Au premier tour des élections régionales, un Français sur deux s’est abstenu. En ajoutant les votes blancs et nuls, et ceux qui ne se sont pas inscrits, 58 % des gens n’ont pas voté pour les partis en lice. Durant l’entre-deux tours, ces millions de personnes, dont nous faisons partie, ont été insultés sur les réseaux sociaux, condamnés par une grande partie des chroniqueurs radios et des éditorialistes de la presse écrite, quand ils n’étaient pas décrits comme une masse perdue et qu’il fallait ramener vers la lumière de la démocratie. Mais qui tient le plus à la démocratie ? Ceux qui se méfient des partis politiques, de leurs alliances, leurs guerres de postes, leurs fausses promesses et beaux discours ? Ou ceux qui soutiennent encore et toujours qu’on a bien de la chance de pouvoir voter pour nos chefs ? Dans la période sombre que nous vivons, où les élites économiques gagnent chaque jour du terrain, où le peuple perd chaque mois des revenus et des droits, l’abstention est le seul signe d’espoir, le signe que le peuple n’est pas dupe du jeu malsain qui se joue contre lui. Pas étonnant que de plus en plus de citoyens soient tentés par l’abstention, et qu’une bonne partie de ceux qui votent encore ne le fasse plus qu’à reculons.
1 – Plus la classe politique se referme, moins nous votons
Vous voulez comprendre les abstentionnistes ? Regardez la classe politique ! En 1945, les ouvriers et les employés constituaient 19 % du Parlement. C’était encore peu par rapport à leur proportion dans la société, mais c’était énorme par rapport à la situation actuelle : il n’y a plus qu’un ouvrier à l’Assemblée nationale, et 81 % des députés font partie de la classe supérieure (cadres et professions intellectuelles supérieures). Pourtant, les ouvriers et les employés représentent près de 60 % de la population ! Et c’est pareil à tous les échelons : les maires de grandes villes, les conseillers régionaux et départementaux, la grande majorité font partie de la bourgeoisie. A priori, rien de mal à cela : un représentant du peuple doit, en république, être capable de faire abstraction de ses intérêts et perceptions pour se projeter dans ceux de la majorité, et penser en termes « d’intérêt général ». Mais comment le pourrait-il ? Actuellement, un élu des grands partis n’a de contact avec les classes moyennes et populaires que lorsqu’il se rend « sur les marchés ». La sortie sur les marchés est un lieu commun du discours politicien : « Sur les marchés, les gens me disent que leur priorité c’est la sécurité ! », « Sur les marchés les gens me disent que leur priorité c’est l’emploi ! », « Sur les marchés, j’ai rencontré cette femme au foyer extraordinaire qui…». Bref, de nos jours la classe politique est constituée de bourgeois dont le seul lien avec le peuple est son bain de foule mensuel, sur les marchés (surtout en période électorale). C’est plutôt fragile comme représentation non ?
On se retrouve donc avec des hauts fonctionnaires qui représentent des précaires, des millionnaires qui évoquent avec émotion « ces mères célibataires qui galèrent en fin de mois », des diplômés des Grandes écoles qui parlent au nom des apprentis artisans de 16 ans. Tous ces gens, bien peu éprouvés par leur vie de membres de la classe supérieure, utilisent qui plus est la politique pour se construire un univers professionnel et financier sécurisé, grâce notamment aux cumuls des mandats et des indemnités, un sport national. Claude Bartolone, « candidat malheureux » à l’élection régionale d’Île-de-France va-t-il devoir revenir à la vie civile après avoir perdu son poste ? Non, il se fait réélire président de l’Assemblée nationale, poste qu’il avait mis de côté le temps de faire campagne ! Même lorsqu’ils poussent le bouchon trop loin en abusant de leurs mandats pour magouiller, comme Alain Juppé, ils sont tout juste condamnés à un an d’inéligibilité. Une année que Monsieur Juppé a passé à donner des conférences grassement rémunérées au Canada, avant de revenir, sa « peine » purgée, reprendre son poste de maire de Bordeaux, poste qu’un vassal lui avait tenu au chaud le temps de son exil. Et on nous l’annonce comme meilleur rempart à Le Pen en 2017 ! La politique pour nos élites c’est surtout un bon moyen de se faire un carnet d’adresses en béton armé, qui permet de tirer bien des ficelles, de caser les copains et de s’assurer une belle carrière. La vie politique est la vie professionnelle la moins risquée de toutes. Et c’est cette vie-là, faite sur notre dos et financée par nos impôts, qu’on nous demande de légitimer par nos votes.
