Le « populisme » du FN : retour sur une invention médiatique

par Annie Collovald, le 2 avril 2015

Entretien avec Annie Collovald, professeure de sociologie à l’Université de Nantes, spécialiste de la droite et de l’extrême droite. Elle a notamment écrit, en 2004, Le « populisme du FN » : un dangereux contresens (éditions du Croquant).

NB : cet entretien a été publié dans l’excellent dossier « médias et extrême-droite » du numéro 14 de notre magazine Médiacritique(s), que vous pouvez toujours vous procurer [dans notre boutique.

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En 2004, dans Le « populisme du FN » : un dangereux contresens, vous montriez notamment que les analyses désignant les classes populaires comme les principaux soutiens du FN étaient infondées et imprégnées de racisme de classe. Pouvez-vous nous préciser quelle a été la contribution propre des médias, mais aussi d’experts issus de la « science politique », à la diffusion de cette idée reçue du commentaire politique et à cette image fantasmée des classes populaires ?

Il faut rappeler que la qualification du FN comme populisme est récente et qu’elle ne s’est pas imposée d’emblée. Il a fallu du temps et surtout différentes mobilisations d’interprètes de la vie politique pour qu’elle gagne en plausibilité et en sérieux, du moins apparent. Son évidence d’aujourd’hui a été progressivement construite, au prix d’une double réorientation des perspectives originelles : celles voyant dans le FN un « fascisme » ou une extrême droite, et regardant surtout les dirigeants de ce parti (leur parcours politique, leurs relations avec la collaboration sous Vichy puis avec l’OAS, leurs discours racistes, etc.). Désormais, c’est le lien unissant un chef supposé charismatique à des électeurs supposés issus majoritairement des classes populaires qui justifie la désignation de populisme.

Dans cette histoire, les journalistes n’ont pas initialement joué de rôle majeur ; ce sont d’abord des « savants » (philosophes politiques, historiens puis politologues) qui, successivement et pour des raisons tenant à des stratégies de distinction dans leurs disciplines respectives, ont travaillé à donner une coloration scientifique à cette dénomination. Ils importent d’abord une des définitions du populisme ayant cours au sein de l’extrême droite américaine à la fin des années 1970, visant à donner une apparence populaire et d’éthique philanthropique à une entreprise néoconservatrice sur le plan économique et politique, pour mieux la présenter comme révolutionnaire et déstabiliser les conservateurs jugés dépassés. Faire du « populisme » pour cette avant-garde radicale ne consistait pas à valoriser le peuple, mais à se servir de lui pour conférer un semblant de légitimité sociale à une cause qui lui est étrangère. Insérée dans les débats français, cette fiction intéressée vient ensuite inventer une nouvelle identité au FN : il ne serait qu’une nouvelle droite, certes un peu radicale mais peu dangereuse, et surtout une droite populaire, la preuve résidant non dans des enquêtes empiriques sur le recrutement de ses militants ou dirigeants, mais dans les discours « sociaux » et anti-élites tenus par les porte-parole frontistes censés subjuguer toutes les victimes de la crise sociale et économique (une lignée populiste est même élaborée – sur des critères de ressemblance lointaine – pour lui conférer un ancrage historique, qui de Boulanger en passant par Poujade, ces héros calamiteux, conduirait sans discontinuités à Le Pen). Articles et ouvrages scientifiques se multiplient, dont les journalistes rendent compte, et leurs auteurs sont invités dans les colonnes des journaux ou sur les ondes à présenter leurs travaux qui tranchent jusqu’au début des années 1990 avec les débats politiques continuant à taxer le FN d’extrême droite honteuse.

