Il faudrait, toi qui me lis, que tu aies déjà apprécié le livre de David Graeber − Comme si nous étions déjà libres (Lux éd.) − pour, avec le livre de Mark Bray − Occupons Wall Street −, continuer sur ta lancée ; et ce afin d’approcher au plus près cette aventure nord-américaine encore d’actualité où les idées et les pratiques libertaires sont largement présentes. En effet, ce mouvement s’est montré tout autant anticapitaliste qu’antiautoritaire et a été animé par une importante minorité de militants anarchistes au milieu d’une masse de sympathisants de la gauche réformiste de ce pays qui se satisferait, elle, tout simplement, d’une plus grosse part du gâteau. Or, ce que veulent les libertaires, c’est gérer collectivement la boulangerie.
Ces événements se déroulaient il n’y a pas si longtemps. Commencée le 17 septembre 2011, l’action se prolongera, à n’en pas douter, en de multiples répercussions…
Rappelons que 700 personnes furent arrêtées le 1er octobre 2011 sur le pont de Brooklyn alors qu’elles empêchaient la circulation.
Ainsi, en ce début de siècle, l’anarchisme donné pour moribond par nombre d’historiens a paru, le temps d’une action d’envergure, renaître de ses cendres devant des journalistes plutôt déconcertés, des journalistes nord-américains, incapables de réfléchir au-delà des schémas de la culture dominante et encombrés de modes de pensée convenus. Ils étaient bien en peine de comprendre les militants d’Occupy Wall Street qui n’exprimaient, semblait-il, pas de revendications claires, pas d’ambition électorale, qui n’avaient pas de leaders (ou alors beaucoup) et, de plus, qui occupaient des lieux improbables et sans signification particulière.
Mark Bray écrit :
« La destruction du capitalisme et la construction d’une économie démocratique, sans classes, durable d’un point de vue environnemental, caractérisée par l’entraide et la solidarité et se donnant pour priorité de répondre aux besoins humains ; le développement de formes de démocratie participative et directes à partir des communautés locales, des groupes et des personnes réelles qui permettent un empowerment [augmentation de la capacité à se prendre en charge] aussi bien individuel que collectif ; l’élimination de toutes les relations sociales hiérarchiques, quelles que soient les catégories sur lesquelles elles sont fondées (sexualité, race, genre, etc.) : voilà ce que voulait Occupy Wall Street. C’est aussi une bonne part de ce que veulent les anarchistes. »
Ce livre, résultat de 192 entretiens menés lors d’une enquête sur place et tout en suivant l’action, décortique, militant par militant, cette page d’histoire. Forte présence anarchiste, disons-nous ; Encore faut-il préciser que ce qualificatif − que certains des participants rejettent − abrite des réalités diverses que Mark Bray s’emploie à nous faire découvrir.
Cependant, nous n’entrerons pas dans l’estampillage proposé d’anarchistes avec un « a » minuscule différencié des anarchistes avec un « A » majuscule, les premiers caractérisés par un « style de vie », une « contre-culture » et une prédilection pour des thèmes privilégiés comme l’écologie, tandis que les seconds seraient plus organisationnels et mettraient l’accent sur la lutte de classe. Mais, bien sûr, c’est là simplifier à l’excès une réalité plurielle, complémentaire et en perpétuelle évolution.
Mark Bray explique assez minutieusement le fonctionnement des assemblées générales largement ouvertes, moins fréquentées par les militants que par des « touristes » ou par des « énergumènes » ; les militants préférant s’investir dans des « commissions » (presse, ravitaillement, finances, sanitaires, etc.). Cependant, ces lieux de parole sont lieux de conflit ; et l’auteur nous guide ainsi au travers des différentes façons qui permettent d’aboutir à un consensus, ou pas ; il nous décrit, en particulier, quand le public est nombreux et qu’il n’y a pas de haut-parleur, une façon originale de se faire entendre, ce qu’il nomme « le micro du peuple » : une technique de communication toute simple où un individu répète à voix forte, à la cantonade, ce que vient de dire un des participants.