Plus la vie politique s’embourgeoise et se professionnalise, moins les gens votent. Depuis trente ans, les derniers élus des classes populaires disparaissent de notre vie politique et l’abstention atteint des sommets. Est-ce que le fait d’avoir des bourgeois protégés comme représentants suffit à nous pousser à ne plus voter pour eux, qui composent les sommets de tous les grands partis politiques ? Non, pas seulement. Ce qui nous pousse à ne plus voter pour les bourgeois, c’est qu’ils agissent d’abord en faveur des bourgeois.
2 – Plus les partis roulent pour l’oligarchie, moins nous votons
On a surtout en tête les exemples les plus éclatants : Nicolas Sarkozy, nouvellement élu président de la République en mai 2007, invite dans un resto chic parisien des stars du show biz et des grands patrons, que des très grandes fortunes. Deux mois plus tard, sa ministre de l’Économie, Christine Lagarde (désormais présidente du Fonds monétaire international), fait voter à l’Assemblée le « Paquet fiscal », un ensemble de mesures destinées à aider les entreprises et à alléger les impôts des plus riches. Les mois suivants, des milliers de ménages riches touchent des chèques de « remboursement » d’impôts de la part du fisc. Mais ça, c’était presque cohérent. Sarkozy avait été élu pour ça, il ne se cachait pas qu’il aimait les riches.
« L’alternance » nous a pourtant montré la même politique de classe : pour divers prétextes (comme « réduire le chômage »), le gouvernement « socialiste » a distribué des milliards aux entreprises, en plusieurs vagues (« crédit impôt compétitivité », « pacte de responsabilité »…), assurant les marges de leurs actionnaires, et a constamment protégé les grands groupes de toute législation contraignante. Mardi 15 décembre, le gouvernement est intervenu à l’Assemblée nationale pour empêcher le vote de l’amendement « reporting ». Il s’agissait d’une mesure destinée à permettre au public d’accéder aux montants d’impôts que paie une entreprise française dans chaque pays où elle est implantée. Le but était de rendre « transparentes » les démarches d’optimisation fiscale de nos entreprises, non pas pour les interdire, mais tout au plus leur « mettre la honte ». Ce n’était donc pas la mer à boire. Eh bien pour le gouvernement si. Par le biais du secrétaire d’État au Budget, il a demandé une interruption de séance de 40 minutes, le temps d’aller retourner les députés qui étaient prêts à voter cette mesure pouvant nuire, selon le gouvernement « à l’image et donc à la compétitivité de nos entreprises », et de faire venir dans l’hémicycle les députés hostiles à l’amendement. La mesure a donc été retoquée. Ouf !
Des cas comme celui-là il y en a eu des centaines ces trente dernières années. Quelles que soient les majorités et leurs programmes, elles finissent par voter des tonnes de mesures favorables aux plus riches. Et c’est tout à fait cohérent avec le parcours de nos « représentants » : Grandes écoles, gros revenus, ils défendent bien plus les intérêts de ces actionnaires et entrepreneurs que ceux de la majorité du peuple qu’ils sont censés représenter. Ils renvoient l’ascenseur à leurs copains de promo, rendent service à leurs anciens collègues de banque d’affaires ou anticipent leur pantouflage dans un grand groupe. Ils n’ont même pas besoin d’être corrompus pour avoir plus d’empathie pour la classe supérieure dont ils font partie que pour « les gens normaux » qu’ils croisent au marché.