Une étape va être franchie et la fiction va gagner son (pauvre) réalisme quand, à partir des années 1990, des politologues inspirés par le « populisme du FN » découvrent, sur la foi de sondages électoraux, un « fait » extraordinaire : ce seraient les classes populaires (ouvriers, employés, chômeurs) qui voteraient Le Pen. Que cette affirmation reçoive de multiples démentis, qu’elle soit moins une avancée scientifique qu’un échafaudage sans théorie ni fondement autre que des préjugés n’empêche rien. La boucle est bouclée, le mot a trouvé sa recette. Le « populisme » attire d’abord le populaire, son étymologie ne renvoie-t-elle d’ailleurs pas au « peuple » ? Rien d’étonnant d’ailleurs à ce que, selon le discours médiatique dominant, un parti indigne rallie surtout les fractions sociales les plus illégitimes socialement : par manque de diplôme et de ressources économiques, elles auraient une crédulité réceptive aux thèses frustes et simplistes du FN, à l’inverse bien sûr des plus éduqués et des plus riches protégés par leur haute culture de toute adhésion à des idées xénophobes ou intolérantes. Le FN devient alors le premier parti ouvrier en France, et le substitut du Parti communiste. Là, les journalistes (et surtout les éditorialistes) retrouvent leurs marques avec l’usage des sondages et leurs commentaires. Ils ne diffusent plus simplement si l’on peut dire une « information scientifique », ils en exploitent eux- mêmes les possibilités : faire des « scoops » à répétition, multiplier les papiers sensationnels (« Mélenchon-Le Pen : le match des populismes », « Et si c’était Marine Le Pen » et dernier en date « Marine Le Pen : personnalité politique de l’année 2014 »), et les prises de positions indignées, avancer des explications renversantes offrant à moindre coût un renouvellement de l’actualité politique : après « les gens d’en bas », « ceux de la désespérance sociale », voici la « France périphérique », « la France d’à côté »… 

Comment expliquer que la catégorie de « populisme » ait pu s’imposer avec une telle force d’évidence parmi les journalistes politiques, comme la seule (ou presque) catégorie pertinente tant pour interpréter les succès électoraux du FN que pour dénigrer les classes populaires, accusées de voter uniformément pour le Front national ?

Plusieurs raisons à cela. Même si les journalistes (du moins un grand nombre d’entre eux) ont contribué à la rendre évidente, et d’abord à leurs propres yeux, en recourant à des sondages, sélectionnant leurs « résultats », extrapolant des interprétations et des commentaires peu fondés, mais terriblement efficaces par leur simplicité… Ils n’ont cependant pas joué seuls : des « savants », des hommes politiques, des intellectuels se sont progressivement ralliés à cette vision d’un FN « populiste », réactivant et créant des relations d’échanges et de reconnaissance croisés, ce qui a pour effet de fermer le pensable et le dicible sur ce parti. C’est aussi que le recrutement des éditorialistes qui s’opère de plus en plus dans les hauteurs sociales les a fait entrer dans le « cercle des importants », dont ils partagent les idées et les humeurs. Proches des responsables politiques de droite et de gauche, des conseillers en communication, des sondeurs qu’ils fréquentent dans les mêmes lieux de sociabilité et de formation, ils sont éloignés des groupes populaires sur lesquels ils portent souvent un regard moral fait de commisération et de déploration : ce qu’autorise le « populisme », qui permet un jeu de bascule entre injure, indignation et plainte pour ses « victimes », dont la « souffrance sociale » n’est pas entendue.

La conjoncture intellectuelle et politique se prête en outre tout particulièrement à une telle distance morale avec les groupes populaires justifiant tous les abandons passés et futurs : les groupes populaires n’ont plus tellement de défenseurs collectifs affichés susceptibles de contrebalancer les jugements émis (le PCF est à la dérive, le PS s’adresse désormais aux classes supérieures… et si le Front de gauche a récemment fait du « peuple » sa cause,le FN a été le seul depuis les années 1990 à se revendiquer vrai parti « populiste » s’adressant aux groupes populaires), les politiques sociales mises en œuvre viennent attester publiquement de la dégradation sociale et symbolique des groupes populaires (« mauvais pauvres » tous tricheurs, menteurs, à surveiller de près et à sanctionner très vite au moindre faux pas).

Surtout la lutte politique s’est transformée depuis une vingtaine d’années et réorganisée sur un mode virtuel, sous l’effet, entre autres, de la réorientation de tous les partis sur les enjeux électoraux et de l’usage intensif des sondages hors élections et pendant celles- ci. Elle tend ainsi de plus en plus à se fermer sur elle-même, à être sous l’emprise des calculs électoraux et des « gens qui comptent » (instituts de sondage, patronat, par exemple). Du coup, la seule réalité qui mérite d’être prise en charge est celle qui occupe les unes de la presse ou des sondages et les conversations en ville et non celle qu’éprouvent au quotidien les plus démunis. On comprend que le véritable problème à résoudre pour la démocratie, c’est moins le FN en tant que tel (surtout qu’il se serait dédiabolisé) que ces groupes populaires naturellement enclins au « pire » si l’on n’y prend garde (ce qu’invite spontanément à penser le populisme).

