Quelques pensées sur la Syrie

lundi 20 avril 2015, par Leila Al Shami

En 2011, le peuple syrien, partie prenante d’un soulèvement transnational à travers la région, s’est révolté en grand nombre exigeant la chute du régime. Ce fut une rébellion populaire spontanée, originaire des zones rurales et urbaines défavorisées. C’était une réponse à des décennies de dictature, à un État policier répressif, à une élite mafieuse et aux politiques néolibérales du régime baassiste qui avait appauvri de larges secteurs de la population.

Ce fut un mouvement sans chef qui unissait les personnes au-delà des barrières de classe, d’ethnie et de religion. Les jeunes hommes et femmes se sont organisé•e•s horizontalement dans les comités qui ont surgi dans les villes et villages à travers le pays pour coordonner les manifestations et les campagnes de désobéissance civile, et pour envoyer de l’aide aux communautés assiégées et bombardées. Dans les comités, les activistes ont travaillé pour coordonner les exigences de la révolution à travers le pays — pour la chute du régime et pour une transition vers un état civil, démocratique et non sectaire. Au fil du temps, face à l’augmentation et à la brutalité sauvage de la répression étatique, le peuple s’est armé et organisé en milices populaires pour défendre les manifestants et leurs communautés contre les attaques. En 2012 il y avait un affrontement militaire entre, d’une part, une multitude de milices populaires vaguement regroupées sous l’étiquette « Armée libre » et, d’autre part, l’État.

La Syrie a été la révolution la plus profonde de tous les pays du « printemps arabe ». À la mi-2012, l’État avait perdu le contrôle de plus de la moitié du pays. Dans les aires libérées et dans les zones autonomes nouvellement créées s’établirent des conseils locaux (sur la base de la vision de l’anarchiste Omar Aziz [1]) pour administrer la vie, faire fonctionner les services de base comme l’éducation et l’approvisionnement en eau, ainsi que la culture pour leur propre alimentation. À travers les conseils et les comités, les gens ont mené leurs propres affaires dans les zones libérées au cours des quatre années suivantes, exprimant une solidarité communale des plus créatives et pratiques. Ces expériences en autonomie et auto-organisation peuvent avoir été conduites plus par nécessité que par idéologie, mais elles étaient la preuve d’une transformation sociale importante qui a reconfiguré les relations sociales, loin de celles fondées sur la hiérarchie et la domination, vers l’autonomisation des individus et des communautés. Les énergies qui déchaînèrent la révolution ont conduit à l’émergence de centaines d’organisations et de campagnes civiles ainsi qu’à l’épanouissement d’une culture longtemps réprimée (dans les arts et dans le débat critique).

Mais, comme ailleurs dans la région, la contre-révolution était très forte. Assad a utilisé des missiles balistiques, des armes chimiques et des bombes-barils, ciblant principalement la population civile dans les zones libérées. Au début de 2015, plus de 210 000 personnes avaient été tuées, et quatre fois plus avaient été blessées. Des villes entières sont en ruines, des maisons, des hôpitaux, des écoles et des milieux de vie sont détruits. Plus de 150 000 personnes ont été incarcérées dans les donjons d’Assad, principalement des activistes civils qui se sont opposés pacifiquement au régime. Des milliers ont été torturées à mort. Environ la moitié de la population ne vit plus dans ses propres maisons, soit déplacée à l’intérieur, soit ayant fui le pays en tant que réfugiés. Soixante-cinq pour cent de la population vit dans l’extrême pauvreté et 650 000 personnes sont piégées dans des zones assiégées (comme le camp de réfugiés palestiniens de Yarmouk) livrées à la famine — la politique du régime les amenant à « mourir de faim ou se soumettre ».

Des groupes totalitaires et extrémistes islamistes comme Daech (l’État islamique) ont gagné en puissance dans ce chaos et ont commencé à prendre le contrôle de zones libérées, ciblant les civils révolutionnaires et les milices de l’Armée libre, et commettant des abus horribles et des attaques sectaires. Les gangs criminels et profiteurs de guerre ont émergé. La Syrie est devenue le champ de bataille de guerres subsidiaires, des rivalités entre sunnites et chiites, des interventions étrangères. Les troupes iraniennes et les milices chiites soutenues par l’Iran occupent maintenant une partie du pays et soutiennent le régime. Des extrémistes sunnites étrangers (y compris des colons européens) affluent pour rejoindre Daech. Voilà le prix pour demander la liberté.