Et nous pendant ce temps nous devrions faire semblant de penser qu’il y a une différence entre ces grands partis ? Qu’entre les députés bourgeois de gauche et les députés bourgeois de droite ce ne seront pas toujours les bourgeois qui seront les mieux défendus ? Devrait-on permettre à leur mascarade d’alternance de perdurer ?
3 – Les « petits partis » ne sont pas une alternative
« Il y a pourtant l’embarras du choix » disent les éditorialistes excédés par l’abstention grimpante. Et d’énumérer avec une pointe d’ironie la liste des « petits partis » dont ils ne parlent jamais, sauf quand les règles électorales le leur imposent : écologistes, décroissants, anticapitalistes, communistes… Pourquoi donc la présence des « petits partis » ne suffit-elle pas à nous ramener aux urnes ?
Alors que dans les grands partis on trouve une majorité de carriéristes qui rêvent de fauteuils et de salons lambrissés, les petits partis à gauche de l’échiquier regorgent quant à eux de puristes qui aiment se draper dans leurs beaux principes. Le tempérament groupusculaire qui en découle, celui qui conduit les gens d’extrême-gauche à considérer la majorité de leurs concitoyens comme des beaufs racistes, par exemple, explique déjà pas mal de choses. Mais pour les autres, composés aussi de gens sincèrement désireux de changer les choses et de disputer le leadership politique au FNLRPS, l’explication vient également de l’extérieur. Le système électoral – de liste à deux tours dans le cas des régionales – leur impose une existence liée aux grands partis. Pour survivre au second tour avec un score faible, il faut « fusionner » avec les grands partis ! Sinon, on disparaît dans les limbes, jusqu’à la prochaine élection ! Cela explique pourquoi les alliances alternatives comme le Front de Gauche sont systématiquement satellisées par le PS, et pourquoi les abstentionnistes comme nous ne se rabattent pas sur elles. La réalité en France pour l’instant, c’est que si vous votez FdG au premier tour, vous votez PS au second. Si vous votez écolo, c’est pareil. C’est d’ailleurs pour ça qu’il y aussi des carriéristes dans les petits partis. Si vous voulez avoir une chance de devenir ministre PS, ça peut être bien d’aller à EELV ! Et si vous êtes bien placé au PCF, vous serez sans doute un jour élu sur une liste « d’union de la gauche ». Inféodés aux grands, les petits partis reproduisent bien souvent les mêmes tares qu’eux. Alors à quoi bon voter pour eux, on peut savoir ?
4 – ce que le vote est devenu
Ce qui est étonnant, c’est que tout ce qu’on dit là, journalistes, politiques et militants le savent. Régulièrement ils le déplorent d’ailleurs. Mais il n’en demeure pas moins que pour eux, ça ne suffit pas à justifier l’abstention. Parce qu’en réalité, le vote qu’eux, les républicains acharnés, défendent, n’est pas le même que le nôtre.
Le bulletin que notre élite nous demande de mettre dans l’urne n’est en fait pas un bulletin de souveraineté, comme il est écrit dans notre Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, et comme nous le croyons. C’est un bulletin d’adhésion. L’adhésion à la République. Mais pas n’importe quelle république : cette république-là. Une République qui a pour synonyme l’énoncé : « Un député représente le peuple, même s’il est un bourgeois, alors ayez confiance, braves gens ». Le bulletin qu’on nous demande de mettre dans l’urne c’est celui qui dit : « Je sais que ces politiques ne me représentent pas vraiment, que tout m’échappe, mais je suis beau joueur et j’accepte malgré tout les règles, parce que ça pourrait être pire ».
« Car ça pourrait être pire », nous répète-t-on en boucle. Pourquoi voter PS ? Parce que si c’est la droite, ça sera pire. Pourquoi voter pour la droite ? Parce que l’extrême-droite ça serait l’horreur absolue. Fini le vote programmatique, où l’on choisit ce qu’on aimerait pour nous et notre pays, bienvenue dans l’ère du « moins pire ».
