Jacques Rancière, les Idiots utiles du FN à la lumière de la question éducative

dimanche 12 avril 2015
par Chambat Grégory

Jacques Rancière, les Idiots utiles du FN à la lumière de la question éducative

Nouveau billet sur le blog Questions de classe(s) « L’école des réac-publicains »

Jacques Rancière, les Idiots utiles du FN à la lumière de la question éducative

« Le FN peut économiser ses arguments xénophobes : ils lui sont fournis par les « républicains » sous les apparences les plus honorables. » Jacques Rancière, « Les Idiots utiles du FN »,

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Dans un très riche entretien publié la semaine dernière, Jacques Rancière propose un décryptage de 30 ans de convergences entre le discours des intellectuels dits « républicains » et celui du FN. Comme souvent chez l’auteur du Maître ignorant et du Philosophe et ses pauvres, l’entrée « pédagogique » – pas seulement réduite à la seule laïcité ou au retour de la morale à l’école – y est éclairante et c’est à travers elle que nous proposerons ici une lecture de ses propos… tout en renvoyant le lecteur à l’intégralité du texte en ligne.

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La haine de l’égalité

Rancière y défend l’idée que « Tous les idéaux républicains, socialistes, révolutionnaires, progressistes ont été retournés contre eux-mêmes. Ils sont devenus le contraire de ce qu’ils étaient censés être : non plus des armes de combat pour l’égalité, mais des armes de discrimination, de méfiance et de mépris à l’égard d’un peuple posé comme abruti ou arriéré. » On retrouve ici l’un des mécanismes de la rhétorique réactionnaire analysée par Albert O. Hirschman : le « retournement » des valeurs de l’adversaire (de celui qui lutte pour plus de démocratie, pour l’égalité, l’émancipation, etc). S’y ajoute cette tendance si courante chez les « réac-publicains » : le peuple – ou l’écolier, ou l’immigré – comme nouvelle figure non seulement du dégénéré (que l’on pense à la fabrique du « crétin » ou aux emportements de Finkielkraut – « c’est de certains intellectuels, de la gauche dite « républicaine », que sont venus les arguments au service de la xénophobie ou du racisme » rappelle Rancière), mais surtout du barbare, de l’ennemi de la civilisation.

Avec les attentats contre Charlie Hebdo, l’école s’est à nouveau retrouvée au centre de cette offensive républicaine. À nouveau, comme l’écrivait Jacques Rancière dans La Haine de la démocratie « C’est, de fait, autour de la question de l’éducation que le sens de quelques mots – république, démocratie, égalité, société, a basculé. » Or, pour Rancière, il faut changer notre approche du 11 janvier : « Il n’est pas sûr qu’il y ait contradiction, … les défilés ont réuni sans distinction ceux qui défendaient les principes de vie en commun et ceux qui exprimaient leurs sentiments xénophobes » là encore en opposant au nom de la « laïcité républicaine » « les grandes valeurs universelles pour mieux disqualifier une partie de la population, en opposant les « bons français », partisans de la République, de la Laïcité ou de la liberté d’expression, aux immigrés, forcément communautaristes, islamistes, intolérants, sexistes et arriérés. »

La Guerre aux pauvres commence à l’école

L’école d’après Charlie s’est vue donnée comme mission de rétablir l’ordre républicain à travers l’affirmation d’une laïcité étroite – celle-là même dont s’est emparée le FN. Le voile offre un bon exemple de ce discours quand, écrit Rancière, « Il existe toute sorte de sujétions – sociale, sexuelle, raciale. Le principe d’une idéologie réactive, c’est de cibler une forme particulière de soumission pour mieux confirmer les autres. » Le délire réac-publicain des Brighelli et autres Polony sur cette question, ou d’autres comme la mixité, le collège unique, la baisse du niveau, etc. vise avant toute chose à masquer les enjeux sociaux : la question des inégalités, de leur reproduction et de leur légitimation.

Loin d’être la réactivation d’un légitime combat laïque (dont Rancière rappelle une définition simple, mais loin d’être appliquée par ceux qui s’en réclame « à l’école publique, fonds publics, à l’école privée, fonds privés ») ce discours permet de toucher du doigt les mécanismes de l’offensive réactionnaire. Et là encore, l’école offre un champ d’analyse pertinent : « Faute de pouvoir combattre l’accroissement des inégalités, on les légitime en disqualifiant ceux qui en subissent les effets. … Le retournement de l’universalisme républicain en une pensée réactionnaire, stigmatisant les plus pauvres, relève de la même logique. » Une logique que le philosophe Ruwen Ogien avait pointé dans son ouvrage La Guerre aux pauvres commence à l’école, à propos de l’enseignement de la morale (voir l’entretien dans le n° 1 de la revue Questions de classe(s)).

Les chemins de l’émancipation

Sans le citer explicitement, Rancière revient sur les leçons sur l’émancipation de Jacotot avec quelques formules qui rappellent ce texte important : « c’est aux gens qui subissent l’oppression de lutter contre la soumission. On ne libère pas les gens par substitution. » D’autant que c’est bien un système qui produit le FN – Rancière de rappeler que l’UMP qui promeut une loi sur la valeur positive de la colonisation ne vaut pas mieux que Ménard débaptisant la rue du 19-mars-1962 ; mais aussi le PS dont le rôle historique, déclare-t-il, a été de « tuer la gauche ». « Il faut lutter contre le système qui produit le Front national et donc aussi contre la tactique qui utilise la dénonciation du FN pour masquer la droitisation des élites gouvernementales et de la classes intellectuelles. » Parce qu’aujourd’hui, les exploités sont probablement moins les victimes d’un racisme « d’en bas » que d’un racisme « d’en haut » (logement, précarité, contrôle au faciès, etc.).

Pour en finir avec ce qui fait le cœur du système : l’inégalité érigé en principe, une redéfinition de la pédagogie, telle qu’elle fut pensée par Rancière à travers Jacotot, n’est donc pas inutile. Tout comme l’urgence d’un retour au social et à la démocratie : « Le déblocage ne pourra venir que de mouvements démocratiques de masse, qui ne soient pas légitimés par la possession d’un privilège intellectuel. » Dans cet optique, « faire appel aux intellectuels, c’est faire appel à des gens assez crétins pour jouer le rôle de porte-parole de l’intelligence. Car on peut accepter un tel rôle, bien sûr, qu’en s’opposant à un peuple présenté comme composé d’abrutis et d’arriérés. Ce qui revient à perpétuer l’opposition entre ceux « qui savent » et ceux « qui ne savent pas », qu’il faudrait précisément briser si l’on veut lutter contre la société du mépris dont le Front national n’est qu’une expression particulière. »

Grégory Chambat

Pour aller plus loin : un entretien avec Jacques Rancière publié dans la revue N’Autre école que nous reproduisons

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