Dimanche 21 Décembre 2014 à 13:00
Loïc Le Clerc
Le Partido popular l’a voté seul, grâce à sa majorité absolue au Parlement espagnol : la « loi organique de sécurité citoyenne », connue sous le nom de « loi bâillon ». Concrètement, le gouvernement souhaite ainsi donner plus de pouvoirs aux forces de l’ordre, afin de limiter fortement le nombre et l’ampleur des manifestations. Mais la dérive n’est pas très loin et ce sont plusieurs libertés fondamentales qui se verraient bafouées.
Les députés espagnols, ou du moins ceux de la majorité parlementaire conservatrice, ont voté en séance la semaine dernière la « loi organique de sécurité citoyenne », plus connue sous le quolibet que lui ont donné ses détracteurs de « ley mordaza », littéralement « loi bâillon ». Pour Paul Aubert, professeur de civilisation espagnole contemporaine à l’université d’Aix-Marseille, que Marianne a interrogé à ce sujet, la traduction la plus exacte serait « loi muselière ». Pourquoi un tel surnom ? C’est que cette loi « ambiguë et dangereuse » vient fortement « limiter les droits et les libertés des citoyens (manifestations, réunions, expression, etc.) afin de mieux garantir la sécurité » en donnant plus de pouvoirs aux forces de l’ordre.
Quarante-cinq délits sont concernés et donc ce sont 45 peines qui se retrouvent durcies. Outre le fait que cette « loi muselière » punit plus sévèrement les délits liés à la prostitution, à la drogue ou aux occupations illégales d’un logement, elle a pour principale cible le manifestant. L’idée d’accentuer la répression a germé dans le cerveau du gouvernement depuis les manifestations des Indignés, ce mouvement lui étant devenue ingérable, non par sa violence mais par sa persévérance. Mais cette situation est loin maintenant, et l’Espagne, malgré la crise, la pauvreté et la rancœur permanente contre les élites ultra-corrompues, est calme. Alors beaucoup se demandent pourquoi une telle loi vient éclore aujourd’hui ? D’ailleurs, tous les partis d’opposition ont, pour l’occasion, formé un front commun. En vain.
Une justice… sans juge
Principale caractéristique de cette loi : « Elle transforme en actes administratifs des actes laissés autrefois à l’appréciation du juge », nous explique Paul Aubert. Dès lors, des délits punis par le code pénal deviennent des fautes administratives, ce qui entraîne donc le paiement d’amendes administratives. Désormais donc, pour les délits concernés, plus besoin de passer devant une cour de justice, c’est l’administration qui prend tout en charge. Plus de juge, d’avocat, etc. Rien que des policiers et des fonctionnaires. Il s’agit pourtant d’amendes classées en trois catégories pouvant monter jusqu’à 600 000 euros. En quelque sorte, une personne accusée d’avoir commis un de ces délits doit d’abord payer. Si elle souhaite contester sa peine, elle d’adresse à la juridiction « contentieux administratif » pour laquelle a été créée une toute nouvelle taxe. Pour une justice accessible à tous, on repassera !
Désormais, par exemple, manifester devant les bâtiments publics constitue une « faute grave » pouvant être punie d’une amende allant jusqu’à 30 000 euros. Faute qui devient « très grave » si les manifestants pénètrent dans l’édifice en question. Là, la bagatelle pourra coûter 600 000 euros. De même, il est interdit d’occuper une banque ou d’« escalader des édifices ou des monuments sans autorisation ». Et, pour chapoter le tout, comme il est plus qu’interdit de braver un interdit, ainsi, si une quelconque manifestation est prohibée, y participer relève là aussi de la faute « très grave ».
Afin de se justifier, le Partido popular a fait appel à Conrado Escobar, porte-parole de la commission Intérieur, lequel a osé déclarer que « les manifestations seront plus libres, car elles seront protégées des violences » ! Pour lui, sans rire, cette loi serait même une « avancée démocratique ». Mais pour Paul Aubert, cette nouvelle loi représente surtout une « menace pour les garanties constitutionnelles (inviolabilité du domicile, liberté d’expression, liberté de réunion, liberté de manifestation, etc.) ainsi que pour le droit d’asile ».
Car la deuxième cible de choix de cette loi, c’est le migrant. Tout individu qui serait pris en train de passer les frontières des enclaves marocaines de Ceuta et Melilla sera renvoyé « à chaud », illico presto de l’autre côté. Adios donc tout droit à l’assistance juridique, ou toute forme de prise en charge, qu’elle soit sanitaire ou humanitaire, jusqu’à ce qu’il soit décidé du sort du migrant.
Certains craignent de voir leur pays renouer avec des vieilles pratiques peu glorieuses. Et il n’est pas seulement question d’éditorialistes redoutant de revivre les — trop souvent convoquées en France — « heures sombres du passé ». Pedro Sanchez, le jeune chef de file du PSOE a qualifié Mariano Rajoy de président du gouvernement « le plus rétrograde de l’Histoire », ajoutant qu’il ne lui manquait plus que de reprendre à son compte cette expression franquiste : « La rue est mienne ». Ambiance…
Une police toute-puissante
Cette loi risque en tout cas, d’après Paul Aubert, de permettre « aux forces de police d’agir plus vite mais ne les met pas à l’abri d’abus ». Tout ce qui relèverait du manque de respect, de l’insulte ou de l’outrage est plus sévèrement puni. Mais, plus inquiétant, un policier peut donner une amende dite « légère » (entre 100 et 600 euros) a tout individu qui refuserait de décliner son identité. Filmer la police et diffuser les images sans autorisation devient par ailleurs une faute grave.
Pour Paul Aubert, « c’est bien la démocratie qui est en jeu ». Cette loi n’est pas encore en vigueur en Espagne, elle doit maintenant être ratifiée par le Sénat. Si celui-ci l’approuve sans l’amender, alors la « loi muselière » sera effective, au grand dam des Espagnols. Une manifestation de protestation s’est déroulée ce samedi 20 décembre. La dernière ?
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