaques – les plus meurtrières dans le pays depuis des décennies – n’ont fait l’objet que de quelques brèves, tandis que les attaques de Paris, le lendemain, ont de suite fait l’objet d’une couverture en continu. On le voit, la proximité géographique n’explique rien.

C’est pourquoi, il ne s’agit pas seulement de dénoncer ce traitement différencié, mais bien de montrer que ce qui est à la base d’une telle distorsion, c’est la conviction profondément enracinée en Occident qu’une vie blanche, ou tout du moins occidentale, vaut d’avantage que celle d’un-e non-occidental-e.

Une conviction qui a un long passé en Europe, celui précisément de la rationalisation des génocides, de l’esclavage, et des crimes du colonialisme, et qui a conduit à une dévaluation des cultures et vies non-occidentales :

« Il me semble que le pouvoir illimité d’un groupe sur un autre, ce pouvoir de vie et de mort, fausse inévitablement l’idée que le groupe dominant se fait du groupe dominé et de tous ceux qui lui sont apparentés. Cette idée née du rapport puissant/faible, devenu synonyme de supérieur/inférieur, est une prémisse essentielle à toute entreprise de conquête de colonisation, bref, de domination des hommes par d’autres hommes convaincus de leur appartenance une espèce supérieure. »

Rosa-Amelia Plumelle Uribe, La férocité blanche.

Aujourd’hui, ce credo de la « mission civilisatrice » et du « fardeau de l‘homme blanc » s’incarnent dans des guerres permanentes, qualifiées de préventives, et menées pour des raisons dites « humanitaires » ou « sécuritaires ». Et c’est pourquoi les crimes commis par les États occidentaux ou leurs relais échappent à ce jour à toute responsabilité lorsqu’ils sont perpétrés dans le monde non-occidental.

Les États occidentaux continuent d’essayer de « civiliser » les populations extra-européennes, convaincus qu’ils sont qu’ils ont le droit de les changer et de les améliorer par la contrainte. Passent alors à la trappe les pertes quotidiennes parmi les populations du Yémen, de l’Irak, de Palestine, de Syrie, de République démocratique du Congo… On ne s’identifie qu’à la souffrance des gens « comme nous ». Les vies non-européennes n’ont pas la même valeur.

A travers la mise en spectacle du terrorisme à laquelle nous assistons depuis ce matin, nous finissons, si nous n’y prenons pas garde, par nous habituer et par intérioriser nous-mêmes ce type d’indignation sélective. A force d’être répété, le procédé en devient même notre mode premier de réaction.
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Il nous faut faire un grand effort intellectuel pour résister aux puissances qui tentent d’orienter au profit de l’agenda répressif et impérial les traumatismes causés par les images de déflagration et de souffrances.

Nous sommes des millions à provenir de pays meurtris par des conflits dans la plupart desquels les régimes occidentaux ont une grande part de responsabilité, et nous mesurons les pertes immenses que des attaques comme celles perpétrées à Bruxelles peuvent causer.

Nous sommes tou-te-s confronté-e-s à l’horreur, à l’angoisse, à la mort. Et en ce jour, nos pensées vont aux victimes, à leurs familles, ainsi qu’aux victimes quotidiennes des bombes et frappes en Turquie, au Yémen, Palestine, Syrie, Irak, Cote d’Ivoire, Tunisie, Centrafrique, Libye…

Parce que l’indignation sélective est un luxe que les racisé-e-s ne peuvent pas se payer.

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