paru dans CQFD n°130 (mars 2015), rubrique Ma cabane pas au Canada, par Aristide Bostan, illustré par Colloghan
En mai et juin 2013, un mouvement de contestation parti du parc Gezià Istanbul secouait l’ensemble de la société turque. Au même moment, dans le quartier de Bomonti, une filature était occupée par les ouvriers. Près de deux ans plus tard, Özgür Kazova (« Kazova la libre ») peut commencer à envisager sereinement son avenir de coopérative autogérée. Ezgi Bakçay, militante stambouliote, a bien voulu raconter à CQFD la belle histoire d’un des plus forts héritages de Gezi.
Par Colloghan.
CQFD : En février 2013, le patron de la filature se faisait la malle en laissant derrière lui quatre mois de salaires impayés. Peux-tu nous raconter ce qu’il s’est passé depuis ?
Ezgi Bakçay : En apprenant que le patron était parti, les ouvriers se sont précipités à l’usine à l’improviste pour récupérer leur argent, mais c’était trop tard. Ce qu’ils y ont trouvé, en revanche – une chaîne de production à l’arrêt, des pulls pas terminés – leur a donné l’idée de reprendre la production et de vendre les vêtements eux-mêmes, avec pour objectif immédiat la compensation des salaires perdus. Kazova était donc d’abord une usine occupée ; après plus d’un an et demi de lutte et de réorganisation, l’usine est devenue une coopérative en novembre 2014. La dernière bonne nouvelle, c’est l’acquisition des machines par les ouvriers, début février. L’objectif, maintenant, c’est de réussir à survivre sans patron tout en étant créatif et libre dans la production, de travailler pour « gagner du temps libre » et de tisser des liens avec d’autres structures en lutte, que ce soit ici ou ailleurs dans le monde – nous nous considérons comme un petit élément d’un mouvement d’émancipation global des travailleurs.
Quels sont les liens avec le mouvement de Gezi ?
Même si le combat de l’usine a commencé avant, Özgür Kazova est un des plus importants héritages de la résistance du parc Gezi de Taksim. La lutte s’est trouvée renforcée par le soutien des mobilisations de Gezi, notamment à travers les « forums de quartier » qui ont continué un certain temps, même après l’arrêt du mouvement à Taksim. La tente de résistance des ouvriers de Kazova a servi de clinique pour les manifestants attaqués par la police. Et puis il reste l’expérience collective d’un espace-temps révolutionnaire pendant les semaines d’occupation du parc Gezi : le Kazova d’aujourd’hui reflète naturellement les valeurs et les intérêts de Gezi, autour par exemple de la création de nouveaux biens communs ou de nouveaux types de relations humaines.
Et toi, comment tu te situes par rapport au projet ?
Pour le moment, mon travail est plutôt du côté du développement du réseau, que ce soit pour la vente ou plus largement : on est en relation avec d’autres coopératives et d’autres mouvements sociaux – la fabrique autogérée de produits d’entretiens VioMe en Grèce, par exemple. Je travaille beaucoup sur la « communication » – répondre aux messages, animer les réseaux sociaux, etc. Au total, nous sommes onze à Kazova : quatre ouvriers sont là depuis le premier jour, une autre a rejoint le groupe depuis trois mois, et il y a six « militants » impliqués quasiment à temps plein. Pour le moment, seuls les ouvriers sont payés mais si tout va bien, dès l’an prochain, nous arriverons à tous nous rémunérer.
Justement, que va-t-il se passer dans un avenir proche ? Les perspectives sont-elles positives ?
C’est difficile à dire, on est un peu au jour le jour. Özgür Kazova est une école de la société égalitaire et non hiérarchique : chaque jour est important, chaque décision est critique. Nous essayons d’être un exemple de victoire dans l’histoire du mouvement ouvrier international. Concrètement, pour cet été, nous allons produire des T-shirts et des sweat-shirts : les illustrations sérigraphiées sur les T-shirts seront dessinées par cinq artistes turcs à l’occasion d’un workshop.
Économiquement, comment ça se passe ? Faut-il recréer des réseaux de vente depuis zéro ? Sur quoi vous appuyez-vous ?
De manière générale, la coopérative s’inscrit dans un modèle de coopération économique égalitaire, à l’image des principes de l’alliance internationale des coopératives. Côté résultats, pour le moment, le bilan est plutôt positif ! Les ventes décollent bien, sur Internet surtout. On a cinq points de vente à Istanbul et un à Ankara. L’objectif est de les multiplier, autant en Turquie qu’à l’étranger : nous avons des contacts en Grèce et en Catalogne, par exemple. Une campagne de vente est en cours aux États-Unis, une tournée des grandes villes vient de se terminer en Italie… On ne chôme pas ! Et plus globalement, l’objectif est quand même de sortir d’une économie uniquement de solidarité : l’enjeu est maintenant de développer des stratégies de pérennisation de l’activité.
Au moment même de cet entretien, le 21 février, Selaatin Demirtas, président kurde du parti pour la paix et la démocratie (HDP) était à Kazova. Quant à Ezgi, elle s’est empressée de retourner discuter avec les futurs relais romains de Kazova. Elle était d’ailleurs présente à Marseille, à l’Équitable Café les 24 et 25 mars, pour raconter Kazova. Chapeau bas, les tricoteurs !
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