Souvent, les réunions doivent subir les débordements de « perturbateurs » qu’il est difficile d’expulser au nom de la liberté de parole ; donc difficile à contraindre quand il le faudrait, mais, comme l’écrit Mark Bray, « après tout, une révolution est la chose la plus coercitive qui soit ».
Tout un chapitre, « Traduire l’anarchie », est consacré à une attitude relativement partagée par les militants − une sorte d’accord tacite −, pour ne pas dévoiler franchement leur qualité d’anarchiste, car, écrit l’auteur, « si j’avais employé le mot “anarchiste” dès le départ, beaucoup auraient immédiatement fait la sourde oreille ». Et, plus loin, à propos des idées libertaires : « Ces concepts ont été galvaudés dans les cultures populaires et politiques américaines. »
Il s’agissait donc de les « traduire », de dire les choses autrement, car il est inutile de prendre les gens à rebrousse-poil. On peut voir là une volonté de convaincre l’opinion, la société civile, les « autres », par une plus grande attention.
Mark Bray fait remarquer qu’à OWS New York il n’y avait pas de black blocs, donc pas de violence et cite encore Graeber qui avait écrit que les anarchistes qui ont lancé OWS « avaient collectivement décidé d’adopter une stratégie de non-violence inspirée de Gandhi et de refuser la destruction des biens matériels », cette dernière façon étant inappropriée à la situation du moment. Cela noté, Mark Bray dit avoir − ailleurs − participé à des black blocs.
Pour autant est prônée la diversité des tactiques et non pas la condamnation des black blocs qui, quelquefois, ont quasiment été livrés à la police par des manifestants plus pacifiques.
Cependant, par l’écoute de la parole des militants interrogés, l’enquête de Mark Bray nous ouvre un large éventail de réponses aux problèmes de la violence pour, finalement, conclure : « C’est selon leur efficacité que l’on devrait évaluer les tactiques. »
Ce livre développe donc une réflexion qui devrait satisfaire partiellement le questionnement de L. F. du groupe Regard noir (« Anarchisme et violence fantasmée ») dans Le Monde libertaire, n° 1763 du 29 janvier au 4 février 2015. Un L. F. qui dit beaucoup de choses et quelquefois de très bonnes. Comme :
« Être capable de casser trois banques et de lancer quelques cailloux n’a aucune valeur si cela amène à la dislocation totale de notre apparition publique, lanceurs de cailloux compris, c’est une preuve de faiblesse, non de radicalité. »
Par ailleurs, sans doute sommes-nous − nous les « non-violents » − plus familiers de la violence que les violents ne le sont de la non-violence, étant entendu que l’action non-violente est, historiquement, une idée et une pratique relativement neuves chez les militants anarchistes. Retenons cependant la proposition de L. F. d’une discussion en amont, avant l’action, avec l’acceptation de la diversité des tactiques. Il semble que cela se faisait déjà à Gorleben ou lors du G8 en Allemagne. Pour les Français, c’est plus récent.
C’est justement en Allemagne que le philosophe Günther Anders (1902-1992) − mais surtout à propos de la lutte antinucléaire − a été à la source d’un large débat quand, en 1987, il a publié La Violence : oui ou non (Fario éd., 2014) qui remettait en question l’efficacité des actions non-violentes. S’appuyant sur un double thème, l’état d’urgence et la légitime défense, il écrivait :
« Je tiens pour nécessaire que nous intimidions ceux qui exercent le pouvoir et nous menacent (des millions d’entre nous). Là, il ne nous reste rien d’autre à faire que de menacer en retour et de neutraliser ces politiques qui, sans conscience morale, s’accommodent de la catastrophe quand ils ne la préparent pas directement. »
Il écrit encore :
« C’est pourquoi je déclare avec douleur mais détermination que nous n’hésiterons pas à tuer les hommes qui, par manque d’imagination ou de cœur, n’hésitent pas à mettre l’humanité en danger et à se rendre ainsi coupables d’un crime contre elle. »
Le livre, sous-titré Une discussion nécessaire, nous propose un certain nombre de réponses venant d’un large horizon d’opinions qui, pour l’essentiel, ne suivent pas le philosophe dans son exhortation, d’ailleurs sans suite de sa part étant donné son âge.