Il n’y avait rien d’inévitable dans ce qui est arrivé en Syrie. Depuis le début, les partisans du régime avaient clairement exprimé leurs intentions, ils les ont inscrites sur les murs à travers toute la Syrie : « Al-Assad ou nous brûlons le pays ! » Alors que la Russie et l’Iran ont apporté un soutien économique et militaire illimité au régime pour écraser l’opposition, l’Armée libre de la Syrie démocratique a très peu reçu en termes d’armes ou de soutien. En 2011 le régime a libéré de prison les islamistes (ils ont pris la tête des principales brigades islamistes) qui ont reçu un soutien (financier et militaire), principalement par les États du Golfe. Ils sont parvenus à dominer la lutte militaire. Le sectarisme a été soigneusement entretenu par les stratégies du régime et ses calculs politiques, comme en envoyant les escadrons de la mort alaouites dans les quartiers civils sunnites. Les élites de l’opposition politique de la Syrie en exil ont été séquestrées par l’influence du Golfe ou de l’Occident, de toute façon elles n’ont jamais eu de pertinence réelle sur le terrain. Le pire de tout, les révolutionnaires civils syriens ont été abandonnés, y compris par une grande partie de la gauche internationale qui les a calomniés les prenant pour des insensés, des djihadistes barbares ou des agents de l’Occident.

Une exception s’est faite avec les Kurdes de Syrie qui ont attiré la solidarité internationale pour la révolution sociale se produisant dans le Rojava et pour leur lutte courageuse contre les fascistes de Daech. Alors que cette solidarité est merveilleuse à voir, il est difficile de comprendre pourquoi le soutien étendu aux Kurdes de Syrie ne l’a pas été pour les Arabes qui ont également expérimenté l’autogestion et ont également lutté contre Daech (et contre le régime, une bataille que les Kurdes ont généralement pu éviter). Quoi qu’il en soit, les révolutionnaires de Syrie, aussi bien arabes que kurdes, reconnaissent l’importance de la lutte commune pour la liberté contre tous les autoritarismes (YPG, Unités de protection du peuple kurde, et Armée syrienne libre ont uni leurs forces pour lutter contre Daech et ont mené de nombreuses campagnes en solidarité mutuelle). Il faut pourtant être prudent à l’heure de distinguer entre le soutien pour le peuple kurde et le soutien pour le PYD, Parti de l’union démocratique, qui, malgré son retournement idéologique revendiqué vers l’anarchisme, reste un parti très autoritaire qui exerce maintenant le contrôle sur toute l’aide et l’armement dans le Rojava, qui est le seul parti autorisé à organiser une milice et qui mène des pratiques répressives envers l’opposition kurde dans les zones qu’il contrôle, ainsi que la conscription forcée. Donc, la question devrait porter sur la façon de soutenir les expériences d’autogestion et l’expansion des idéaux libertaires défendus dans sa rhétorique par le PYD et non d’aider un parti politique unique à contrôler le pouvoir.

Il est difficile de terminer sur une note positive pour la Syrie. Nombre des révolutionnaires du début ont été tués, emprisonnés ou ont fui le pays. D’autres, épuisés, ont renoncé à la lutte ou ont été poussés vers l’extrémisme par les épreuves qu’ils ont subies. Mais il y en a beaucoup à l’intérieur et en exil qui continuent de travailler pour la liberté et la justice sociale. J’aimerais encourager les anarchistes à connaître et entrer en dialogue avec les Syrien•ne•s, à appuyer ceux et celles qui travaillent encore dans les comités et les conseils, à soutenir les initiatives humanitaires à l’intérieur de la Syrie et dans les camps de réfugiés, et à aider les réfugiés dans leurs propres pays en Europe ou ailleurs. Se renseigner sur ce qui se passe et travailler pour contrer la propagande et la calomnie propagées par les médias de masse ainsi que par ces sections de la gauche qui sont devenues apologistes pour le génocide d’Assad. Ce qui semblait être un moment d’espoir à travers le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord en 2010 et 2011 s’est transformé en une période très sombre de la contre-révolution. La guerre et la lutte sectaire ont fait exploser la région. Maintenant plus que jamais les activistes ont besoin de la solidarité et du soutien pour continuer à se battre pour un avenir meilleur.

Leila Al Shami
Source : Leila’s blog
Traduction revisée :
“la voie du jaguar”
Notes

[1] Quelques textes d’Abou Kamel (Omar Aziz) ont été traduits et publiés par les Éditions antisociales : Sous le feu des snipers, la révolution de la vie quotidienne (note de “la voie du jaguar”).

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