En affichant, plus ou moins ouvertement, leur mépris du FN et surtout de ses électeurs, assimilés à une foule d’arriérés emportés par le ressentiment social et envoûtés par le verbe du chef charismatique, pensez-vous que les journalistes ou présentateurs-intervieweurs, bien que parfois sincèrement opposés aux thèses frontistes, aient pu favoriser ses succès politiques actuels ?

De quels succès s’agit-il ? Pour les succès électoraux, j’en doute, mais ce serait trop long à expliquer. Succès politiques, dans le sens où le FN a gagné en légitimité, est devenu un acteur central autour duquel la compétition politique doit s’organiser, où ses idées tendent à devenir des opinions ou des prises de position comme les autres, très certainement, mais pour toutes les raisons que j’ai évoquées plus haut. Le FN serait d’ailleurs aujourd’hui presque aux portes du pouvoir… Quel meilleur indicateur de ce succès dans les représentations que cette idée qui court du PS à l’UMP que tout se joue pour la démocratie en termes de valeurs et non en termes d’égalité sociale et économique, de lutte contre les injustices vécues, de participation de tous à la définition du souhaitable et désirable en société ? C’est ainsi une vision purement normative de la démocratie qui s’impose et qui sert le jeu du FN : son destin ne se jouerait que lors des élections et non dans le cours ordinaire de la compétition politique, que par la présence d’extrêmes et non dans les retournements, atermoiements, compromis qui s’opèrent chez les acteurs centraux du jeu politique, ce qui évite d’interroger le comportement des élites sociales, économiques, médiatiques et politiques, les relations qui s’établissent entre elles au-delà des frontières partisanes (bien affaiblies depuis plusieurs années) comme leurs fréquentations, leur passage d’un parti à l’autre, leurs emprunts idéologiques, et les disculpe de la montée des intolérances et des inégalités voire du retournement autoritaire qui atteint la démocratie dans ses règles pratiques et juridiques.

Cette catégorie de « populisme » est parfois utilisée dans les médias pour disqualifier d’autres formations politiques, situées à l’opposé du spectre politique (à la gauche du PS). Selon quelles logiques peut-on prêter le même autoritarisme, ou le même ressentiment social, à des militants qui combattent pourtant souvent frontalement les thèses frontistes et à des électeurs qui lui sont généralement hostiles ? N’est- ce pas là une version euphémisée de la catégorie fourre-tout de « totalitarisme », visant à présenter fascisme et communisme comme deux frères jumeaux, tous deux ennemis de « la démocratie » ?

Les usages actuels du « populisme » fonctionnent effet à l’inventaire à la Prévert, la poésie en moins et les intentions politiques en plus : Chirac, Berlusconi, Sarkozy, Tapie, Cresson, Chávez, Le Pen, Haider, Fortuyn, Bové, Lula, Mélenchon, tous des populistes. L’idée que les « extrêmes » se rejoignent n’est vraiment pas nouvelle, c’est une des stratégies pour disqualifier les organisations de gauche, mais aussi pour rehausser en dignité des organisations honteuses, et l’on pourrait dire que c’est une des topiques de l’idéologie réactionnaire mise en avant par A. Hirschman [1]. Le « totalitarisme » s’y est en effet employé, mais, à la différence du populisme, la notion était très complexe à manier et à argumenter, et elle a suscité de très vives controverses à la fois scientifiques et politiques qui en ont fait un mot peu crédible. Le populisme, lui, raccourcit et simplifie très bien les argumentations, le mot maintenant suffit à expliquer (et à injurier) et économise la démonstration en s’épargnant des enquêtes autres que de façade et sur les façades (l’image, le ton, le style des leaders). Pas d’idéologie avec lui, c’est juste un engouement de tous les laissés pour compte de la modernisation économique pour un chef charismatique dont le charisme et le statut de leader incontesté d’ailleurs n’ont pas besoin non plus d’être prouvés, il suffit de regarder et d’écouter le « chef » et tout est clair.