C’est aussi l’occasion de constater un détournement de vocabulaire qui a conduit à la condamnation de certains non-violents par les tribunaux ; ces derniers n’ont pas hésité à criminaliser, à qualifier de terrorisme, des actions non-violentes comme les blocages par sit-in, les grèves ouvrières, la destruction de pylônes, etc.
Nous sommes ainsi dans la plus grande confusion langagière. Si nous-mêmes avons écrit qu’il y a un continuum entre la violence et la non-violence, l’une n’est pas l’autre. Pour faire image, nous dirons qu’il y a une progression de la lumière ou de l’obscurité entre le jour et la nuit. En effet, il y a l’aube et il y a le crépuscule, mais la nuit, ce n’est pas le jour.
Ajoutons le fait indéniable d’une sorte de fossé culturel dans le vocabulaire entre « violents » et « non-violents » ; par exemple, l’action non-violente est souvent confondue avec une action sans violence. Aussi, réduire la non-violence aux coopératives, aux Amap, au militantisme culturel, etc., est une simplification qui n’a de liens que très distants avec l’action non-violente ; disons que ce sont des activités parallèles qui, cependant, associées à d’autres, peuvent être en quelque sorte des bases arrières pour le combat.
Si la discussion se révèle difficile, il nous paraît que le débat s’ouvre lentement.
À l’évidence, nos camarades américains sont allés beaucoup plus loin que nous.
Pour en venir à quelques points de « friction », citons diverses affirmations :
− Que le « non-violent » manquerait de radicalité et que le « violent » ferait le jeu de la répression.
− Que le discours du « non-violent » serait « facilement récupéré par le pouvoir en place pour renforcer l’ostracisme de ceux qui choisissent l’action directe “violente” ».
Le pouvoir pratique la récupération tous azimuts, il n’y a pas à en douter ; il s’appuie sur une opinion publique qui craint en général les manifestations violentes.
Mais que le souci principal des « non-violents » soit la « respectabilité », non ; plutôt l’efficience face à l’opinion, à la société civile, aux « autres », car, « si vous pensez que casser une vitrine est un acte politique qui vaut la peine d’être accompli, alors vous devriez être conscient qu’il est considéré comme violent par la grande majorité de la population, que vous le vouliez ou non », écrit Mark Bray.
Par ailleurs, Mark Bray ouvre une perspective : « Le fait que la gauche radicale aux États-Unis ait été imprégnée par des pratiques, voire les positions politiques anarchistes, est un pas essentiel vers la création d’un mouvement libertaire de masse à long terme. »
Ainsi, les anarchistes des États-Unis, vilipendés par la grande presse, ces anarchistes aux pratiques extraparlementaires, adeptes de l’horizontalité et de l’action directe, font preuve d’une imagination créative porteuse d’avenir.
Et, à propos d’action directe, Mark Bray n’hésite pas à citer Voltairine de Cleyre :
« Toute personne qui a déjà envisagé de faire quoi que ce soit et qui a essayé de le faire et a réussi ou qui a exposé un projet à d’autres et a obtenu leur coopération pour le réaliser, sans passer par des autorités extérieures pour les prier d’agir à leur place, a pratiqué l’action directe. »
Un Mark Bray qui renchérit à ce sujet en parlant de quintessence d’une politique préfigurative et, citant encore Graeber, qui pense que, lorsqu’on est capable de faire quelque chose, on doit agir « comme si l’État n’existait pas ».
Chaque jour est un commencement, l’espérance libertaire est vivante.
Mark Bray, Occupons Wall Street L’anarchisme d’Occupy Wall Street, Noir et Rouge éd., 2014, 228 p.
Texte écrit à partir d’une chronique pour l’émission Achaïra sur la Clé des ondes en Gironde du 2 mars 2015
André Bernard
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