jeudi 19 février 2015, par ocl-lyon
Sur la scène de l’aide au développement, derrière les ONG aux motifs généreux et les bailleurs de fonds qui s’affichent comme les acteurs du développement et donc de l’aide aux pays pauvres, se cachent des agences et des motifs bien plus sombres, qui travaillent en profondeur les sociétés et les pays bénéficiaires, afin de mettre en place les conditions d’une exploitation efficace et silencieuse.
En son temps, l’URSS avait mis en place la division internationale du travail, qui était l’exploitation des spécificités économiques de ses satellites, la captation des ressources naturelles et du travail au profit de la nation la plus favorisée, selon la clause bien connue des contrats internationaux conclus entre pays frères.
Dans l’euphorie de l’effondrement du mur et de l’empire soviétique, on a vu la théorie des avantages compétitifs se transformer, pour devenir la bible de l’achat préférentiel de sociétés situées dans cet empire disparu. Il s’agissait pour les sociétés transnationales de mettre la main sur des compétences, des capitaux et des positions concurrentielles sur leurs marchés respectifs. Il s’agissait aussi d’identifier les atouts des pays où elles se situaient. Les études sectorielles faisaient alors le bonheur de cabinets de consultants. Acquérir à moindre coût des positions dominantes sur des marchés locaux, tout en anticipant le transfert de production (délocalisation) vers des marchés du travail plus compétitifs était dans tous les esprits. Les années 90 ont été ainsi une période de mouvements de capitaux, et la violence qui sévissait en Europe orientale était sans doute l’équivalent de celle d’un Far West en plein conquête. Parallèlement à ceux qui gagnaient, une part importante de la population a perdu non seulement ses repères et sa protection sociale, son accès à l’éducation gratuite et aux soins, mais surtout, a été soumise à la compétition d’un marché du travail sans merci. Les normes du travail dans le système capitaliste étaient d’autant plus impitoyables que toute protection avait disparu et même les groupes politiques réformistes s’étaient convertis au libéralisme et à l’argent roi, avec ce que cela entraîne de corruption et de morgue.
Le capitalisme ne se développe qu’en conquérant toujours plus de territoires et de marchés, en faisant entrer des populations dans le « marché », c’est à dire dans le processus de production et de consommation capitaliste.
Pendant les années qui ont suivi la chute du mur, l’assistance internationale s’est concentrée sur l’Europe centrale et orientale. Les bailleurs de fond ont investi massivement dans la création de marchés capitalistes et dans la mise en place des conditions d’une exploitation rentable. On a ainsi soutenu le développement économique, la mise en place de conditions juridiques favorables à la présence et à la domination des sociétés transnationales, on a imposé les règles européennes de gestion, de relations économiques et les règles juridiques. Mais cela ne pouvait pas s’arrêter là. Il fallait aussi normaliser les modes de gestion des territoires et des populations, les normes administratives et imposer la démocratie à l’occidentale.
Les projets de développement ont ainsi couvert tout le spectre de la société afin d’imposer un modèle qui n’était pas toujours cohérent avec les conditions locales ou avec le niveau de développement des sociétés.
Intégrer à tout prix au marché.
Derrière des slogans qui vantent la « démocratie », c’est bien le marché capitaliste, qu’il faut entendre. Les bailleurs de fonds ont donc insisté pour que soient non seulement exploités les ressources naturelles, le travail et le pouvoir d’achat ainsi généré, mais que la société soit « rénovée » de fond en comble, pour entrer dans le modèle occidental. Adapter les sociétés et les états d’Europe orientale n’était finalement pas très compliqué, puisqu’ils avaient sensiblement la même histoire, à part cette parenthèse sous la botte du « socialisme réel ».
L’invasion de l’Afghanistan en 2001 puis de l’Irak en 2003 ont donné lieu à des tentatives de transformations d’une tout autre ampleur. Les envahisseurs ont alors développé le concept de « nation building » : on détruit tout ce qui a existé et on reconstruit selon le modèle de la démocratie occidentale capitaliste. Le tremblement de terre en Haïti a été le prétexte à la même pratique sur l’île qui vit la première république noire, selon le terme consacré. Traitement réservé aux états faibles ou faillis, l’éradication du modèle pour le remplacer par un autre, plus favorable à l’exploitation, ne va pas sans difficulté. A ce titre, l’exemple de l’Irak est significatif : en détruisant toutes les infrastructures sociales et en ne s’appuyant pas sur la population, l’envahisseur a surtout réussi à créer un chaos indescriptible et à lever les communautés les unes contre les autres. La guerre civile qui s’en est suivi a détruit plus sûrement le pays que l’invasion ne l’avait fait. L’ironie de l’histoire, finalement, c’est que tentant de reprendre la main sur un territoire qui n’entrait pas dans l’ordre mondial capitaliste et qui regorge de ressources en hydrocarbures, la coalition états-unienne a réussi à faire entrer le loup dans la bergerie. Au grand dam de l’envahisseur, c’est le voisin perse qui règne à Bagdad. Il serait intéressant de mesurer le taux d’éducation plus de dix ans après l’invasion et le renversement du régime dictatorial de Saddam Hussein. L’Irak était dans les années soixante-dix, un pays riche de son système éducatif et réputé pour ses universités.