Ainsi, du moins dans ses usages actuels, la qualification de populisme appauvrit la réflexion et le raisonnement, et est très efficace pour produire des jugements et des stigmatisations sous couvert de constats. Dès lors, elle autorise à peu près n’importe quels rapprochements, rapprochements historiques ou internationaux au mépris de toute contextualisation même rapide (quels rapports entre Boulanger au XIXe siècle et Le Pen dans les années 1990 ? entre Chávez au Vénézuela et Le Pen en France ?), rapprochements politiques : on avait déjà eu droit au « gaucholepénisme » puis à « l’ouvriérolepénisme », au « trotskolepénisme », maintenant à Mélenchon-Le Pen même combat. Si en plus cela permet de faire « fun » en créant du « buzz », que demander de plus ?

À en croire de nombreux journalistes, tous médias confondus, depuis son arrivée à la tête du FN en 2011, Marine Le Pen aurait entrepris la « dédiabolisation » du parti d’extrême droite. Ne faut-il pas chercher les raisons du succès politique de cette entreprise dans le fait que cette « dédiabolisation » avait été engagée dès les années 1980 par l’emploi et la diffusion dans les médias de la catégorie de « populisme », puisque celle-ci venait se substituer à des caractérisations faisant du FN l’héritier du fascisme historique ou du régime de Vichy ? Par ailleurs, comment ce nouveau schéma interprétatif d’un FN normalisé s’articule-t-il avec la catégorisation en termes de « populisme » ?

Dédiabolisation aujourd’hui, notabilisation hier : dès les premiers emplois du « populisme » pour désigner le FN, il s’agissait bien de montrer que le parti frontiste des années 1980 n’était plus du fascisme ou une extrême droite au passé sulfureux. C’était une nouvelle droite radicale et populaire. Le FN avait changé, il était en rupture de filiation (celle qui s’invente alors enjambe l’épisode vichyssois pour aller directement au XIXe siècle !). C’est du moins cette représentation que les premiers, philosophes et historiens, à en faire usage tentaient d’imposer. Par sa participation aux élections, le FN se serait « acclimaté » à la démocratie, et serait devenu un parti de notables certes à la fréquentation un peu désagréable, mais qui n’auraient plus rien à voir avec les affreux des années précédentes. Un danger certes, mais vraiment très peu sérieux.

Les saillies verbales des députés frontistes de 1986 à 1988 ont un peu ébranlé cette image. Dans les années 1990, déplacement de perspectives : le FN est bien un populisme, et le danger qu’il incarne pour la démocratie tiendrait au fait qu’il serait « trop démocratique », qu’il voudrait donner « trop de place au peuple ». En clair, il serait démocratique, mais il prendrait trop au sérieux la démocratie ! Une démocratie trop démocratique est le véritable problème, mieux vaudrait une démocratie sans le peuple (qui, si on le laisse agir, fait et dit n’importe quoi) ou, du moins, avec un peuple fortement contrôlé voire réduit à être une simple instance acclamative des élites éclairées… comme cela se passe dans les régimes autoritaires. Le discours sur la « normalisation » du FN – qui n’est pas si accepté que cela – n’est pas contradictoire avec cette représentation, bien au contraire. Les dirigeants frontistes ne font que leur job de responsables politiques, ils jouent des représentations ; le risque vient du « peuple », c’est lui le problème. Se crée ainsi une véritable incompréhension de ce qu’est le FN : pas plus populiste que populaire, banalisé, notabilisé, nationaliste, il s’agit, si peu que l’on observe ce que ses discours font à la réalité, d’une extrême droite qui exerce non pas « la préférence nationale » comme ses dirigeants l’invoquent et les commentateurs le rappellent à satiété, mais le « dénationalisme » qui transforme des nationaux en immigrés pour toujours et pratique le double langage en profitant de son insertion dans le jeu politique pour faire passer (avec un succès certain) son idéologie anti-républicaine.
Notes

[1] Deux Siècles de rhétorique réactionnaire, Fayard, 1991.

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