Dans un essai puissant, ironique et rapidement devenu un manifeste, la grande écrivaine nigériane entend redonner toute sa force au féminisme. En invitant les hommes à devenir féministes pour se libérer de leur domination.
Féminisme, Littérature
Attention, texte viral. Lorsqu’au mois de décembre 2012, Chimamanda Ngozi Adichie s’avance pour prononcer le texte d’une conférence devant le TEDXEuston, un colloque annuel consacré à l’Afrique, elle est anxieuse, presque intimidée. Pourtant, l’écrivaine nigériane a déjà publié L’Hibiscus pourpre et L’Autre moitié du soleil, deux romans magnifiques qui l’ont internationalement consacrée. Seulement, ce jour là, elle s’apprête à parler de féminisme et – ce qui est pire si l’on veut –, elle entend bien exprimer, développer un point de vue résolument féministe sur les relations hommes-femmes en Afrique. Elle s’inquiète donc des réactions du public.
Ce sera, pourtant, un triomphe. L’accueil n’est pas seulement bienveillant, les acclamations fusent de toute part. Bien plus, ce discours va faire sensation, au point de se diffuser de manière virale, notamment dans la communauté afro-américaine. Jusqu’à ce que Beyoncé elle-même (oui, Beyoncé !) popularise encore plus, si c’était possible, certains propos du discours. C’est ainsi que la chanteuse américaine va « sampler », littéralement reprendre des pans entiers du discours de Chimamanda Ngozi Adichie, dont on entendra même, sur les ondes, la voix douce et insistante, insérée dans un morceau intitulé, pour l’occasion,[ Flawless.
>https://www.youtube.com/watch?v=IyuUWOnS9BY]
Un art de conteuse
Cette conférence de Chimamanda Ngozi Adichie est aujourd’hui (enfin, a-t-on envie de dire) traduite en français sous le titre provocant de : Nous sommes tous des féministes – traduction à laquelle les éditions Gallimard ont eu la judicieuse idée d’adjoindre une très belle nouvelle de l’écrivaine, intitulée Marieuses.
Le texte est évidemment tout sauf théorique et technique. Plus proche du ton des contes de Toni Morrison que du travail, sur un plan formel, de Judith Butler, il n’est pas, pour autant, anecdotique. Si Chimamanda Ngozi Adichie y décrit à merveille les interactions hommes-femmes, c’est pour mieux faire apparaître, sous la surface de l’anecdote, les structures profondes de la domination masculine qui enserrent, étouffent autant les hommes que les femmes (ce que l’auteure nomme du beau et triste nom de « déterminisme du genre », d’une « injustice criante », ajoute-t-elle aussitôt).
Si, comme dans L’Hibiscus pourpre, Chimamanda Ngozi Adichie dénonce bien évidemment toutes les formes de domination et de violence mutilantes qui pèsent sur les femmes (la violence conjugale, notamment), elle excelle plus encore à décrire les violences douces, symboliques, invisibles à force d’être évidentes et d’aller de soi.
Un déterminisme du genre invisible
C’est ainsi que l’écrivaine va relater, non sans humour, comment, alors que revenue à Lagos pour dîner avec un ami, Louis – qui ne comprend pas qu’on puisse encore s’affirmer féministe – elle est amenée à errer dans les rues de la capitale nigérienne.