Une logique d’Empire plutôt que coloniale
Contrairement au colonialisme des décennies précédentes, il ne s’agissait plus d’imposer un pouvoir issu de la population locale et soumis au bon vouloir de l’ancien colonialiste, mais bien plutôt de créer les conditions d’une exploitation acceptée et vécue comme l’accès au développement. C’est le développement qui devient le produit d’exportation : à travers les bailleurs de fonds et les agences de mise en œuvre des projets de développement, on fait miroiter un mode de vie totalement déconnecté des réalités sociales et environnementales locales. On laisse s’installer l’idée que le mode de vie occidental capitaliste est le seul désirable.
Une demande d’occident a été ainsi développée artificiellement, par les élites locales, éduquées selon le modèle dominant. Ainsi, il ne s’agit plus simplement d’exploiter les ressources naturelles locales, mais aussi de pousser les populations à consommer comme les occidentaux, à raisonner comme les occidentaux, à accepter le modèle occidental capitaliste comme étant le seul possible et le seul souhaitable. Toute velléité de ne pas se soumettre au diktat du « marché » est punie par la violence. Les vieilles recettes postcoloniales marchent encore, quand le besoin s’en fait sentir. Il est toujours possible de renverser un pouvoir local qui ne se soumet pas.
L’idée communément admise que les classes moyennes sont le ferment de la démocratie et de la stabilité politique a ainsi servi de paravent à la diffusion de l’idéologie capitaliste, et à la mise en place d’une intense compétition pour accéder au mode de consommation capitaliste. Comme le note Negri, les catégories classiques de Tiers Monde et de Premier Monde ne peuvent plus se délimiter de façon géographique. Le Tiers-Monde est caché dans les camps de Rroms, dans les quartiers, partout où le chômage est élevé, l’accès aux soins et à l’éducation n’est pas garanti, et donc, autant dans les pays dits développés, qu’au-delà des océans. Parallèlement, le Premier Monde s’installe dans les faubourgs d’Abuja et de Jakarta. Ces classes moyennes, bureaucrates, employés des sociétés transnationales, éduqués, profitent d’un mode de vie totalement étranger à leur culture d’origine et adoptent non seulement un mode de consommation, mais aussi un mode de pensée d’où la solidarité est absente. D’ailleurs, ce mouvement s’accompagne de l’imprégnation croissante des églises protestantes américaines, qui prêchent une morale de la réussite individuelle et mesurent la spiritualité à l’aune des bienfaits matériels qu’elles reçoivent de leurs fidèles. Il y a donc un mouvement parallèle d’imprégnation culturelle, de consommation et de colonisation des esprits. Il va de soi que ce mouvement de destruction des structures sociales s’accompagne d’une emprise accrue sur l’environnement. Toutes les mégapoles capitales de pays qui accèdent au statut de « pays à revenu moyen » sont touchées par la pollution due au trafic automobile. Celle-ci n’est pas seulement le résultat de l’achat massif de voitures par les classes moyennes, mais surtout par l’éloignement des vendeurs de rue qui hantent les centres villes pendant la journée et qui doivent faire des kilomètres pour rentrer dans leurs bidonvilles et utilisent pour cela des moyens de transport collectifs ou non, extrêmement polluants et dangereux. A titre d’exemple, ce déplacement des populations précaires vers des périphéries toujours plus lointaines a d’une part accru l’emprise urbaine sur les terres agricoles environnantes (c’est le cas à Abuja, constaté de visu) mais a aussi généré un nouveau métier, celui de taxi moto (Okada en Sierra Leone et au Nigeria, Ojek en Indonésie…). En Haïti, l’arrivée massive de ces véhicules de transport pour banlieusards pauvres s’est accompagnée d’une terrible augmentation des traumatismes des membres inférieurs. Ces populations ne sont que rarement impactées positivement par les projets d’aide au développement : occupées à survivre, elles n’ont pas accès à l’information.
La déclaration de Paris sur l’efficacité de l’aide au développement
Sans entrer dans une analyse détaillée des principes qui prévalent à l’attribution de l’aide tout est fait et organisé autour d’un alignement des procédures de gestion de l’économie sur celles qui prévalent dans les pays de l’OCDE. L’aide sera plus facilement attribuée dès lors que les systèmes économiques locaux seront « compatibles » avec le contrôle des grandes institutions internationales. Adopter des stratégies de développement compatibles, des systèmes d’attribution fonctionnant selon les « meilleures pratiques » et pratiquer la transparence sont des critères de choix. La conditionnalité de l’aide n’apparaît qu’en creux, presque comme une antinomie du discours manifeste. Il n’y a pas de place dans le système de l’assistance technique internationale multilatérale pour l’indépendance de vue, le choix d’un système non « néo – libéral » ou simplement pour une expérimentation hors du cadre conceptuel dominant.