Mais ce qui est le « moins pire » pour nous, c’est le meilleur pour eux, les riches, les actionnaires et entrepreneurs, qui sont au sommet de notre société. Notre « moins pire », c’est pour eux plus de dérégulation du droit du travail, plus de réduction d’impôt, et surtout l’assurance que jamais l’ordre des choses qui leur profite ne sera remis en question. Quoi de mieux pour eux que ce « moins pire » pour nous ?
5 – Nos conditions pour retourner aux urnes
Pour récupérer les abstentionnistes et « renouveler » la politique, les élites ont recours à des propositions aussi hypocrites que grotesques, sans parler de leurs idées de contraindre le vote en le déclarant obligatoire, forçant ainsi les récalcitrants à accepter un régime pour lequel « des gens sont morts » (mais surtout grâce auquel des gens vivent bien). Le plus souvent, on met en avant des hommes politiques jeunes, comme si la jeunesse garantissait l’esprit d’innovation, et que notre problème de représentation était générationnel, et pas social. Ou bien on fait de la diversité, en estimant qu’en mettant des gens de couleurs cela signifiera nécessairement qu’on associe le peuple aux décisions (un peuple qui, pour les élites parisiennes, se résume à celui qui est le plus près de lui : les citoyens d’origine immigrée de l’autre côté du boulevard périphérique). Ou encore on pratique l’appel à la « société civile » : on fait venir des associatifs, parents d’élèves, syndicalistes, on les entasse dans une salle, on les fait discuter d’un programme puis on retient deux trois propositions qui seront intégrées, ou pas, aux orientations du parti. Mais comme notre système politique n’oblige pas les représentants à respecter le programme pour lequel ils ont été élus, ce genre de consultation de signifie rien.
Mais nous, on ne veut d’ailleurs pas de partis qui « associent les gens » à leurs décisions. On veut une organisation qui soit composée de ces « gens », autrement dit du peuple. Pourquoi l’ensemble des organisations représentées en France au niveau politique sont-elles composées surtout de membres des classes supérieures ? Car, de gauche comme de droite, conformistes ou « anti-système », elles recrutent d’abord des gens qui ont du temps et de l’argent. Des étudiants, des cadres, des fonctionnaires… Mais aussi des gens « compétents », qui ont goût pour le débat et la lecture. C’est particulièrement fort à la gauche radicale. Ces organisations partent du principe que leurs idées sont complexes, subtiles et qu’elles nécessitent des esprits éduqués, alors même qu’elles sont censées bénéficier en priorité aux ouvriers et aux employés. Cet intellectualisme promeut donc des gens capables de parler en public, de maîtriser un vocabulaire idéologique bien particulier, et dissuade tous les gens non-diplômés qui souhaiteraient rejoindre ces organisations.
L’abstention est un signe de bonne santé intellectuelle des Français justement ! Comptons sur cette intelligence collective pour produire une nouvelle organisation qui, débarrassée de cette discrimination intello, ouvre ses portes à ceux qui en ont réellement besoin : les ouvriers, les employés, les classes moyennes, les gens diplômés mais non « politisés », ceux que la politique politicienne écœure et qui voudraient seulement agir autour de principes à la fois simples mais qui permettent d’améliorer la vie de la majorité.
Mais pour rendre possible l’existence de ce nouveau mouvement vraiment populaire, il faut d’abord arrêter de penser que nous, les abstentionnistes, sommes des gens individualistes qui s’en foutent. Nous sommes des gens en colère mais qui croient trop en la démocratie pour voter pour « le moins pire ». Nous ne voulons plus faciliter les carrières et les ambitions de quelques politiciens. Nous ne sommes pas dépolitisés : au contraire, c’est notre passion du collectif qui nous dégoûte du jeu politique qu’on nous vend.
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