Se garer à Lagos relève en effet de la gageure. De jeunes hommes rivalisent donc d’inventivité pour aider les conducteurs à trouver une place de stationnement dans les rues, et gagner ainsi leur vie. Le jeune homme qui leur trouvera une place, ce soir là, se montre si drôle, ingénieux surtout, que l’écrivaine se décide à lui laisser un pourboire. Celui-ci se montre évidemment enchanté. Mais si c’est bien l’écrivaine qui plonge ses mains dans son sac, pour en tirer quelques pièces et les tendre au jeune homme, c’est à son ami Louis que le jeune homme adresse alors un tonitruant : « Merci, m’sieur ! »
Son ami, après avoir exprimé sa surprise, restera longuement silencieux : il vient en effet de comprendre que l’argent, c’est les hommes. Comme dans La Lettre volée d’Edgar Poe, il faudra que le plus évident, mais aussi le plus dénié et le plus méconnu, lui crève les yeux, et crève le langage : « Mon ami m’a jeté un regard étonné : « Pourquoi me remercie-t-il ? Ce n’est pas moi qui lui ai donné un pourboire ». L’instant d’après, j’ai vu à son expression qu’il avait compris. L’homme était convaincu que si j’avais de l’argent sur moi, il ne pouvait être qu’à Louis. Parce que Louis est un homme. »
Se réapproprier le mot « féministe »
La culture et le langage sont donc, aux yeux de Chimamanda Ngozi Adichie, les premiers vecteurs du « déterminisme du genre ». Mais ce que la culture et le langage ont fait, la culture et le langage peuvent encore le défaire. C’est pourquoi il appartient aux femmes, au premier chef, de se réapproprier le pouvoir des mots, et d’abord le pouvoir, encore inconnu, du mot « féministe ». Celui-ci, rappelle-t-elle, reste à bien des égards un mot d’injure, un stigmate.
Longtemps, la jeune adolescente révoltée qu’est encore celle qui deviendra une écrivaine mondialement célébrée n’en connaîtra pas même le sens. Elle comprendra toutefois que ce mot qu’on lui adresse est tout, bien sûr, sauf un « compliment ». Et il lui faudra tout l’art du langage, de la littérature, pour qu’elle parvienne à resignifier ce mot honni par les hommes. Et se présenter, dés lors, non sans une ironie grinçante, bitchy diraient les américains (et dont on comprend mieux qu’elle ait retenue l’attention de Beyoncé), comme « une Féministe Africaine Heureuse qui ne déteste pas les hommes, qui aime mettre du brillant à lèvres et des talons hauts pour son plaisir, non pour séduire les hommes ».
Non pas, pourtant, que ce bonheur, cette plénitude insolente excluent la colère, l’agressivité, l’expression, affirmée, des désaccords entre hommes et femmes. Là encore, il importe aux femmes de ne pas laisser réduire l’expression de ces sentiments (devant une atrocité criante comme le viol collectif, dont l’écrivaine nigérienne rappelle qu’il est encore, en Afrique comme ailleurs, monnaie courante) à la dimension négative et psychologique que leur prêtent les hommes. Non, affirme, Chimamanda Ngozi Adichie, colère, agressivité sont, en l’espèce, des affects légitimes et politiques – bien plus, transformationnels : « Je suis en colère. Nous devrions tous être en colère. L’histoire de la colère comme matrice d’un changement positif est longue. »
Sortir les hommes de la cage de la virilité
Tous en colère ? C’est que, précisément, il n’est, il ne sera pas possible de contrecarrer, défaire ces mécanismes sans, en même temps, s’en prendre à ce déterminisme de genre qui affecte, simultanément, les hommes : « Notre façon d’éduquer les dessert énormément. Nous réprimons leur humanité. Notre définition de la virilité est très restreinte. La virilité est une cage exigüe, rigide, et nous y enfermons les garçons. »
Autant dire, là encore, que les dominants ne sont pas moins dominés par leur domination. Et que si l’injonction à la virilité encage et enserre les hommes dans des démonstrations de force violentes, brutales et stupides (ce qui, bien entendu, ne les excuse en rien), elle les expose aussi à une forme de vulnérabilité sociale (« ce que nous faisons de pire aux hommes – en les convainquant que la dureté est une obligation –, c’est de les laisser avec un ego très fragile »), et dont ils auraient tout intérêt, les tous premiers, à se libérer.
On comprend mieux, dès lors, l’intention qui a présidé au choix de ce titre provocant : Nous sommes tous des féministes. C’est que nous devrions tous, nous aurions tous intérêt à être féministes. Ce titre, cette invite s’adresse donc non moins aux femmes qu’aux hommes.
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