L’assistance technique conçue comme outil d’influence
L’assistance technique est conçue comme un instrument de la politique d’influence, et chaque bailleur de fond sélectionne les aires sur lesquelles il veut asseoir cette influence. A titre anecdotique, il est parfois cocasse, dans des réunions dites de coordination des bailleurs, de voir les acteurs de terrain se disputer pour savoir qui prendra en charge tel ou tel secteur de l’aide, de voir un chef de projet lui-même, vouloir dépenser plus en faveur de telle ou telle activité… à tous les échelons, dépenser plus en faveur de son agence de mise en œuvre, et surtout en faveur de son bailleur de fonds est bien vu. Et c’est bien en faveur de son bailleur de fonds, qu’il s’agit de dépenser. Parce que l’aide versée aux pays en développement bénéficie en priorité aux pays qui donnent. De façon indirecte, le retour sur investissement se fait sous forme de transfert de savoir, de mode de pensée, et d’investissement, à côté des aspects purement politiques. Quand un pays demande de l’aide pour réformer son administration publique, l’accord du bailleur de fonds, puis la désignation du cabinet en charge de réaliser l’assistance donnent une idée du modèle qui sera choisi. La bataille feutrée qui se joue en coulisses est aussi significative des rapports de force du moment : un modèle porté par un pays en forme économiquement sera facile à « vendre » à l’étranger, et cela renforcera l’influence et donc la « valeur symbolique » du modèle en question.
Le retour sur investissement est immédiat
Ces millions qui sont déversés apparemment dans les pays en développement, pour une bonne part, ne quittent jamais nos rivages : hormis l’aide budgétaire, principalement au profit des pays ACP (Afrique, Caraïbes et Pacifique), les budgets des projets d’assistance technique sont versés à des sociétés de conseil, spécialisées dans la conduite de ces projets, et qui rétribuent des « experts », (c’est le terme consacré) qui conduisent les activités contenues dans les plans d’action des projets. Ainsi, un projet nanti d’un budget de 1 million d’euro (selon le pays, c’est un soit un petit projet, soit un projet moyen), ne dépensera en réalité dans le pays en question que les indemnités de vie des experts, et les salaires des personnels locaux. La valeur du projet, bien qu’exprimée en monnaie ne se traduit pas par une injection directe de fonds dans le pays bénéficiaire. Ce qui est injecté, c’est de la « valeur immatérielle » sous la forme de conseils, de formation, de rapports… Le seul cas où l’assistance se traduit par une injection directe, c’est celui des projets d’infrastructures. Lorsqu’un pont est construit, il reste effectivement un résultat concret. Que celui-ci ait la valeur indiquée par le budget du projet, ou qu’il ait de la valeur pour la population, en tant qu’instrument de changement et d’amélioration de vie est encore une autre histoire.
L’un des soucis de l’aide internationale est le faible taux d’efficacité de cette aide : malgré la Déclaration de Paris et les intentions qui l’animent, tout le monde sait que l’aide n’apporte finalement que peu de changement dans la vie des populations. Ce changement marginal, qui n’est, on l’a vu, que normalisation capitaliste aux fins d’exploitation n’est que l’expression de l’hypocrisie de cette assistance technique, qu’on appelait autrefois coopération, et qui n’a de coopération que le nom.
En entrant dans le processus de production – consommation capitaliste, tous les pays de ce qui fut le Tiers-Monde renoncent à leur autonomie, à leur spécificité politique, culturelle et à suivre une voie autonome vers un développement harmonieux des sociétés intégrées dans leur environnement. Ce modèle, celui de l’Etat – Nation, plaqué sur des structures sociales tribales, ou claniques, devient une caricature des démocraties occidentales. En observant au grand jour la corruption du système, on peut voir les défauts du système qui perdure en occident, défauts cachés par des médias complices. Ce qui se donne à voir, ce n’est que l’image réaliste et non occultée de ce système capitaliste, dans toute sa brutalité.
La concurrence des territoires
La mise à niveau des territoires, au moyen de la réforme administrative, de la formation d’une société civile rendue docile par la conformation idéologique et par les subventions directes ou indirectes, au moyen de l’investissement économique et du rouleau compresseur capitaliste et néolibéral, cette mise à niveau n’a d’autre objectif que de préparer une exploitation sans faille. De la même façon que les territoires en France font leur marketing pour attirer les investisseurs, chaque pays s’approprie ses « avantages comparatifs » comme autant de produits à vanter et à vendre, afin d’attirer à soi investisseurs et touristes. Ainsi, la nature devient un lieu de villégiature pour riches, les minerais deviennent autant d’opportunités de créer de grandes infrastructures pour en faciliter l’exploitation, le taux d’éducation devient le signifiant d’une population soumise aux diktats de la production capitaliste… Ainsi, chaque territoire se prépare son avenir, qui sera une mine à ciel ouvert, qui sera une usine, qui sera un bordel… Quelle que soit la destination choisie, l’exploitation se fera en douceur, grâce au grand égaliseur qui se cache dans l’assistance technique au développement.
P.
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